Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours VIII.

Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.3345

Livello 1

Discours VIII.

Citazione/Motto

Dans un endroit obscour, passant avec Céphise, Un amant trop discret, lui disoit d’un ton doux : Quelle commodité, trop aimable Marquise, Pour une amoureuse entreprise, Si c’étoit une autre que vous ! Lors d’une souris moqueur insultant au coupable, Et les yeux allumés d’amour & de courroux ; Oui, la commodité, dit-elle, est admirable, Si c’étoit un autre que vous.

Livello 2

Je veux m’amuser aujourd’hui à demander raison aux femmes, de deux procédés, très-contraires, qui partent d’une regle de conduite qu’elles se sont faite, & qu’un Philosophe peut leur reprocher à bon droit. Je leur demanderai pourquoi, par leur extérieur sévere, elles prétendent nous assujettir à tant de respect, & pourquoi, en même temps, elles nous raillent avec si peu de pitié, lorsque nous avons eu le malheur de les respecter trop. Je sens que ma question est embarrassante, & qu’elle n’y doivent pas répondre volontiers ; mais je les cite au tribunal de la justice, où l’on est obligé de parler malgré soi, & d’entendre des choses un peu dures, jusqu’à ce qu’on ait prouvé son innocence. J’insiste donc, & je leur demande quelles furent leurs vues, lorsqu’elles imaginerent une conduite aussi bizarre ?. . . .  J’ai beau insister, elles ne répondent point ? Il m’est donc permis de les condamner. . . .

Livello 3

O vous ! dont la sévérité est un piége, épargnez des esclaves après les avoir enchaînés. Vous ne naquites pas souveraines ; vous fîtes sur nos cœurs des impressions charmantes, le desir alloit nous rendre téméraires, vous nous imposâtes le respect ; nous obéîmes, nous laissâmes échapper, pour vous plaire, le bonheur qui s’offroit à nous. Un si grand sacrifice méritoit bien que vous l’exigeassiez de bonne foi. Quand nous nous sommes jettés dans vos chaînes, est-il juste de nous les reprocher ? Quand nous avons écarté le plaisir enchanteur, pour obéir au respect tyrannique, est-il décent que vous méprisiez vous-même le maître que vous nous avez donné ? Renoncez à un droit usurpé, & connoissez un bien plus légitime ; souffrez que des escalves vils, soient transformés en des amans aimables. Vous serez toujours assez respectées, vous le serez du moins autant que vous pouvez souhaiter de l’être ; le sentiment nous condamne au respect, nous scavons tous que le bonheur n’est pas pour les téméraires : vous jouirez d’un hommage plus vrai ; & si la nature vous fit pour vous prévaloir de nos vertus, si le respect est nécessairement un ridicule à vos yeux, vous ferez du moins exempte du reproche de cruauté, quand vous le raillerez en nous, puisque vous ne l’aurez pas exigé.

Metatestualità

Je joins à ces reproches naturels, une Lettre qui prouvera combien ils sont raisonnables, & fera connoître, de plus, qu’il y a un certain respect que quelques femmes exigent dans des vues plus odieuses que celle de s’en moquer quand elles l’ont obtenu, & que ce procédé, qui n’est pas rare, mérite le mépris de tout homme sensé. Je supprime les réflexions préliminaires que fait la personne qui m’écrit, elles se retrouvent dans celles que je viens de faire moi-même.

Livello 3

Lettera/Lettera al direttore

Monsieur,

Eteroritratto

J’ai un ami, qui est, tout à la fois, spirituel, tendre, sincere, beau, bienfait, digne enfin de la tendresse de la plus aimable femme de la terre. Malheureusement il est des femmes avec qui toutes ces qualités n’empêcherent pas un amant d’être très-trompé & très-malheureux. Le Comte du * * *, dont je veux ici parler, naturellement ami du plaisir, & que j’avois toujours vu gai,
étoit depuis quelque temps fort triste & fort rêveur, s’éloignoit de toutes les parties, fuyoit les femmes, & nous peignoit un homme, que la mélancholie attaque, avec les armes de la raison. Son état m’alarma, je lui demandai un jour quelle en étoit la cause. Hélas ! me répondit-il, je n’ai que les douleurs que je mérite : mon chagrin est le châtiment de mon ingratitude. Cette réponse me rendit plus ardent à lui arracher son secret, & je fus assez heureux pour y parvenir.

