Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours XIII.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.2\013 (1758), S. 338-354, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2008 [aufgerufen am: ].


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Discours XIII.

Zitat/Motto► Je ne me rappelle point, sans la plus douce émotion, la mémoire du vertueux citoyen de qui j’ai reçu le jour. . . . Je le vois encore vivant du travail de ses mains, & nourrissant son ame des vérités les plus sublimes. Je vois Tacite, Plutarque & Grotius mélés devant lui avec les instrumens de son métier : je vois à ses côtés un fils chéri, recevant avec trop peu de fruit les tendres instructions du meilleur des peres. . . .

Discours sur l’inégalité parmi les hommes.

Par M. Rousseau. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Un fils qui a écrit ces admirables paroles, sera respecté dans la postérité la plus reculée : mais en même temps il se trouvera des impertinens pour qui elles seront que le texte d’une [339] odieuse plaisanterie. Depuis qu’il est si défendu, par l’usage, d’appeler son pere de ce nom auguste, il faut nécessairement qu’il y ait des esprits pervers qui croyent réellement que le respect public pour l’auteur de sa naissance, est dérogeance & pure petitesse. Quoique cette persuasion & l’usage dont elle est une suite trop naturelle, causent beaucoup d’altération & de désordre dans bien des familles, & soient conséquemment un vice dans nos mœurs, & un mal pour la société, je ne m’aviserai pas d’élever la voix contre les hommes insensés qui s’offrent ici en foule à ma critique, & que j’aurois droit de poursuivre sévérement. Il y a des absurdités auxquelles la morale feroit trop d’honneur, en les attaquant sérieusement. Mais je croirois aussi manquer à la vigilance générale que ma charge m’impose, si je ne répandois du moins quelques [340] railleries sur le vernis mal préparé dont se couvre l’impertinence contre laquelle je m’inscris ici. Le fonds de ce vernis est formé de deux substances. Je m’explique, on appelle son pere Monsieur, parce que le mot propre, le mot consacré par le respect, inspiré par la nature, est à chaque moment dans la bouche du plat bourgeois, & qu’une oreille délicate, une oreille accoutumée au ton si épuré, si noble de la bonne compagnie, entend un son désagréable & bas, lorsque la bouche le prononce. Mais je demanderai à ces sophistiques législateurs des sens, si, quand on prononce ma femme ( qui est le terme dont se servent aujourd’hui universellement les gens de condition, en parlant de la personne qu’ils ont épousée ), l’oreille la plus noble, la plus subtilement organisée, se sent choquée de cette expression ? Ma femme est pour-[341]tant le signe représentatif qu’employe en pareille circonstance le Bourgeois comme le Duc & Pair, & certainement ma femme n’est pas originairement plus doux, plus tendre, plus noble, que mon pere ; sans compter que, généralement parlant, un homme du bel air, en parlant de sa femme, est obligé, à bien des égards, de ménager plus attentivement les fibres délicates de celui à qui il adresse les sons qui vont lui expliquer ses idées, que lorsqu’il parle de son père ; parce qu’il y a toujours une certaine quantité d’idées outrageantes qui attendent celui qui va parler de sa femme. Je demanderai ensuite à ces Juges des mots et des sons, s’il y a des sons & des mots physiquement plus nobles les uns que les autres ? Je crois que Seigneur & Faquin prononcés, de même que a e i o u criés ou chantés, ont bien la même noblesse, le [342] même rang, & obtiendront toujours la même considération, si les oreilles qui examineront leurs titres, sont encore telles qu’elles sortient des mains de la nature ; c’est-à-dire, si la fatuité n’a pas proscrit cet instinct infaillible qui le premier a droit de prononcer sur les choses qui sont dans le sentiment. En vérité, Monsieur me paroît si plaisant, quand j’entends qu’on parle à son père ou qu’on parle de lui, que je suis toujours tenté de demander à celui qui se trouve à côté de moi ( comme fit la Vallée dans le Paysan parvenu ) dites-moi, je vous prie, est-ce que, par hazard, ,dans ce pays-ci, il seroit malhonnête d’être le fils de son père ?

