Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours XI.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.2\011 (1758), S. 261-294, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2006 [aufgerufen am: ].


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Discours XI.

Zitat/Motto► Quod huic officium, quoe laus, quod decus crit tanti, quod adipisci cum dolore corporis velit, qui dolorem, summum malum sibi esse persuaserit ? Quam porro quis ignominim, quam turpidinem non pertulerit, ut effugiat dolorem, si id summum malum decreverit ?

Cic. Tuscul. Quaest. I. II, C.6.

Si un homme est persuadé que la douleur est le souverain mal; quel devoir, quelle vertu, quel acte honorable voudra-t’il pratiquer, s’il ne peut en venir à bout sans s’exposer à la douleur ? D’un autre côté, quelle honte, quelle infamie n’endurera-t’il pas pour éviter un si grand mal ? ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Metatextualität► Monsieur, une chose surprenante qui est arrivée tout récemment dans ma province, m’engage à vous écrire. Vous ne serez pas fâché de pouvoir en faire part au public ; j’ose même vous assurer d’avance que vous aurez peu souvent occasion de l’entretenir aussi [262] utilement. J’ai promis de supprimer les noms, & j’y suis obligé. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► M. de Fortia venoit d’épouser à Paris la femme la plus accomplie qu’une heureuse destinée ait jamais présenté à un honnête homme. Il l’avoit amenée depuis quelques jours à ***, où une charge considérable semble le fixer pour toujours. Dès que nous vîmes Madame de Fortia, nous crûmes voir une Divinité, & nous nous empresâmes à lui témoigner notre admiration & notre bonheur. Malgré le plus sublime esprit, qui la rend un peu sérieuse, elle prenoit part chaque jour à nos divertissemens, dont elle étoit l’objet, & l’arrangement de tous les gens de condition de la ville étoit de les faire durer encore quinze jours : mais au milieu des fêtes & des plaisirs, on vit arriver un homme très-capable de les troubler. C’étoit M. le Président de ***, frere de M. de For-[263]tia. Il m’a permis de vous raconter fidélement cette histoire, dont la fin lui sera un éternel honneur ; ainsi je dirai tout, comme je l’ai vu, & comme tout le monde l’a senti. Le Président étoit en horreur à ***, & cette aversion étoit injuste. Fremdportrait► Il méritoit plus de pitié que de haine. C’étoit un homme, à la vérité, très-méchant, très-dur, très-processif, très-dangereux ; mais les plus cruels revers avoient fait ses vices, en aigrissant son ame ; & dès-lors, il n’étoit pas aussi juste que naturel de la haïr. ◀Fremdportrait Il arrivoit de la campagne, où la haine de lui-même l’avoit forcé de se retirer depuis quelques jours ; cette même haine le ramenoit. On ne prend point des résolutions constantes, quand on n’a pas la paix avec son cœur.

M. de Fortia aimoit son frere, mais il n’aimoit pas à le voir. Il avoit été obligé de lui faire part de son ma-[264]riage, & cette attention indispensable, étoit le prétexte de son retour. Il n’avoit parlé de lui qu’en gros à sa femme, il fut pour lors obligé de le lui faire mieux connoître. Ebene 4► Dialog► On peut adoucir ce caractere, lui dit Madame de Fortia ; je crois qu’on s’y est mal pris. Si vous me permettez, j’essayerai, sans paroître m’en charger. Vous êtes bien capable de faire des miracles, lui dit-il, tristement ; mais, en vérité, j’ose douter que vous fassiez celui-ci. Mon frere, trompé long-temps par les femmes, a un souverain mépris pour elles, c’est-là le sort de son mal, & qui méprise les femmes, est insensible aux graces. Ce n’est pas par les graces que je m’y prendrai, reprit-elle ; c’est un moyen dont je craindrois, pour moi-même, trop d’effet, & que je sens que j’employerois mal dans cette crainte. Mais il y a d’autres remedes. Puisqu’il a été malheureux, [265] il a été sensible ; on ne cesse jamais tout-à-fait de l’être ; on n’a peut-être jamais parlé qu’à son esprit, & c’étoit à son cœur qu’il falloit parler. ◀Dialog ◀Ebene 4

