Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours XIII.
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Discours XIII.
Citation/Motto
Je ne me rappelle point, sans la plus
douce émotion, la mémoire du vertueux citoyen de qui j’ai reçu
le jour. . . . Je le vois encore vivant du travail de ses mains,
& nourrissant son ame des vérités les plus sublimes. Je vois
Tacite, Plutarque & Grotius mélés devant lui avec les
instrumens de son métier : je vois à ses côtés un fils chéri,
recevant avec trop peu de fruit les tendres instructions du
meilleur des peres. . . .
Discours sur l’inégalité parmi les hommes.
Par M. Rousseau.
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Un fils qui a écrit ces admirables
paroles, sera respecté dans la postérité la plus reculée : mais
en même temps il se trouvera des impertinens pour qui elles
seront que le texte d’une odieuse plaisanterie.
Depuis qu’il est si défendu, par l’usage, d’appeler son pere de
ce nom auguste, il faut nécessairement qu’il y ait des esprits
pervers qui croyent réellement que le respect public pour
l’auteur de sa naissance, est dérogeance & pure petitesse.
Quoique cette persuasion & l’usage dont elle est une suite
trop naturelle, causent beaucoup d’altération & de désordre
dans bien des familles, & soient conséquemment un vice dans
nos mœurs, & un mal pour la société, je ne m’aviserai pas
d’élever la voix contre les hommes insensés qui s’offrent ici en
foule à ma critique, & que j’aurois droit de poursuivre
sévérement. Il y a des absurdités auxquelles la morale feroit
trop d’honneur, en les attaquant sérieusement. Mais je croirois
aussi manquer à la vigilance générale que ma charge m’impose, si
je ne répandois du moins quelques railleries sur le
vernis mal préparé dont se couvre l’impertinence contre laquelle
je m’inscris ici. Le fonds de ce vernis est formé de deux
substances. Je m’explique, on appelle son pere Monsieur, parce
que le mot propre, le mot consacré par le respect, inspiré par
la nature, est à chaque moment dans la bouche du plat bourgeois,
& qu’une oreille délicate, une oreille accoutumée au ton si
épuré, si noble de la bonne compagnie, entend un son désagréable
& bas, lorsque la bouche le prononce. Mais je demanderai à
ces sophistiques législateurs des sens, si, quand on prononce ma
femme ( qui est le terme dont se servent aujourd’hui
universellement les gens de condition, en parlant de la personne
qu’ils ont épousée ), l’oreille la plus noble, la plus
subtilement organisée, se sent choquée de cette expression ? Ma
femme est pourtant le signe représentatif
qu’employe en pareille circonstance le Bourgeois comme le Duc
& Pair, & certainement ma femme n’est pas originairement
plus doux, plus tendre, plus noble, que mon pere ; sans compter
que, généralement parlant, un homme du bel air, en parlant de sa
femme, est obligé, à bien des égards, de ménager plus
attentivement les fibres délicates de celui à qui il adresse les
sons qui vont lui expliquer ses idées, que lorsqu’il parle de
son père ; parce qu’il y a toujours une certaine quantité
d’idées outrageantes qui attendent celui qui va parler de sa
femme. Je demanderai ensuite à ces Juges des mots et des sons,
s’il y a des sons & des mots physiquement plus nobles les
uns que les autres ? Je crois que Seigneur & Faquin
prononcés, de même que a e i o u criés ou chantés, ont bien la
même noblesse, le même rang, & obtiendront
toujours la même considération, si les oreilles qui examineront
leurs titres, sont encore telles qu’elles sortient des mains de
la nature ; c’est-à-dire, si la fatuité n’a pas proscrit cet
instinct infaillible qui le premier a droit de prononcer sur les
choses qui sont dans le sentiment. En vérité, Monsieur me paroît
si plaisant, quand j’entends qu’on parle à son père ou qu’on
parle de lui, que je suis toujours tenté de demander à celui qui
se trouve à côté de moi ( comme fit la Vallée dans le Paysan
parvenu ) dites-moi, je vous prie, est-ce que, par hazard, ,dans
ce pays-ci, il seroit malhonnête d’être le fils de son père ? La
seconde substance dont est formé le vernis que j’analyse ici, ou
( pour parler autrement ) la seconde raison qu’on donne de cette
manière de parler élégante, c’est qu’elle renferme
un respect plus marqué pour l’auteur de ses jours. L’homme de
condition, dit-on, ayant un esprit plus élevé, une éducation
plus distinguée, doit répandre sur ses actions l’air de noblesse
que l’un & l’autre exigent de lui ; ainsi les signes de son
respect envers son père doivent caractériser sa naissance, &
répondre à la qualité de celui à qui ils s’adressent ; &
puisque le bourgeois, toujours familier quand il veut montrer de
l’amitié, toujours fastidieux quand il veut montrer du respect,
dit bonnement, mon pere, il faut que le Gentilhomme dise
Monsieur. J’ai entendu faire ce raisonnement plus d’une fois.
Quel raffinement ! quel misérable détour pour nous en imposer !