La seconde substance dont est formé le vernis que j’analyse ici, ou ( pour parler autrement ) la seconde raison qu’on donne de cette manière de parler élégante, c’est qu’elle ren-[343]ferme un respect plus marqué pour l’auteur de ses jours. L’homme de condition, dit-on, ayant un esprit plus élevé, une éducation plus distinguée, doit répandre sur ses actions l’air de noblesse que l’un & l’autre exigent de lui ; ainsi les signes de son respect envers son père doivent caractériser sa naissance, & répondre à la qualité de celui à qui ils s’adressent ; & puisque le bourgeois, toujours familier quand il veut montrer de l’amitié, toujours fastidieux quand il veut montrer du respect, dit bonnement, mon pere, il faut que le Gentilhomme dise Monsieur. J’ai entendu faire ce raisonnement plus d’une fois. Quel raffinement ! quel misérable détour pour nous en imposer ! Combattrai-je sérieusement ce paradoxe ? Non ; car il est moralement impossible que celui qui y assujettit les prétendus sentimens de son cœur, pense à cet égard ce qu’il [344] nous débite. Je me contenterai donc d’en rire, comme je me le suis promis, & véritablement une telle absurdité, quoiqu’elle cache au fonds une imposture, ne mérite que le mépris. . . . Cependant le petit-Maître rira de ma décision, & croyant détruire mes raisons en affectant un raffinement romanesque, il me demandera comment il faut parler à son père, & agir avec lui : je me contenterai de lui présenter le modele que voici, dans lequel il trouvera la preuve du plaisir que fait à un père la familiarité décente d’un fils à qui il est cher. Ebene 3► Exemplum► « Antigone1 , Roi de Phrygie, donnant un jour audience à des Ambassadeurs, Démétrius son fils, qui arrivoit de la chasse, entra dans la salle où étoit le Roi, tenant encore ses javelots à la main, & vint se jetter [345] au cou de son père. Antigone en ce moment faisoit aux Ambassadeurs l’énumération de ses forces. Ebene 4► Dialog► Surtout n’oubliez pas, leur dit-il, de rendre compte à vos Maîtres, de quelle manière nous vivons ensemble, mon fils & moi. ◀Dialog ◀Ebene 4 Démétrius ayant été quelques jours sans aller faire sa cour à son père, le Roi passa dans l’appartement de ce Prince, qui s’excusa de sa négligence sur ce qu’il avoit un gros rhume. Ebene 4► Dialog► Etoit-il de Thasos ou de Chio, lui demanda Antigone ? ◀Dialog ◀Ebene 4 C’étoient les Isles d’où venoit le meilleur vin. Une autre fois étant allé voir son fils, il rencontra une fort belle personne qui le quittoit dans le moment même. Démétrius étoit encore dans son lit, & s’excusa sur ce qu’il avoit eu la fievre pendant la nuit. Son père voulant lui prendre le pouls : Dialog► La fievre est partie, lui dit le jeune Prince. Je [346] le crois bien, reprit le Roi ; car je viens de la voir sortir, comme j’entrois. » ◀Dialog ◀Ebene 4 ◀Exemplum ◀Ebene 3

Le petit-Maître ne sera pas vaincu ; il dira qu’Antigone & Démétrius avoient tous deux l’ame d’un bourgeois. Mais laissons-là les législateurs du haut rang, & descendons dans les classes inférieurs. C’est ici que les délicatesses fastidieuses ouvrent un beau champ à la raillerie. Mon père est trop commun, Monsieur est trop court, c’est Monsieur mon père, que l’on dit. Ce n’est plus, comme chez les gens de condition, par un raffinement romanesque, par un respect ingénieux, que l’on rejette l’expressoin naturelle ; c’est tout uniment, parce qu’on rougiroit d’avoir un père qui ne fut pas en toute occasion Monsieur. Etant voisin du peuple par état, il faut bien prendre garde qu’on ne soit confondu avec cette canaille, & il [347] faut alonger le mot jusqu’à ce qu’on ait pu faire observer qu’on abhorre de passer pour le fils d’un bourgeois. Un de ces merveilleux pousse le rigorisme de l’amour propre si loin à cet égard qu’il écrit à son père, ( simple Procureur ), des lettres qu’on devroit faire imprimer. Le père en rit, & vient quelquefois s’en moquer avec moi. C’est un homme d’honneur & d’esprit, qui n’a point de vanité, & qui conçoit que ceux qui en ont beaucoup sans discernement, doivent nécessairement être très-ridicules. Metatextualität► Il vin m’apporter, il y a quelques jours, le derniere épitre qu’il avoit reçue ; je la trouvai si ridicule, que je me crus obligé d’en prendre copie pour le bien public, étant dès-lors déterminé à traiter le sujet qui exerce ma plume aujourd’hui : & je vais l’insérer ici, persuadé que pour bien de jeune esprits non encore incorrigi-[348]bles à cet égard, elle vaudra la leçon la plus directe & la plus sérieuse. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

J’ai fait toutes les démarches que vous attendez de moi pour l’établissement de mon frere ; j’ai vu deux fois M. de ***, Procureur au Châtelet, & il le recevra très-volontiers chez lui, quand vous voudrez qu’il commence son cours de Jurisprudence. Je suis malade dans mon lit, & hors d’état de vous aller porter cette bonne nouvelle, mais je me hâte de vous en informer pour vous donner une légere idée de mon zele pour vous. M. le *** me demanda si Monsieur mon frere aimoit le travail, & avoit de l’intelligence ? Je lui dis « qu’il ajoutoit à ces qualités une éducation assez distinguée ; ainsi, Monsieur, je vous supplie d’employer jusqu’à votre autorité pur éviter [349] qu’il me fasse mentir. Recommandez-lui surtout de ne pas nommer ses parens par leur nom, & de ne jamais dire mon Pere, tout court. On est gâté dans la maison paternelle, on s’y énonce bourgeoisement, & un Procureur aujourd’hui a les manieres de la condition tout autant qu’un Duc & Pair. Je ne me suis poussé que comme cela, & Monsieur mon pere a pu remarquer plus d’une fois que je lui faisois honneur par mes dehors distingués. . . . Je ne perds pas de vue l’établissement dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir pour Mademoiselle Félicie2  ; quoique l’homme que je lui destine soit noble, elle n’est pas au-dessous des vues que j’ai pour elle ; ses manières élégantes, son ton élevé lui marquent une place dans le beau monde ; elle est très-capa-[350]ble de supporter le poids heureux d’un nom, & je ferai tout pour elle en cette considération. »