M. de Fortia n’insista point, & dès le lendemain lui présenta son frere. Fremdportrait► C’est un homme de près de cinquante ans, d’une taille élevée, d’une figure noble, mais dont les traits étoient alors altérés, & qui, brusque dans ses manieres, étoit insolent dans ses discours. Il ne dissimuloit point la méchanceté de son esprit ; l’épigramme régnoit jusques dans ses regards ; mais on voyoit un homme souffrant, agité, & tout cela, comme je l’ai dit, pouvoit être regardé comme l’effet d’une fievre continuelle. ◀Fremdportrait

Le compliment qu’il fit à Madame de Fortia, fut assez poli ; quel sauvage eût pu lui en faire un autre ? Elle y répondit avec beaucoup de modestie. Il s’assit à côté d’elle, & l’examina [266] beaucoup. Ebene 4► Dialog► Mon frere me paroît bien heureux, lui dit-il ensuite ; il ne pouvoit épouser personne de plus aimable que vous. Et en continuant avec cette liberté qui vient de l’impertinence habituelle : On dit que vous l’aimez ? Madame : s’il peut croire cet amour aussi réel qu’apparemment il l’est, il jouira d’un bonheur parfait. . . . Il n’a donc plus rien à desirer, répondit-elle, avec beaucoup de douceur ; car il est bien sûr d’être aimé ; je serois bien ingrate, si je ne l’aimois pas, après ce qu’il a fait pour moi. Ah ! c’est parce que vous seriez ingrate, qu’il peut n’être pas tranquille, répondit-il ; on connoît la révolte des esprits, quand le devoir se présente avec des chaînes, & votre sexe surtout les voit avec horreur. Madame de Fortia, qui vit qu’il falloit paroître penser comme lui, laissa déchirer prudemment les femmes, & sourit au lieu de répondre. . . . [267] N’est-il pas vrai ? Madame, continua-t’il ; les femmes ont une étrange organisation : Je vois que vous n’en prenez pas le parti ? Avec cette équité qui décele beaucoup d’esprit, nous pourrons vivre ensemble. ◀Dialog ◀Ebene 4

