Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours X.
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Discours X.
Zitat/Motto
. . . . Bella, horrida
bella.
Virg. Ӕneid. vi.86.
Ce sont des guerres qui font horreur.
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Allgemeine Erzählung
Un de mes amis vint me trouver, il
y a quelque temps, pour me proposer de me mener dans une
maison où il me promit que je verrois deux phénomenes. Je
m’y laissai conduire, & je vis que je n’étois pas
trompé. Ces phénomenes sont le Marquis de P * * & la
Comtesse de ***. Ils soupent réguliérement deux fois la
semaine dans cette maison, & ils y apportent tant
d’esprit, ils y donnent des scenes si agréables, qu’on y
viendroit exprès pour les entendre. La Comtesse
& le Marquis ont ensemble la plus intime liaison, &
s’adorent réciproquement ; on le sçait, quand on consulte
leurs yeux ; mais on en doute fort, quand on écoute leurs
discours. On ne les voit jamais qu’on ne soit sûr qu’il y
aura un combat très-vif entr’eux. Ils ne pensent nullement
l’un comme l’autre, ils l’affectent même, & tous deux
pensent très singuliérement ; leur conversation toujours
animée, les ramene tôt ou tard sur la scene, & alors les
personnalités ne sont pas épargnées ; mais ils font toujours
trembler ceux qui les écoutent, pour leur tendre union, sans
jamais sortir des bornes de la plaisanterie la plus
ingénieuse & par conséquent la plus permise. Ces
conversations sont des chef-d’œuvres d’esprit ; mais, de
plus, on peut les regarder comme des modeles de dispute,
& les offrir à ces disputeurs farouches
qui font toujours croire qu’ils vont s’égorger pour un mot.
C’est par ce côté sur-tout que je les ai envisagées. J’en
avois déjà entendu plusieurs, & je m’affligeois qu’elles
fussent perdues ; je le dis à la maîtresse de la maison,
dont les regrets à cet égard avoient prévenu les miens.
J’osai lui proposer un expédient, pour empêcher que cette
perte ne fût totale ; elle le goûta, & je ne tardai que
jusqu’à la premiere occasion, à l’employer. La Comtesse
& le Marquis parloient ordinairement avec assez de
lenteur ; je connoissois un homme qui écrivoit très-vîte ;
je le plaçai dans un cabinet, d’où l’on entendoit tout ce
qui se disoit dans la salle ; & voici la conversation de
ce jour là : on demanda au Marquis s’il avoit lu une
brochure nouvelle.
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Dialog
Le Marquis. Non : c’est un
roman, & l’on m’a assuré qu’il n’y
avoit rien contre les femmes. La Comtesse. Il faut
donc à Monsieur des libelles ? Le Marquis. Des
libelles, Madame ? Cela est bien fort. On n’avoue
point ces goûts-là ; mais de plus je hais la
calomnie. La Comtesse. Vous venez de dire le
contraire, ou à peu près. N’aimer point à lire un
roman, parce qu’il n’y a rien contre les femmes ;
c’est, si je ne me trompe, justifier d’avance la
question que je vous ai faite. Le Marquis. Je crois,
Madame, que vous perdez un peu de vue la définition
de la calomnie. Il me semble que ce qui la
caractérise, c’est la fausseté de ce qu’elle
débite ; & que tout discours ou récit, fondé sur
un fait vrai, quoique débité méchamment, est
simplement médisance. N’en
convenez-vous pas ? La Comtesse. Oui, Monsieur, j’en
conviens. Le Marquis. Eh bien, Madame, si vous en
convenez, vous devez voir que je ne mérite point le
reproche que vous me faites. La Comtesse. Parce que
vous ne regardez que comme médisance les sottises
qu’on prête aux femmes dans un roman ! Le Marquis.
Il est vrai que c’est ce que je pense. La Comtesse.
Il est vrai que vous n’êtes guere poli. Le Marquis.
Poli ? Est-ce bien là le terme ? J’ai peur qu’il n’y
ait encore ici précipitation de jugement. Le mot
dont vous vous servez, seroit fondé, & l’arrêt
qu’il renferme tout-à-fait équitable,
si dans toutes ces brochures qui abondent, vous
étiez offensées, quoique chargées ; mais c’est ce
qui n’est point. Des récits, des indiscrétions même
ne sont plus des satyres, parce que des aventures ne
sont plus taches. La nouvelle du jour, l’histoire de
la veille, sont aujourd’hui dans l’ordre des choses
les plus simples & les plus naturelles : on les
raconte sans impertinence, on les entend sans
scandale : par conséquent on les occasionne sans
crime ; & si cela est, comme assurément vous
n’en disconviendriez pas, si s’étoit un autre que
moi qui le dît, il n’y a point de méchanceté dans
mon goût, encore moins d’impolitesse dans mon aveu.