Livello 4

Dialogo

Plaignez-moi, me dit-il, & condamnez-moi en même temps ; j’aime, & je suis aimé d’une femme dont je ne suis pas digne. Lorsque je lui parlai de mon amour, je l’y trouvai préparée, & déjà aussi sensible que je pouvois esperer qu’elle le devînt : trop équitable pour me faire un crime d’une passion qu’elle partageoit, trop sincere pour paroître fâchée d’un aveu qui faisoit son bonheur, elle n’eût ni l’injustice de me gronder, ni la force de se taire. Elle me dit qu’elle m’aimoit ; mais en me rendant heureux par-là, combien d’obstacles ne mit-elle pas d’ailleurs à ma félicité ! Elle me fit jurer que je n’exigerois jamais ses faveurs. J’avois vaincu, me dit-elle, les terreurs que l’amour lui avoit toujours causées, elle vouloit bien m’avouer qu’elle étoit devenue sensible, elle vouloit bien consentir à l’être ; mais elle ne vouloit point devenir vicieuse, & elle ne me dissimuloit point que si j’avois plus d’ambition qu’elle ne pouvoit avoir de foiblesse, je n’obtiendrois rien de plus, & je perdrois au contraire ce que j’avois obtenu. Vous croyez, poursuivit le Comte, qu’une pareille loi a dû me rendre aussi descret qu’elle étoit respectable ? Vous vous trompez, vous me supposez de la délicatesse ? Vous me faites plus d’honneur que je ne mérite. Il est vrai, & cet aveu peut me rendre moins criminel, que je me suis trompé moi-même. Jusqu’à présent, n’ayant jamais aimé, je m’étois cru un cœur fait pour l’amour, c’est-à-dire, des sentimens dignes de lui ; mais depuis on engagement, trop désabusé d’une erreur flatteuse, j’éprouve, & je suis obligé de convenir que je m’étois mal connu. De simples sentimens n’ont suffit qu’un seul jour à mon bonheur ; j’ai bien-tôt exigé des sacrifices ; je les ai sollicités avec une ardeur offensante : ma maîtresse a voulu modérer des desirs qui me rendoient importun autant que mal-honnête homme ; je n’ai voulu écouter que mon dépit, je n’ai été sensible qu’à ses refus ; je viens de me brouiller avec elle, & je touche au moment de la perdre pour jamais. Vous n’êtes pas si criminel que vous vous l’imaginez, luis dis-je sérieusement, & votre maîtresse est peut-être trop vertueuse. Il y a moyen de raccommoder tout cela. Les amans se brouillent tous les jours, & ne s’en aiment que mieux : l’amour est un jeu continuel de raquettes. Quelle est la femme que vous aimez ? C’est Cidalise. Cidalise ! m’écriai-je, en faisant un éclat de rire : Cidalise? Oh ! je ne m’étonne plus qu’on vous ait montré tant de vertu ; on n’avoit que cela d’honnête à vous montrer.
Vous concevez aisément, Monsieur, l’impression que furent sur lui ces foudroyantes paroles. Il connoissoit trop son ami pour le soupçonner d’une lâche méchanceté ; mais comment pouvoir croire qu’une femme pour laquelle il avoit tant d’estime, pût mériter tant de mérpis. Les vices trop réels de Cidalise me fournissoient tant de moyens de la convaincre, que la persuasion ne fut pas long-temps balancée par l’amour.

Livello 4

Dialogo

Je ne puis deviner à présent le motif de ses singuliers refus, lui dis-je ; ce que je puis vous assurer, c’est que le miracle commence à vous.
Mais je pourrai bien-tôt pénétrer cet étonnant mystere. Cidalise me craint, je lui parlerai, & nous scaurons tout. Dès qu’on a sur une femme l’ascendant que donne les mérpis, on lit aisément dans les replis de son cœur. Je m’attachai en effet à lire dans ce cœur plus corrompu que tortueux. J’y parvins aisément, & dès que je fus sûr d’avoir bien vu, j’allai la trouver, & lui parlai en ces termes.