La fievre n’étoit pas si continuelle, qu’il n’eût des intervalles. On s’aperçut qu’il se calmoit auprès de sa belle-sœur : & M. de Fortia surtout commença à espérer le miracle dont sa femme s’étoit flattée. Mais cette aurore d’un beau jour ne dura pas ; les brouillards reparurent, & Madame de Fortia même essuya sa mauvaise humeur. Elle ne se découragea point ; l’intérêt qui la faisoit agir, l’eût animée contre de plus grandes difficultés. Il vint un moment où cet homme sauvage fut obligé d’avouer qu’il n’étoit pas propre à la société, & qu’il avoit des choses qui devoient extrêmement choquer. Madame de Fortia [268] sentit qu’il falloit le prendre dans cet instant. Ebene 4► Dialog► J’ai oui dire que vous aviez été malheureux ? lui répondit-elle avec un sérieux animé ; devez-vous vous étonner que votre esprit & votre humeur aient éprouvé quelque révolution ? Mais je suis persuadée que vous ne serez pas toujours comme cela. Oh ! toujours, Madame, répondit-il ; les causes de mon mal ne cesseront qu’avec ma vie ; je ne voudrois pas qu’elles cessassent ; elles entretiennent la juste haine que j’ai pour l’univers. . . Mais cette haine, aujourd’hui nécessaire à votre consolation, ne subsisteroit plus si vis idées devenoient plus riantes ; &, si vous me permettez de vous parler librement, je suis persuadée qu’il y a du remede à votre état. . . Où sont-il ces remedes ? Madame. Pour agir efficacement, il faudroit qu’ils fussent proportionnés aux maux qu’ils ont à guérir ; & croyez-moi, les [269] maux que j’endure, les maux que j’ai soufferts sont trop immenses, trop affreux, trop gravés dans mon cœur pour ne pas résister à tout l’effort humain. . . . Je ne le croirai pas, reprit Madame de Fortia ; j’oserai même dire, dans un moment où je ne crains pas d’être accusée de vanité, que j’ai assez d’esprit pour penser qu’il y a des remedes certains. . . . Mais où sont-ils donc ? Madame. . . . Dans les réflexions, mon frere ; dans l’examen profond des causes du malheur de la nature humaine, & des avantagés attachés à ce même malheur. Je connois ces réflexions, répondit-il en l’interrompant : je ne les ai pas faites ; car nous ne sommes pas capables de les faire nous-mêmes, quand nous souffrons beaucoup : mais je les ai-lues ; j’ai trouvé mille beaux discours sur l’adversité : j’ai voulu les lire tous, j’ai voulu les goûter, & pas un ne m’a [270] touché. Il n’y a point de consolation générale contre des douleurs particulieres. J’ai écouté des gens qui avoient de l’esprit, mais qui paroissoient s’attendrir sur nous pour en montrer, ou pour gagner du pain ; j’ai trouvé des officieux qui vont offrant à tout le monde le secours de leur rhétorique, de ces gens qui veulent paroître sentir les douleurs de tous les affligés, & sont peut-être dans le fonds, les êtres les plus durs & les plus insensibles qu’il y ait au monde. J’ai chassé des Comédiens méprisables, & je n’ai pas voulu qu’ils me fissent l’injure de croire qu’ils pouvoient me consoler. Je conviens cependant, continua-t’il, qu’il y a des personnes capables de me faire respecter leurs réflexions, & de me les rendre utiles ; vous, Madame, par exemple, vous pourriez concevoir cette espérance, elle seroit fondée: mais voulez-vous que je vous dise ce [271] que je pense de mon esprit actuellement ? Il est entiérement prévenu contre les raisonnemens, persuadé que les hommes ne s’attendrissent pas de bonne foi, & qu’ils ne réfléchissent pour nous, même dans le malheur le plus grand, que par amour-propre. Il faudroit que je pusse lire un discours fait pas le sentiment, dirigé par la raison ; où je trouvasse, tout à la fois, des idées profondes & des mouvemens d’humanité ; qui me fît sentir qu’on a senti mon état, & qu’on s’en est pénétré, & qu’on a voulu réellement me donner le courage de combattre le charme fatal d’une douleur habituelle. Si je trouvois cela, peut-être pourrois-je encore guérir ; mais encore une fois, Madame, où le trouver ? Qui voudra se pénétrer de sentimens tristes pour un malheureux que l’opinion publique a proscrit ? Personne n’aura [272] cette générosité, & personne peut-être n’en est capable. ◀Dialog ◀Ebene 4

Madame de Fortia se sentoit réellement touchée : elle trouvoit dans cet aveu la confirmation de sa propre présomption ; elle se sentoit capable de donner du corps à ses idées, en les liant à la suite d’un certain nombre de principes clairs ; mais elle n’aimoit point à écrire : elle est née paresseuse, elle craignoit la jalousie des femmes, & elle ne put se résoudre à écrire : elle crut d’ailleurs qu’il suffiroit qu’elle dît en détail tout ce qu’elle pourroit penser journellement su le sujet qu’elle avoit à traiter, & ce fut la parti qu’elle prit ; mais, comme avoit dit le Président, ce n’étoit pas la même chose. Il se passa plusieurs jours, pendant lesquels elle essaya son remede. Il y eut des momens où elle vit qu’il faisoit réellement effet. Le Président venoit la voir tous les matins ; il vouloit [273] la trouver seule, & il le disoit ; ils avoient des conversations ensemble ; il louoit beaucoup son esprit ; il lui disoit que la seule personne à qui il eût pardonné d’en avoir depuis son malheur, c’étoit elle : mais tout cela ne produisoit rien ; il sortoit avec tous ses vices & toutes ses douleurs.