La Comtesse. En vérité, vous extravaguez. Le
Marquis. Non, car quand on extravague, on n’excite que la risée, & je vois que
vous êtes prête à vous fâcher. La Comtesse. Mais où
avez-vous pris que des aventures ne deshonorent
plus ? Le Marquis. Je ne l’ai pris nulle part,
Madame, car cela faute aux yeux & est prouvé
partout. La Comtesse. Prouvé ? Monsieur ; je n’ai
pas encore vu cela ; j’ai vu, au contraire, que d’un
simple attachement, d’une inclination vraie, on en
fait dans le monde une aventure. Le Marquis.
C’est-à-dire, qu’on en parle, qu’on y répand du
ridicule. Eh ! ne voyez-vous pas que c’est justement
ce qui prouve que j’ai raison ? Pourquoi parle-t-on
d’une affaire de cœur ? parce qu’elle étonne ; &
pourquoi étonne-t-elle ? parce qu’il n’y a plus que
des affaires de galanterie. Vous ne
pouvez pas dire le contraire : vous me ferez bien
l’honneur, je crois, de penser que trois ou quatre
exemples d’un attachement bien tendre, que vous
pourriez m’opposer dans tout Paris, ne sont pas une
autorité suffisante conter ce que je dis ? Or, si la
galanterie est si générale, elle est dès-lors
nécessairement approuvée : car ce qui est mal en soi
ne prend jamais jusqu’à un certain point. On n’en
est pas encore parvenu à en faire une vertu, mais
voyez qu’on fait un ridicule de l’amour ; la
révolution n’est pas bien éloignée ; les bons
esprits entrevoient déjà qu’on en viendra là ; ils
le disent aux femmes, les encouragent à le croire,
& tout cela fait ce silence qu’on garde sur les
aventures, ou du moins cette innocence que je dis
qu’il y a à les raconter. La Comtesse.
Monsieur, vous iriez trop loin, vous en diriez trop,
vous abuseriez trop de l’esprit, si je ne vous
arrêtois. Votre raisonnement est faux ; mais de plus
vous ne dites pas ce que vous pensez. Si la
galanterie n’étoit pas un deshonneur, si les
sottises qu’on prête aux femmes dans les brochures
n’étoient pas un infamie, vous n’auriez pas tant de
épugnance à lire celles où leur réputation est
épargnée. Le Marquis. Cela paroît vrai au premier
coup d’œil ; mais vous vous trompez encore sur mon
goût, comme vous vous trompiez tantôt sur mes
expressions. Vous vous imaginez que je dévore une
brochure piquante, parce que les femmes y sont
établies galantes, & décidément galantes ? Vous
êtes dans l’erreur. Si les faits qu’on leur prête,
n’avoient d’autre mérite que de mes
les représenter telles, je ne les lirois pas, ou ils
m’ennuyeroient. Le charme que j’y trouve, c’est
cette explication de leurs motifs, ce développement
de leurs ressorts, cette étendue de leurs
ressources, qu’on y trouve à chaque page, quand
elles sont sorties de la main d’un homme d’esprit,
& encore plutôt d’un homme du monde. Comme
galantes, vous ne m’amusez point, vous ne m’étonnez
pas, vous ne m’instruisez point ; mais comme vaines,
comme ambitieuses, comme artificieuses, comme
perfides, vous me donnez un spectacle délicieux ;
vous me représentez une reine entourée d’esclaves,
un machiniste au milieu de ses automates, & vous
m’apprenez à être un homme, par la connoissance que
j’acquiers de vos desseins & de notre crédulité.
La Comtesse. Enfin, Monsieur, la
galanterie vous paroît donc toute simple ? Le
Marquis. Oui, Madame, & j’espere vous en faire
convenir. La Comtesse. Se donner à tout le monde,
est, selon vous, une chose très-naturelle ? Le
Marquis. Remontons aux principes, je vous prie. Se
donner à tout le monde, c’est se donner à ce qui
plaît. Si c’étoit une infamie comme vous voudriez le
die, l’opprobre en retomberoit sur la nature qui a
fait nos sentimens, & qui s’est bien marquée
elle-même dans le penchant qu’on a à aimer. La
Comtesse. Mais elle avoit fait l’amour, l’amour,
comme je l’entends, avant la galanterie, puisque
l’espece humaine ne s’est formée que
par degrés, & a commencé par un. Le Marquis.
Mais de ce qu’une chose est bien en soi, voulez-vous
conclure qu’une autre ne peut pas être mieux ? Je ne
condamne point l’amour, je respecte son droit
d’ancienneté ; mais je dis que plusieurs plaisirs
valent mieux qu’un & que plusieurs femmes font
un bonheur plus grand qu’une maîtresse toujours
blonde ou toujours brune, toujours vive ou toujours
indolente. La Comtesse.