Livello 4

Dialogo

Nous devons nous connoître, Madame : bannissez donc toute dissimulation avec moi. Pour motif de la sincerité que j’exige, je vous propose votre propre intérêt. Le mien, confondu dans celui d’un ami que j’aime, ne me permettroit pas de vous pardonner le moindre détour. Je viens vous demander, Madame, la raison qui vous a portée à refuser au Comte des faveurs que vous avec accordées à des gens qui n’en étoient pas dignes, & à qui vous n’aviez même pas fait, comme à lui, l’honneur de leur dire que vous les aimiez ? Quel dessein a pu vous conduire ? Est-ce pure singularité, pur caprice ? Avez-vous cru que donner son cœur & sa personne, tout à la fois, fut un bienfait trop considérable pour des indignes mortels ? ou ne pouvant honnêtement faire autant d’esclaves que vous en souhaitiez, par des dons ainsi compliqués, n’avez-vous songé qu’à étendre votre empire, en partageant ainsi vos saveurs ? Je vous interroge, Madame, je le dois, j’en suis humilié moi-même ; mais le désespoir d’un ami m’y contraint, & je vous supplie de ne pas me mettre dans le cas de douter de la sincerité de votre réponse. Je ne réponds pas à des questions impertinentes, me dit Cidalise. Vous aurez pourtant la bonté de répondre à celle-ci, repris-je ; j’ai de terribles raisons pour vous y résoudre, & c’est pour vous-même, pour l’acquit de ma conscience, que je vous presse là-dessus.
Cidalise ne songeant qu’à se remettre de son trouble, ne songeoit pas à m’interrompre. J’attendis quelque temps qu’elle rompît le silence, & de la façon dont je lui parlois, cela ne devoit pas être bien long. Voyant qu’elle ne s’y disposoit point :

Livello 4

Dialogo

Eh bien, repris-je, vous ne voulez donc pas me dire votre secret ? J’en vois la difficulté ; une fausse honte vous retient ? Il faut donc que je vous y encourage par l’aveu de mes propres idées. Premiérement, continuai-je, vous aimez l’argent, il vous en faut, & le Comte qui n’a qu’une pension, n’ayant pu acheter ce que, dans votre systême, vous ne pouvez donner gratuitement à personne, il n’a pu l’obtenir. Secondement, comme on peut éloigner un amant par les saveurs, & que le Comte, par sa figure, ajoutoit beaucoup à votre célébrité, vous avez voulu le fixer par des rigueurs, & vous en servir comme d’une belle enseigne ? Je devine, sans doute ? convenez-en de bonne foi ; vous scavez qu’on ne me trompe point.
Cidalise ne voyant pas de sortie à son embarras, convint d’une partie de ce dont je l’accusois, mais ce qu’elle pouvoit nier raisonnablement, elle le fit tourner singuliérement à son avantage.