Un jour qu’elle rêvoit plus tristement à cette affreuse situation, M. de Fortia entra dans sa chambre avec un air désespéré : elle lui en demanda la raison. Ebene 4► Dialog► J’en ai toute la raison possible, lui dit-il ; mon frere que vous croyez changé, vient de combler son deshonneur par un jugement iniqué : il a déjà rendu quelques arrêts injustes, mais celui-ci surpasse tous les autres. On sera obligé de la faire interdire, c’est une chose odieuse & j’en suis indigné. C’étoit la cause la plus simple, le droit le plus positif. . . . Eh ! Madame, continua-t-il, vous auriez pu me sauver [274] ce chagrin. Il vous a dit qu’il dépendoit de vous d’adoucir son humeur barbare : pourquoi ne l’avoir pas fait, pourquoi n’avoir pas pitié de moi-même ? . . .  ◀Dialog ◀Ebene 4 Madame de Fortia l’interrompoit pour lui promettre ce qu’il souhaitoit, & dans l’instant même se mit à écrire. Le Président arriva dans le temps qu’elle travailloit. Elle ne lui dit pas ce qu’elle faisoit pour lui, mais elle lui parla du jugement qui révoltoit toute la ville. Elle avoit la liberté de lui faire des réprésentations ; il parut les écouter. Le cœur n’étoit pas innocent, & il en convint. Ebene 4► Dialog► Vous avez raison, lui dit-il, mais cet homme étoit heureux, & n’avoit jamais éprouvé de revers ; je n’ai pu souffrir un bonheur qui me faisoit sentir plus vivement mes peines, & j’ai prononcé. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 On devine aisément tout ce qu’elle lui dit : il ne s’offensa point, & en la quittant : Ebene 4► Dialog► Je pourrois, lui dit-il, [275] vous reprocher une partie des sentimens que j’ai eus en prononçant injustement ; vous en connoissiez le principe ; vous en sçaviez le remede ; vous n’avez pas voulu vous y opposer ? Je méritois peut-être, dans mon état, un peu plus de compassion. ◀Dialog ◀Ebene 4

Elle emporta ce reproche dans son cabinet, & croyant alors l’avoir mérité par une paresse & des scrupules condamnables, elle ne quitta plus le discours qu’il ne fût fini. Lorsqu’elle l’eut achevé, elle le lui envoya, joint à la lettre qui suit, sans en prévenir son mari.

Ebene 4► Brief/Leserbrief► « Je sais ce que vous voulez, mon frere ; je cede aux espérances que vous me donnez. J’ai écrit ce que j’ai pensé, & comme je l’ai pensé : c’est le cri de la nature qui s’explique ici, & j’ai pris le ton qu’elle-même inspire à ceux à qui elle se fait sentir. Il y a long-temps que l’on éprouve que l’on plaît toujours assez à [276] l’esprit, lorsque l’on sçait parler au cœur ; mais il y a long-temps aussi qu’on l’oublie ; c’est un malheur général. Je pourrois étendre cette réflexion ; il est facile de raisonner avec esprit contre l’abus de l’esprit, mais je suis plus pressée d’agir que de raisonner. . . . En vous représentant bien la vérité des maximes que vous allez lire, toutes les fois que l’amertume de votre cœur se fera sentir par un nouvel accès, soyez persuadé que vous vous sentirez soulagé. Dites-vous encore alors, que les plus grands hommes & les plus honnêtes gens ont été malheureux. Il est bien consolant de pouvoir se dire, dans la douleur, qu’on a eu des pareils qui ont été l’admiration du monde. Vous voyez d’ailleurs que c’est presque toujours au mérite le plus distingué que la fortune s’attaque, & croyez-vous que, si [277] on vouloit, on ne tirât pas de grands soulagement de cette seule pensée ? Je ne veux pas risquer de vous ennuyer par une lettre trop longue, mais certainement, mon frere, si tout ce que cous lirez dans le discours qui suit, pouvoit s’imprimer dans votre esprit, votre guérison seroit assurée. Je dis votre guérison, car il ne faut pas douter que l’état où vous êtes ne mérite le nom de maladie. Au nom de Dieu, mon cher frere, faites-vous un peu de violence ; regardez devant vous les biens qui s’offrent & que vous rejettez ; vous êtes encore dans l’âge des plaisirs, & vous les méprisez. Vous avez pour ressource l’esprit ; & vous ne lui laissez que le cruel pouvoir qu’il a de nuire & de troubler. Je sçais que l’habitude de souffrir à quelque chose de doux, qui fait envisager les remedes avec horreur ; mais quand [278] tout le monde nous a fait sentir que nous sommes dans un état à mériter sa pitié, il faut croire que nous sommes très-malades, & que notre haine pour les remedes est une trahison de la nature. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4