J’ai l’honneur d’être avec respect,

Monsieur mon Pere, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Je ne crois pas qu’on puisse écrire plus ridiculement, & pousser plus loin la sottise. Ce qui m’étonne, c’est que ce n’est point ici un sot. Ce jeune homme est intrigant, n’a point d’autre défaut que la morgue, & cette morgue, il l’adoucit par une politesse extrême. On l’aime, on l’estime, malgré sa manie, parce que cette manie est devenue si épidémique, qu’on ne peut presque plus en faire un crime à personne. Son père me disoit hier au soir en me parlant de lui, c’est le monde qui la gâté ; mais il attrapera le monde, car il fera sa fortune. Je rougis cependant quand il vient chez moi, & qu’il y dîne avec [351] mes parens. Ses respects prodigieux, ses grands mots me déconcertent & m’affligent ; car nous sommes tous de bons Bourgeois ou d’honnêtes Praticiens : mon cousin, mon oncle, ma sœur, sont nos qualifications uniques, & les airs de la Pairie répandent une sorte de maléfice sur le dîner. Je suis gêné, froid, étranger chez moi, & l’air pincé de mon fils m’impose à tel point que je crois presque alors qu’il me fait bien de l’honneur d’y être. Malgré cela, je prévois qu’il fera son chemin, parce que je sens que, pour moi-même, son air a quelque chose de magique.

C’est ainsi qu’un père s’aveugle toujours un peu sur le ridicule d’un fils chéri, quoique dans le fonds il le condamne ; mais moi, qui ne m’aveugle pas comme lui, je déclare à Monsieur son fils & à tous ses pareils, qu’il n’y a pas un homme de bon [352] sens & d’honneur, qui en voyant cette affectation méprisable, ne s’écrie : ô tempora ! ô mores ! Cependant je conviendrai avec lui que son fils malgré son impertinence, & même à cause de son impertinence, pourra fort bien faire sa fortune. Hélas ! la fortune signe souvent les placets que lui présente le ridicule en crédit. . . . Quittons ce sujet, & cherchons-en un autre dans les paroles mémorables que j’ai rapportée au commencement de ce discours. Je les relis, & il se présente à mon esprit deux tableaux dignes d’être placés dans le sanctuaire même de la sagesse. En premier lieu, le respect le plus religieux pour la mémoire d’un père qui n’ayant été que simple artisan, seroit pour un fat un objet d’horreur secrette. Le Philosophe qui nous en parle, juge éclairé de la véritable grandeur, & la trouvant toute entiere dans l’ame de son père, nous [353] le représente comme on peint ces Dieux de l’antiquité, qui, déguisés sous un extérieur vil, confondient d’un regard ou d’un mot l’orgueil qui osoit croire que des titres étoient préférables à des vertus. Ebene 3► Je le vois, dit-il, encore vivant du travail de ses mains. . . . Voilà un aveu bien admirable : voici un tableau bien sublime ; Je vois Tacite, Plutarque, & Grotius mêlés devant lui avec les instrumens de son métier. . . . En second lieu, j’admire l’état humble ou se représente un fils qui, plein d’esprit, de science & de sagesse, tel enfin que nous le connoissons, n’est pas encore assez content du fruit qu’il a retiré des leçons d’un père artisan. Je vois à ses côtés, continue-t’il, un fils chéri, recevant avec trop peu de fruit les tendres instructions du meilleur des peres. . .  ◀Ebene 3 La morale & l’humanité animées de concert par ces paroles éternelles, appellent ici à [354] leur tribunal ce fils ingrat, ce fils cruel, trop multiplié, hélas ! dans le monde, qui rougit, qui pâlit, quand on nomme devant lui son père vertueux, celui dont l’industrie fut employée nuit & jour à le rendre heureux & opulent. Elles appellent lui aussi cet enfant orgueilleux & insolent, à peine sorti des mains de la nature, qui ne sçait encore, pour ainsi dire, qu’assembler des lettres, & compter des nombres par ses doigts, & qui joint à la témérité de juger son père dans le fonds de son cœur, l’impudence de nous dire qu’il radota toujours. Je me transporte au pied de ce tribunal. Quel spectacle pour un cœur sensible ! D’un côté, je vois des cruels qui on battu leur Nourrice, de l’autre des ingrats qui les on méprisées ; je ne vois que des monstres, & je détourne mes regards pour en perdre, s’il se peut, le souvenir horrible. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Second volume de l’Histoire générale des Guerres, par M le Ghevalier <sic> d’Arcq

2La sœur de celui qui écrit.