Livello 4

Dialogo

J’avoue, me dit-elle, que jusqu’au moment où j’ai vu le Comte, j’ai eu le malheur de mettre un prix à mes foiblesses. Née vaine & pauvre, n’aimant pas le plaisir & craignant l’amour, j’envisagerois une passion comme un écueil, & un homme comme une ressource. Je connus le Comte, & je sentis que la raison avoit trompé la nature : je l’aimai & je ne combattis point un penchant qui, en m’apprenant à me connoître commençoit mon bonheur. Mais ne connoissant encore les hommes que par leur inconstance, je craignis qu’en comblant les vœux de mon amant, je ne travaillasse à la perdre, & je le rendis malheureux pour ne le pas rendre inconstant. Il est possible, lui dis-je, que votre aveu soit sincere, mais malheureusement je vous connois un peu ; & dans un aussi grand intérêt que celui qui me fait agir, votre innocence doit m’être suspecte. Ainsi, Madame, si vous aimez véritablement le Comte, s’il est vrai que vous souhaitiez de le conserver, l’unique moyen qu’il vous reste pour cela, c’est de cesser de la tourmenter.
Elle me connoissoit pour un esprit résolu, & dans l’état où elle étoit, on voit double. Elle eut peut, & le Comte tarda peu à être heureux. Un pareil bonheur, dû à mes soins, n’eût été qu’une trahison faite à mon ami, si je n’avois eu des vues. Je rougissois pour lui d’une passion deshonorante & dangereuse, mais trop convaincu de l’inutilité des conseils, c’étoit en favorisant ses feux que je voulois les éteindre : j’y réussis. Le Comte devenu heureux, jouit trop, ne prévit pas assez, & cessa enfin d’être sensible. Le feu de l’âge avoit fait l’abus des plaisirs, & je m’y attendois : ce feu s’éteint bientôt par l’excès ; eh, comment ne s’éteindroit-il pas, quand par sa nature même, & dans la conduite la plus prudente, il n’agit que pour se détruire ! Le Comte, jeune encore, ignorant la regle utile de l’appréciation, & jugeant de lui par son état, fut humilié de la perte de ses desirs. Cessez, lui dis-je, cessez de vous livrer à des regrets trop indignes de vous ; l’erreur les a fait naître, & ne les justifie pas : scavez-vous de quel bonheur vous pleurez la perte ? Connoissez vos illusions & vos ressources. Trouveriez-vous bien heureux un homme qui, dans l’accès d’une fievre ardente, croiroit regner sur l’univers ! Et le trouveriez-vous bien raisonnable ensuite, lorsque, secouru par des médecins habiles, vous lui verriez des regrets pour son empire, & de l’horreur pour sa santé ? Vous êtes dans le même cas. Vos desirs ont été une fievre ardente ; vos plaisirs un délire funeste ; & vos regrets sont ceux d’un malade à l’extrêmité, qu’on ramene à la vie, & qui pleure la perte de ses songes. Mais votre malheur ne finit point là, continuai-je : Un premier délire a abusé vos sens : ses charmes se sont évanouis, & vous croyez être devenu insensible ! C’est une léthargie qui succede à une autre. Rassurez-vous, mon cher Comte ; l’amour, pour lequel vous êtes fait, vous réserve des sentimens & des plaisirs plus vrais. Ce n’est point par des raisonnemens que je prétends vous en convaincre. La raison, on nous éclairant, nous rend souvent malheureux, l’amour commence notre bonheur avec notre repentir. Vous éprouverez un jour qu’on ne peut être heureux que par lui, quand on a le cœur tendre ; qu’avec lui, quelque dérangement qui puisse arriver dans les organes, on ne cesse de jouir, que lorsqu’on cesse d’être ; & qu’on ne doit être humilié que d’avoir connu trop tard ses plaisirs.

Livello 3

Lettera/Lettera al direttore

Monsieur, Je vis avec mon mari comme avec un amant. Ces sottes gens, ces impertinentes bêtes qu’on appelle maris, ont la barbarie de vous assiéger partout, quand vous avez eu une fois le don fatal de leur plaire. Au lit, à la table, au jeu, aux bains, partout, Monsieur, leurs manieres grossieres, leurs regards lascifs signifient la même chose ; ils n’ont qu’une expression, qu’un mouvement, & une pauvre femme tremble toujours devant eux ; car cous pouvez sçavoir, Monsieur, qu’en général nous avons de la pudeur, de la froideur ; par conséquent beaucoup de mépris pour la grossiereté, & beaucoup de haine pour les importuns. Mon mari n’est pas fait comme cela ; représenté dans le même tableau avec les maris, il les efface tous ; ils font à côté de lui comme ces petites figures noires & grotesques, que le peintre a quelquefois l’adresse de parsemer dans un beau portrait. Je coule avec lui une vie délicieuse. Je sens beaucoup, je desire peu. La nature le fit exprès pour moi : c’est un homme très-aimable, un amant très-tendre ; un mari. . . . Ah ! Monsieur, ne lui donnons pas ce nom ; ce feroit l’outrager ; je vous prie de montrer le portrait que j’en fais ; c’est un monument de mon bonheur que je veux laisser à la postérité. Tracé par l’amour, il paroîtra suspect ; mais les gens du monde ne s’y tromperont point ; ils diront : Puisque c’est un mari peint par sa femme, il ne faut pas douter que la vérité n’y soit. J’ai l’honneur d’être, &c.