Je ne vous envoie point le discours, Monsieur, parce qu’il m’a été imposible d’arracher le consentement de celle qui l’a écrit ; mais vous allez voir l’effet qu’il produisit. Madame de Fortia comptoit voir le Président le lendemain. Son espérance fut déçue. Elle envoya chez lui : on lui fit dire qu’il étoit parti pour la campagne. Elle espéra qu’il n’y seroit pas un long séjour ; mais la semaine s’étant passée, sans qu’elle eût de ses nouvelles, elle se disposoit à l’aller joindre avec son mari, lorsqu’on lui annonça M. de Mirel (ce gentilhomme, si considéré ; à qui le Président avoit fait perdre son procès huit jours aupara-[279]vant.) Ebene 4► Dialog► Je viens, Madame, lui dit-il, moins instruit que reconnoissant, vous rendre les plus humbles actions de graces de ce que vous venez de faire pour moi ; car il m’est bien aisé de reconnoître vos principes & votre générosité dans un envoi de douze mille livres, que je viens de recevoir d’une main inconnue. J’ai sçu, Madame, que vous aviez fait de vives représentations en ma faveur à M. le Président de **, & ce trait de bonté m’instruiroit seul, si mon cœur ne devinoit pas . . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Madame de Fortia n’avoit pas envoyé cet argent, & il ne lui fut pas difficile de le faire croire à M. de Mirel ; mais de qui pouvoit partir cette action admirable ? Le Président étoit le seul qu’on n’en soupçonnât pas ; son départ & son silence ne souffroient pas qu’on se fît la moindre illusion là-dessus. Après avoir beaucoup conjecturé, ils crurent qui c’étoit à M. de [280] Fortia qu’il en falloit faire honneur ; & en effet, rien n’étoit si probable ; mais M. de Fortia qui parut chez sa femme dans ce même moment, s’en défendit si ingénument, qu’on vit qu’il n’y avoit pas al moindre part. Enfin, les conjectures étant épuisées, M. de Mirel alloit se retirer, & déclaroit que son intention étoit de déposer chez un Notaire, les douze mille livres, lorsqu’on annonça le Président.