Combattrai-je sérieusement ce paradoxe ? Non ; car il est
moralement impossible que celui qui y assujettit les prétendus
sentimens de son cœur, pense à cet égard ce qu’il nous débite. Je me contenterai donc d’en rire, comme je me le
suis promis, & véritablement une telle absurdité,
quoiqu’elle cache au fonds une imposture, ne mérite que le
mépris. . . . Cependant le petit-Maître rira de ma décision,
& croyant détruire mes raisons en affectant un raffinement
romanesque, il me demandera comment il faut parler à son père,
& agir avec lui : je me contenterai de lui présenter le
modele que voici, dans lequel il trouvera la preuve du plaisir
que fait à un père la familiarité décente d’un fils à qui il est
cher.
Le petit-Maître ne sera pas vaincu ; il dira qu’Antigone
& Démétrius avoient tous deux l’ame d’un bourgeois. Mais
laissons-là les législateurs du haut rang, & descendons dans
les classes inférieurs. C’est ici que les délicatesses
fastidieuses ouvrent un beau champ à la raillerie. Mon père est
trop commun, Monsieur est trop court, c’est Monsieur mon père,
que l’on dit. Ce n’est plus, comme chez les gens de condition,
par un raffinement romanesque, par un respect ingénieux, que
l’on rejette l’expressoin naturelle ; c’est tout uniment, parce
qu’on rougiroit d’avoir un père qui ne fut pas en toute occasion
Monsieur. Etant voisin du peuple par état, il faut bien prendre
garde qu’on ne soit confondu avec cette canaille, & il faut alonger le mot jusqu’à ce qu’on ait pu faire
observer qu’on abhorre de passer pour le fils d’un bourgeois. Un
de ces merveilleux pousse le rigorisme de l’amour propre si loin
à cet égard qu’il écrit à son père, ( simple Procureur ), des
lettres qu’on devroit faire imprimer. Le père en rit, &
vient quelquefois s’en moquer avec moi. C’est un homme d’honneur
& d’esprit, qui n’a point de vanité, & qui conçoit que
ceux qui en ont beaucoup sans discernement, doivent
nécessairement être très-ridicules.
Je ne crois pas qu’on puisse écrire plus ridiculement,
& pousser plus loin la sottise. Ce qui m’étonne, c’est que
ce n’est point ici un sot. Ce jeune homme est intrigant, n’a
point d’autre défaut que la morgue, & cette morgue, il
l’adoucit par une politesse extrême. On l’aime, on l’estime,
malgré sa manie, parce que cette manie est devenue si
épidémique, qu’on ne peut presque plus en faire un crime à
personne. Son père me disoit hier au soir en me parlant de lui,
c’est le monde qui la gâté ; mais il attrapera le monde, car il
fera sa fortune. Je rougis cependant quand il vient chez moi,
& qu’il y dîne avec mes parens. Ses respects
prodigieux, ses grands mots me déconcertent & m’affligent ;
car nous sommes tous de bons Bourgeois ou d’honnêtes
Praticiens : mon cousin, mon oncle, ma sœur, sont nos
qualifications uniques, & les airs de la Pairie répandent
une sorte de maléfice sur le dîner. Je suis gêné, froid,
étranger chez moi, & l’air pincé de mon fils m’impose à tel
point que je crois presque alors qu’il me fait bien de l’honneur
d’y être. Malgré cela, je prévois qu’il fera son chemin, parce
que je sens que, pour moi-même, son air a quelque chose de
magique. C’est ainsi qu’un père s’aveugle toujours un peu sur le
ridicule d’un fils chéri, quoique dans le fonds il le condamne ;
mais moi, qui ne m’aveugle pas comme lui, je déclare à Monsieur
son fils & à tous ses pareils, qu’il n’y a pas un homme de
bon sens & d’honneur, qui en voyant cette
affectation méprisable, ne s’écrie : ô tempora ! ô mores !
Cependant je conviendrai avec lui que son fils malgré son
impertinence, & même à cause de son impertinence, pourra
fort bien faire sa fortune. Hélas ! la fortune signe souvent les
placets que lui présente le ridicule en crédit. . . . Quittons
ce sujet, & cherchons-en un autre dans les paroles
mémorables que j’ai rapportée au commencement de ce discours. Je
les relis, & il se présente à mon esprit deux tableaux
dignes d’être placés dans le sanctuaire même de la sagesse. En
premier lieu, le respect le plus religieux pour la mémoire d’un
père qui n’ayant été que simple artisan, seroit pour un fat un
objet d’horreur secrette. Le Philosophe qui nous en parle, juge
éclairé de la véritable grandeur, & la trouvant toute
entiere dans l’ame de son père, nous le représente
comme on peint ces Dieux de l’antiquité, qui, déguisés sous un
extérieur vil, confondient d’un regard ou d’un mot l’orgueil qui
osoit croire que des titres étoient préférables à des vertus.