Vous n’avez pas toujours pensé de même. Vous oubliez
un temps où vous ne viviez que pour aimer ; c’est
dans ce même temps que je vous ai connu ; vous aviez
perdu (n’importe de quelle façon) l’objet de vos
tendres sentimens ; vous en étiez inconsolable ;
vous ne paroissiez plus dans le monde ;
tous vos amis s’efforçoient vainement à vous prêcher
la dissipation. Je fus du nombre, je vous écrivis,
& voici ce que vous me répondîtes ; car il
semble que j’ai gardé cette lettre exprès pour vous
confondre.
Le Marquis. Eh bien, Madame, tout cela prouve que
j’ai aimé : mais ai-je voulu dire le contraire ?
Ai-je prétendu me donner pour un homme dévouré à
l’inconstance ? Vous ai-je dit qu’il fût ridicule à
mes yeux de s’enflammer & de rester fidele ?
Non, Madame, rien de tout cela c’est sorti de ma
bouche ; j’ai peint les mœurs, & non mes
sentimens. J’ai dit que la galanterie considérée
comme plaisir, est un plaisir très-grand ; qu’elle
ne deshonore plus, parce que son
principe, qui est dans la nature, & sa
généralité qui la justifie dans les bons esprits,
semblent lui avoir imprimé le sceau de
l’approbiation publique. J’ai dit encore que deux
femmes valoient mieux qu’une, & cela sera
toujours vrai, parce que, si vous exceptez quelques
engagemens où le cœur trouve toujours quelque chose
à sentir, tous les autres, dès qu’ils n’ont plus la
pointe de la nouveauté, ne sont plus qu’un ennui
honorable ; au lieu que dans des goûts successifs,
le plaisir est toujours renaissant. J’ai dit cela ;
j’ai dit que les hommes pensoient ainsi, & que
je n’y voyois rien que de très-naturel ; mais je
n’ai pas mis mon cœur au nombre de ceux pour qui
l’amour est nécessairement un être ridicule ou
chimérique. J’ai connu ce sentiment délicieux, &
je me sens flatté d’en faire l’aveu ; je l’éprouve,
ou je puis l’éprouver encore ; je
crois qu’il n’y a rien au dessus des plaisirs qu’il
nous donne ; mais je dis & je dirai toujours
que, pour ceux qui ne peuvent plus, ou qui n’ont
jamais pu s’attacher si fortement, la galanterie est
un bonheur, & la constance un martyre ; qu’il
doit être permis de se quitter quand on ne se plaît
plus ; & que, si cela est permis, il l’est sans
doute de s’attacher à ce qui peut plaire encore : or
si ma maxime est vraie, la galanterie est
innocente ; parce que, si l’on peut se livrer
successivement à plusieurs objets aimables, il ne
doit pas être défendu d’en aimer plusieurs à la
fois. L’un mene à l’autre, c’est-à-dire, l’un est
naturel, & l’autre le devient. La Comtesse.
Ainsi, Monsieur, l’on pourra dire : Venez, vous me
plaisez, je suis prête à me rendre, venez tous à la
fois, le nombre ne me fait rien. . . .
En vérité, cela est pitoyable. Le Marquis. Oui,
Madame, cela pourra se dire. Mais prenez garde, je
vous prie, que, quand je vous fais la galanterie si
innocente, j’en place le germe précisément dans le
cœur. Elle n’est plus que méprisable, si elle n’est
pas naturelle, c’est-à-dire, si des motifs
d’ambition, d’avidité, d’orgueil, sont le principe
des ses actions. Je vois que vous êtes frappée de
l’abus ; sans cela nous serions peut-être plus
d’accord sur la chose.
Metatextualität
Ici la
Comtesse commence à se fâcher.
Metatextualität
Ici la
Comtesse lit.
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« J’étois aimé,
Madame. Ce mot signifie peu de chose dans le
langage ordinaire. On est aimé, parce qu’on plaît,
& l’on plaît souvent, parce qu’on est faux, ou
ridicule. Plaisir très-foible ; gloire très-peu
flatteuse : le sentiment est né du caprice, une
nouvelle fantaisie emporte jusqu’aux vestiges d’un
engagement : la coquette qui change, oublie
qu’elle a aimé, & l’amant même qu’elle quitte,
oublie qu’il fut heureux. Mais être aimé, signifie
tout autre chose, quand on fait le récit d’un
attachement passionné. C’est le caractere qui en fait la valeur, & le mien,
quand je vous l’aurai fait connoître, vous
apprendra que je ne puis vous rien dire de plus
pour vous préparer à la compassion que je suis en
droit d’attendre de vous, &c.
Metatextualität
Le Marquis qui
s’apperçoit que la Comtesse n’entend qu’avec
chagrin ses singulieres maximes, croit ne les
devoir plus défendre avec la même chaleur.
Metatextualität
La Comtesse alloit continuer, mais il survint du
monde qui l’en empêcha. Le Marquis n’en fut
vraisemblablement pas fâché : car je doute qu’il
pensât les ingénieuses extravagances qu’il
débitoit, & qu’à la fin il ne se fût trouvé
très-embarrassé.