Madame de Fortia fit un cri en l’entendant nommer : elle alla au-devant de lui, & lui voyant un air ouvert qu’il n’avoit jamais eu : Ebene 4► Dialog► Vous m’avez alarmée, lui dit-elle ; j’allois partir pour vous joindre : sans Monsieur (en montrant M. de Mirel) qui est venu m’apprendre une nouvelle que je vois bien que vous sçaviez avant moi, je vous aurois trouvé en chemin. . . . Commençons, lui dit-il, en s’incli-[281]nant avec respect, par sçavoir ce que c’est que cette nouvelle que Monsieur vous a apprise. De la façon dont vous m’en parlez, je vois que j’y suis intéressé. . . . Elle lui conta le fait, & quand elle fut à la reconnoissance que M. de Mirel avoit voulu lui témoigner : Monsieur vous a rendu justice, lui dit-il ; toute la reconnoissance de ce qui lui arrive vous est dûe. C’est moi, qui ai envoyé les douze mille livres, Madame, mais c’est vous, qui m’en avez donné le conseil ; c’est vous, dont les avis m’ont éclairé, & m’ont fait sentir que je n’avois aps rendu justice à Monsieur, que j’avois mal vu son affaire, & qu’enfin je lui avois fait tort de cinq cens louis. . . . Monsieur, continua-t-il, en se tournant vers M. de Mirel, votre sensibilité vous fait ici autant d’honneur qu’un acte libre pourroit vous en faire, mais elle est juste, elle est indispensable, & Ma-[282]dame ne doit point vous priver du plaisir de la faire éclater. Quand à moi, je ne mérite aucuns remerciemens ; je n’ai fait que mon devoir. ◀Dialog ◀Ebene 4

L’on étoit dans le plus grand étonnement ; personne ne parloit, & ce silence eût duré long-temps, si M. de Mirel, à qui l’extrême gratitude imposoit des devoirs, n’avoit cru qu’il ne lui suffisoit pas de sentir. Il déclara au Président qu’il n’acceptoit point le don qu’il vouloit lui faire. Si aujourd’hui le sentiment vous paroît si doux à suivre, lui dit-il, qu’il vous fasse même renoncer, par un charme unique, à l’honneur qui vous revient de votre procédé ; pourquoi ne me seroit-il pas permis de sentir à mon tour ? Je sçais que c’est vous faire perdre une partie de votre plaisir ; mais vous me devez ce sacrifice en faveur du chagrin que ma causé la perte de mon procès. On eut beau la presser [283] & lui disputer le droit qu’il réclamoit, il ne fut pas possible de lui faire accepter l’argent. Ce combat finit par un expédient que trouva M. de Mirel, qui fut d’appliquer les cinq cens louis à quelque œuvre de charité ; mais il fut renouvellé le lendemain par un incident auquel on ne s’attendoit pas. La partie adverse de M. de Mirel, qui avoit aussi des sentimens d’honneur, convaincue par le procédé du Président, qu’elle avoit gagné injustement sa cause, ne voulut pas profiter d’un avantage mal acquis, & courut en faire sa déclaration à Madame de Fortia. Il y avoit moins à disputer avec celui-ci qu’avec M. de Mirel. On conclut à réunir les deux sommes, & à en former la dot d’une jeune orpheline à qui Madame de Fortia s’intéressoit. ◀Allgemeine Erzählung ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Metatextualität► J’aurois voulu qu’on eût pu m’en-[284]voyer le discours de cette charmante consolatrice. Il est indubitable que nous n’y eussions trouvé des choses bien pensées & très-touchantes. Les femmes excellent dans cette matiere : Eh ! qui peut mieux parler du malheur & de ses avantages, que celles qui peuvent faire nos plus grands plaisirs & nos plus grands malheurs ! ◀Metatextualität