. La morale & l’humanité animées de concert par ces
paroles éternelles, appellent ici à leur tribunal
ce fils ingrat, ce fils cruel, trop multiplié, hélas ! dans le
monde, qui rougit, qui pâlit, quand on nomme devant lui son père
vertueux, celui dont l’industrie fut employée nuit & jour à
le rendre heureux & opulent. Elles appellent lui aussi cet
enfant orgueilleux & insolent, à peine sorti des mains de la
nature, qui ne sçait encore, pour ainsi dire, qu’assembler des
lettres, & compter des nombres par ses doigts, & qui
joint à la témérité de juger son père dans le fonds de son cœur,
l’impudence de nous dire qu’il radota toujours. Je me transporte
au pied de ce tribunal. Quel spectacle pour un cœur sensible !
D’un côté, je vois des cruels qui on battu leur Nourrice, de
l’autre des ingrats qui les on méprisées ; je ne vois que des
monstres, & je détourne mes regards pour en perdre, s’il se
peut, le souvenir horrible.
Level 3
Example
« Antigone1, Roi de Phrygie,
donnant un jour audience à des Ambassadeurs, Démétrius
son fils, qui arrivoit de la chasse, entra dans la salle
où étoit le Roi, tenant encore ses javelots à la main,
& vint se jetter au cou de son père.
Antigone en ce moment faisoit aux Ambassadeurs
l’énumération de ses forces.
Démétrius ayant été quelques jours sans aller
faire sa cour à son père, le Roi passa dans
l’appartement de ce Prince, qui s’excusa de sa
négligence sur ce qu’il avoit un gros rhume.
C’étoient les Isles d’où venoit le meilleur vin.
Une autre fois étant allé voir son fils, il rencontra
une fort belle personne qui le quittoit dans le moment
même. Démétrius étoit encore dans son lit, &
s’excusa sur ce qu’il avoit eu la fievre pendant la
nuit. Son père voulant lui prendre le pouls :
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Dialogue
Surtout n’oubliez pas,
leur dit-il, de rendre compte à vos Maîtres, de
quelle manière nous vivons ensemble, mon fils
& moi.
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Dialogue
Etoit-il de Thasos ou
de Chio, lui demanda Antigone ?
Dialogue
La fievre est partie,
lui dit le jeune Prince. Je le crois
bien, reprit le Roi ; car je viens de la voir
sortir, comme j’entrois. »
Metatextuality
Il vin m’apporter, il y a quelques jours, le
derniere épitre qu’il avoit reçue ; je la trouvai si
ridicule, que je me crus obligé d’en prendre copie pour le
bien public, étant dès-lors déterminé à traiter le sujet qui
exerce ma plume aujourd’hui : & je vais l’insérer ici,
persuadé que pour bien de jeune esprits non encore
incorrigibles à cet égard, elle vaudra la
leçon la plus directe & la plus sérieuse.
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Letter/Letter to the editor
Monsieur, J’ai fait toutes
les démarches que vous attendez de moi pour
l’établissement de mon frere ; j’ai vu deux fois M.
de ***, Procureur au Châtelet, & il le recevra
très-volontiers chez lui, quand vous voudrez qu’il
commence son cours de Jurisprudence. Je suis malade dans
mon lit, & hors d’état de vous aller porter cette
bonne nouvelle, mais je me hâte de vous en informer pour
vous donner une légere idée de mon zele pour vous. M.
le *** me demanda si Monsieur mon frere aimoit le
travail, & avoit de l’intelligence ? Je lui dis
« qu’il ajoutoit à ces qualités une éducation assez
distinguée ; ainsi, Monsieur, je vous supplie d’employer
jusqu’à votre autorité pur éviter qu’il me
fasse mentir. Recommandez-lui surtout de ne pas nommer
ses parens par leur nom, & de ne jamais dire mon
Pere, tout court. On est gâté dans la maison paternelle,
on s’y énonce bourgeoisement, & un Procureur
aujourd’hui a les manieres de la condition tout autant
qu’un Duc & Pair. Je ne me suis poussé que comme
cela, & Monsieur mon pere a pu remarquer plus d’une
fois que je lui faisois honneur par mes dehors
distingués. . . . Je ne perds pas de vue l’établissement
dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir pour
Mademoiselle Félicie2; quoique l’homme que je lui destine
soit noble, elle n’est pas au-dessous des vues que j’ai
pour elle ; ses manières élégantes, son ton élevé lui
marquent une place dans le beau monde ; elle est
très-capable de supporter le poids
heureux d’un nom, & je ferai tout pour elle en cette
considération. » J’ai l’honneur d’être avec respect,
Monsieur mon Pere, &c.
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Je le vois, dit-il, encore
vivant du travail de ses mains. . . . Voilà un aveu bien
admirable : voici un tableau bien sublime ; Je vois Tacite,
Plutarque, & Grotius mêlés devant lui avec les
instrumens de son métier. . . . En second lieu, j’admire
l’état humble ou se représente un fils qui, plein d’esprit,
de science & de sagesse, tel enfin que nous le
connoissons, n’est pas encore assez content du fruit qu’il a
retiré des leçons d’un père artisan. Je vois à ses côtés,
continue-t’il, un fils chéri, recevant avec trop peu de
fruit les tendres instructions du meilleur des peres. . .