Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours XIV.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.2\014 (1758), S. 355-360, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2009 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours XIV.

Zitat/Motto► Une grande maniere qui ne tient pas à la nature, ne vaut guere mieux qu’une plus petite qui s’en écarte également.

M. Cochin, dans son voyage d’Italie. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Cela est vrai en Peinture, & serait faux en traitant de l’usage du monde. Il faudroit dire alors, une trop grande manière est beaucoup plus ridicule qu’une trop petite. On aimera toujours mieux, par exemple, un jeune homme un peu trop libre, qu’un autre trop cérémonieux, trop respectueux, & je suis en état de le prouver.

Allgemeine Erzählung► J’étois l’autre jour chez l’aimable Marquise de ***, la femme de Paris qui saisit le mieux un ridicule, en riroit plus volontiers, & le pardonne plus aisément. Nous nous entretenions librement de mes feuilles, & elle me fournissoit d’excellens sujets à traiter ; lorsqu’on lui annonça M. Gauchefort. Ebene 3► Dialog► M. Gauchefort ! s’écria-t’elle ; le plaisant nom : je ne connois point cela. [356] C’est un Monsieur qui a une longue épée, un long col, de longues jambes, & l’air fort sot, lui dit plaisamment la femme de chambre qui annonçoit. . . Faites entrer, dit la Marquise ; je ne conçois pas comment on ose se faire annoncer avec de certains noms ; & se présenter avec de certains visages, lui-dis-je, car je vois déjà la tournure de celui-ci. ◀Dialog ◀Ebene 3

Nous allions éclater ; il fallut nous contraindre. Gauchefort entroit, & à sa premiere révérence, nous comprîmes que nous étions obligés en conscience de le ménager. Il tenoit une lettre qu’il présenta à la Marquise avec toute la mauvaise grace d’un homme qui n’auroit que la moitié des ressorts qui font aller le bras & l’épaule. La Marquise la prit, & trop heureuse d’avoir à lire & de pouvoir par-là cacher son visage, elle lui déroba la grimace qu’elle faisoit pour se contraindre ; mais moi, qui étois absolument à dé-[357]couvert, je fus obligé de me mordre les levres jusqu’au sang, & de souffrir pendant un quart-d’heure le plus cruel martyre. Mon Hottentot se tenoit de bout comme une ligne, perché sur les plus longues jambes, & aussi inanimé qu’une statue. Je l’examinois attentivement, & je faisois tout bas de très-comiques réflexions sur la peine que la nature semble avoir prise pour rassembler dans quelques hommes tout ce qui peut les caractériser au premier coup d’œil.

Lorsque la Marquise eut lu, il me parut quelle vouloit lui montrer de la bonté. Il lui étoit adressé par un ami. Elle lui parla très-obligeamment ; il répondit, & nous vîmes qu’il étoit encore plus sot qu’il n’en avoit la mine. Il arrivoit de Province pour se façonner. La Marquise lui demanda des nouvelles de son ami, & lui fit des questions. Toutes ses réponses avoient un si grand air de parenté avec les pré-[358]mieres, qu’elle se vit obligée, malgré sa généreuse disposition, de couper le fil de la conversation. Il se tenoit debout & très-éloigné d’elle, elle lui dit de s’approcher du feu, & le lui répéta. Mais mon noble Gentilhomme ne connoissoit que deux situations, celle de se tenir ferme sur ses pieds ou de reculer. La Marquise, qui commençoit à souffrir, insista fort, & comme elle vit qu’il n’étoit pas disposé à se rendre, elle fit un pas vers lui pour l’obliger à céder ; mais lui, dont toute la résistance étoit notée, fit un si terrible écart, que d’un coup de talon il renversa une chisonniere, quatre tasses de la plus belle porcelaine, une chocolaterie, & tout le chocolat qu’elle renfermoit. On a vu quelquefois des singes causer de semblables ravages par leurs espiégleries, mais on les a vu fort sots après l’action & courir se cacher. Gauchefort qui n’étoit pas de race de singe, n’avoit pas la vertu du repentir. [359] Pour la premiere fois pourtant il cessa de reculer. Nous le vîmes au contraire se préciter & s’étendre sur le parquet, & d’une main, que la sécurité rendoit adroite & prompte, ramasser en deux minutes la moitié de la liqueur répandue, par le secours des débris qu’elle faisoit nager. La Marquise qui a l’ame grande, & qui d’ailleurs avoit plus souffert de sa contrainte, qu’elle ne souffroit de la perte de ses tasses, fit un éclat de rire, en lui criant de lasser cela là : mais ce fut inutilement qu’elle voulut le faire relever. Des domestiques entrerent <sic> enfin, & en un instant les vestiges de la catastrophe eurent disparu. Mais il est question de le déterminer à s’approcher du feu, & le malheur ne l’a pas rendu plus docile. La Marquise prie, presse, supplie, l’entêté semble frémir au danger de se rendre ; au moindre mouvement qu’elle fait, le flot qui l’apporta, recule épouvanté. Enfin elle avance un siege vers [360] la cheminée ; il faut céder, il faut finir. Il va s’asseoir dans un fauteuil qui est contre la porte, & ne prenant pas garde qu’il y a déjà une guitarre, d’un coup de derriere il brise & met en pieces l’instrument cheri d’Apollon & des Graces. Le bruit l’épouvante ; les cris affreux de la victime lui impriment la terreur ; il se croit poursuivi par des mânes terribles ; il se sauve, & en sortant heurte la porte, la renverse, & va tomber lui-même sur le parquet. ◀Allgemeine Erzählung

Conclusion. Tout cet étalage de respect est de la grande manière, & je ne crois pas qu’on puisse voir rien de plus insupportable. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1