Metatextualität► Au défaut de ce que nous perdons, je risquerai quelques réflexions qui viennent de m’être communiquées par une personne à qui j’avois fait confidence du récit qu’on vient de lire. ◀Metatextualität Je ne sçaurois dire combien j’ai été touché de voir un homme en proie au feu dévorant d’un chagrin sans interruption ; c’est avec raison que l’honnête homme qui m’a dépeint l’état du triste Président, appelle cet état une fievre continuelle. Il n’y a point de fievre plus enracinée dans le sang. Le cœur s’ouvre de tous les côtés pour [285] recevoir l’impression d’un récit si effroyable. Mais si dans le Président l’homme m’a pénétré par ses souffrances, le juge m’a fait frémir par son arrêt. Hélas ! combien de juges en ont rendu de plus horribles, sans être plus coupables que lui. La nature se dévéloppe dans l’aveu qu’il fait à Madame de Fortia : Cet homme étoit heureux, il n’avoit jamais éprouvé de revers, je n’ai pu souffrir un bonheur qui me faisoit sentir plus vivement mes peines. Oui, je sens qu’un malheureux qui souffre, qui est tourmenté, trouve une consolation à faire du mal, mais si ce sentiment n’est point barbare, en est-il moins un très-grand malheur pour l’humanité, dans le dépositaire des loix & des vengeances humaines. Je suis persuadé que ce qui est arrivé ici, est arrivé souvent, & arrivera souvent encore. Il est donc du devoir d’un Spectateur de faire sentir aux hommes, & aux Ma-[286]gistrats sur-tout, les avantages de l’adversité. Je souhaite que le citoyen qui vient d’écrire sur cette matiere importante, y ait réussi au gré du public ; plusieurs esprits s’y sont déjà exercés : un ancien disoit, qu’il regardoit comme très-malheureux, un homme qui n’avoit jamais éprouvé de malheurs. Metatextualität► Mais j’ai promis la dissection du cœur d’une coquette ; il faut, je crois, commencer par remplir mes engagemens. C’est l’Anglois qui va parler : ◀Metatextualität

Metatextualität► Dissection du cœur d’une Coquette. ◀Metatextualität

Ebene 3► Traum► Metatextualität► « Après avoir donné la dissection de la tête d’un petit maître, je rapporterai ici la dissection du cœur d’une coquette suivant ma promesse, & je ferai part au public de ce que nous y observâmes de plus curieux. ◀Metatextualität

Avant que notre anatomiste en [287] vînt à cette dissection, il nous dit qu’il n’y avoit rien de plus difficile dans son art que d’ouvrir le cœur d’une coquette, & d’en exposer bien toutes les parties aux yeux des spectateurs, à cause d’une infinité de labyrinthes & de replis qu’on y trouve, & qui ne paroissent dans le cœur d’aucun autre animal.

Ensuite il nous pria d’observer le péricarde, ou l’enveloppe extérieure du cœur, & nous y vîmes, à la faveur de nos microscopes, des millions de petites cicatrices, qui sembloient avoit été causées par les pointes d’une infinité de dards & de fleches, qu’on avoit lancés contre cette membrane ; quoiqu’il n’y eût pas le moindre petit orifice, à travers lequel aucun de ces traits eût percé, jusqu’à la substance du cœur.

Tous ceux qui ont quelque teinture de l’anatomie, sçavent que le [288] péricarde contient une espece de liqueur rougeâtre & déliée, qu’on croit se former des exhalaisons qui s’évaporent du cœur, & qui s’y condensent. Lorsqu’on vint à l’examiner, il se trouva qu’elle avoit toutes les qualités de l’esprit de vien, dont on remplit les thermometres, qui servent à marquer les différens dégrés d’air.

Je ne dois pas oublier ici une expérience qu’un des membres de la compagnie nous dit avoir faite avec cette liqueur, dont il avoit trouvé bonne provision autour du cœur d’une coquette, qu’il avoit anatomisé autrefois. Il nous assura donc qu’il en avoit rempli un tuyau de verre, à peu près comme celui d’un thermometre ; mais qu’au lieu de marquer les variations de l’air, il désignoit les qulaités des personnes qui entroient dans la chambre où il [289] l’avoit suspendu. Il ajouta que cette liqueur montoit à l’approche d’un plumer, d’un justaucorps en broderie, ou d’une paire de gans à frange ; & qu’elle baissoit d’abord qu’une vilaine perruque mal peignée, qu’uen paire de souliers lourds, ou un habit à l’antique paroissoient dans sa maison. Ce n’est pas tout ; il nous certifia que, s’il cenoit à éclater de rire aurpès de cette liqueur, elle montoit d’une manière sensible, & qu’elle descendoit au plus vîte aussitôt qu’il prenoit un air sérieux. Et en un mot, il voulut nous persuader que par le moyen de cette machine, il pouvoit connoître s’il y avoit un homme de bon sens, ou un fat, dans sa chambre.

Après avoir bien examiné le péricarde & considéré la liqueur qu’il renfermoit, nous en vînmes au cœur même. La surface extérieure en étoit [290] si polie, & la pointe si froide, que, lorsqu’on vouloit l’empoigner, il s’échappoit à travers les doigts comme un morceau de glace ou une anguille. Les fibres en étoient plus entrelassées que celles des autres cœurs ; jusques-là que tout le cœur sembloit former un véritable nœud gordien, & ne peut avoir eu que des mouvemens fort inégaux & irréguliers, pendant qu’il exerçoit ses fonctions vitales.

Lorsque nous examinâmes tous les vaisseaux qui en sortoient ou y aboutissoient, nous ne pûmes jamais découvrir qu’il eût la moindre communication avec la langue ; ce qui nous parut une chose très-digne de remarque.

On nous fit observer en même temps que plusieurs de ces petits nerfs qui contribuent à faire sentir l’amour, la haine & les autres pas-[291]sions, n’y descendoient pas du cerveau, mais des muscles situés au tour des yeux.

Je pris ce cœur dans la main pour juger du poids, il me parut si léger, que je conclus d’abord qu’il y avoit beaucoup de vuide. En effet, l’intérieur étoit plein de cavités & de cellules qui passoient les unes dans les autres, & qui ressembloient à ces appartemens que nos Historiens attribuent au berceau de Rosemonde. Plusieurs de ces petits trous étoient farcis de mille bagatelles, qu’il me seroit impossible de nommer en détail ; mais je remarquai seulement que la premiere chose que nous découvrîmes, par le moyen de nos microscopes, étoit une coëffe couleur de feu.

Du reste, on nous dit que la Dame, propriétaire de ce cœur, lorsqu’elle étoit en vie, souffroit les [292] poursuites de tous ceux qui lui faisoient l’amour, les entretenoit tous dans l’espérance, & insinuoit à chacun d’eux en particulier, qu’il étoit distingué des autres. C’est pour cela que nous nous attendions à voir l’empreinte d’un nombre infini de visages, sur les différentes enveloppes de ce cœur : mais nous fûmes bien surpris de n’y en trouver aucune, jusqu’à ce qu’on fût arrivé au centre. Alors nous y apperçûmes un petit homme vêtu d’un habit fort bizarre (on diroit que c’est le petit Marquis de **.) Plus je le regardois, & plus il me sembloit que je l’avois vu quelque part, sans pouvoir me rappeller, ni le temps, ni l’endroit ; jusqu’à ce qu’enfin un de la compagnie qui l’avoit examiné de plus près que les autres, nous fit voir clairement, par le tour du visage & plusieurs de ses traits, que la petite [293] idole, ainsi placée au milieu de ce cœur, étoit le feu petit maître dont nous avions depuis peu disséqué le cerveau.

D’abord que notre anatomiste eut achevé sa dissection, incapables de nous déterminer sur la nature de ce cœur, si différent de celui des autres femmes, nous résolûmes d’en venir à quelque épreuve pour en découvrir la substance. Ainsi on le mit sur des charbons ardens ; mais bien loin de se consumer, il n’en reçut pas la moindre atteinte : d’où nous conclûmes qu’il étoit du naturel de la Salamandre, & qu’il auroit pu vivre au mileu du feu & des flammes.

Lorsque nous admirions un si étrange phénomene, & que nous formions un cercle autour de ce cœur, il laissa échapper un terrible soupir, ou plutôt un éclat, & se ré-[294]duisit tout d’un coup en fumée. Cet éclat imaginaire, qui me parut plus fort que celui d’un canon, m’ébranla si bien le cerveau qu’il dissipa toutes les douces vapeurs du sommeil, & qu’il n’y eût plus moyen de me rendormir. » ◀Traum ◀Ebene 3

Metatextualität► J’ai promis un discours sur l’adversité. Le voici. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1