Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours VIII.
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Discours VIII.
Citation/Motto
Dans un endroit obscour, passant avec
Céphise, Un amant trop discret, lui disoit d’un ton doux :
Quelle commodité, trop aimable Marquise, Pour une amoureuse
entreprise, Si c’étoit une autre que vous ! Lors d’une souris
moqueur insultant au coupable, Et les yeux allumés d’amour &
de courroux ; Oui, la commodité, dit-elle, est admirable, Si
c’étoit un autre que vous.
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Je veux m’amuser aujourd’hui à
demander raison aux femmes, de deux procédés,
très-contraires, qui partent d’une regle de conduite qu’elles se
sont faite, & qu’un Philosophe peut leur reprocher à bon
droit. Je leur demanderai pourquoi, par leur extérieur sévere,
elles prétendent nous assujettir à tant de respect, &
pourquoi, en même temps, elles nous raillent avec si peu de
pitié, lorsque nous avons eu le malheur de les respecter trop.
Je sens que ma question est embarrassante, & qu’elle n’y
doivent pas répondre volontiers ; mais je les cite au tribunal
de la justice, où l’on est obligé de parler malgré soi, &
d’entendre des choses un peu dures, jusqu’à ce qu’on ait prouvé
son innocence. J’insiste donc, & je leur demande quelles
furent leurs vues, lorsqu’elles imaginerent une conduite aussi
bizarre ?. . . . J’ai beau insister, elles ne répondent point ?
Il m’est donc permis de les condamner. . . .
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O vous ! dont la sévérité est un
piége, épargnez des esclaves après les avoir enchaînés. Vous
ne naquites pas souveraines ; vous fîtes sur nos cœurs des
impressions charmantes, le desir alloit nous rendre
téméraires, vous nous imposâtes le respect ; nous obéîmes,
nous laissâmes échapper, pour vous plaire, le bonheur qui
s’offroit à nous. Un si grand sacrifice méritoit bien que
vous l’exigeassiez de bonne foi. Quand nous nous sommes
jettés dans vos chaînes, est-il juste de nous les
reprocher ? Quand nous avons écarté le plaisir enchanteur,
pour obéir au respect tyrannique, est-il décent que vous
méprisiez vous-même le maître que vous nous avez donné ?
Renoncez à un droit usurpé, & connoissez un bien plus
légitime ; souffrez que des escalves vils, soient
transformés en des amans aimables. Vous serez toujours assez
respectées, vous le serez du moins autant que
vous pouvez souhaiter de l’être ; le sentiment nous condamne
au respect, nous scavons tous que le bonheur n’est pas pour
les téméraires : vous jouirez d’un hommage plus vrai ; &
si la nature vous fit pour vous prévaloir de nos vertus, si
le respect est nécessairement un ridicule à vos yeux, vous
ferez du moins exempte du reproche de cruauté, quand vous le
raillerez en nous, puisque vous ne l’aurez pas exigé.
Metatextuality
Je joins à ces reproches naturels,
une Lettre qui prouvera combien ils sont raisonnables, &
fera connoître, de plus, qu’il y a un certain respect que
quelques femmes exigent dans des vues plus odieuses que
celle de s’en moquer quand elles l’ont obtenu, & que ce
procédé, qui n’est pas rare, mérite le mépris de tout homme
sensé. Je supprime les réflexions préliminaires que fait la
personne qui m’écrit, elles se retrouvent dans
celles que je viens de faire moi-même.
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Letter/Letter to the editor
Monsieur, étoit depuis quelque temps fort triste & fort
rêveur, s’éloignoit de toutes les parties, fuyoit les
femmes, & nous peignoit un homme, que la mélancholie
attaque, avec les armes de la raison. Son état m’alarma,
je lui demandai un jour quelle en étoit la cause.
Hélas ! me répondit-il, je n’ai que les
douleurs que je mérite : mon chagrin est le châtiment de
mon ingratitude. Cette réponse me rendit plus ardent à
lui arracher son secret, & je fus assez heureux pour
y parvenir.
Vous concevez aisément, Monsieur, l’impression
que furent sur lui ces foudroyantes paroles. Il
connoissoit trop son ami pour le soupçonner d’une lâche
méchanceté ; mais comment pouvoir croire qu’une femme
pour laquelle il avoit tant d’estime, pût mériter tant
de mérpis. Les vices trop réels de Cidalise me
fournissoient tant de moyens de la convaincre, que la
persuasion ne fut pas long-temps balancée par l’amour.
Mais je pourrai bien-tôt pénétrer cet étonnant
mystere. Cidalise me craint, je lui parlerai, & nous
scaurons tout. Dès qu’on a sur une
femme l’ascendant que donne les mérpis, on lit aisément
dans les replis de son cœur. Je m’attachai en effet à
lire dans ce cœur plus corrompu que tortueux. J’y
parvins aisément, & dès que je fus sûr d’avoir bien
vu, j’allai la trouver, & lui parlai en ces termes.
Cidalise ne songeant qu’à se remettre de
son trouble, ne songeoit pas à m’interrompre. J’attendis
quelque temps qu’elle rompît le silence, & de la
façon dont je lui parlois, cela ne devoit pas être bien
long. Voyant qu’elle ne s’y disposoit point :
Cidalise ne voyant pas de sortie à son embarras,
convint d’une partie de ce dont je l’accusois, mais ce
qu’elle pouvoit nier raisonnablement, elle le fit
tourner singuliérement à son avantage.
Elle me connoissoit pour un esprit résolu, &
dans l’état où elle étoit, on voit double. Elle eut
peut, & le Comte tarda peu à être heureux. Un pareil
bonheur, dû à mes soins, n’eût été qu’une trahison faite
à mon ami, si je n’avois eu des vues. Je rougissois pour lui d’une passion deshonorante &
dangereuse, mais trop convaincu de l’inutilité des
conseils, c’étoit en favorisant ses feux que je voulois
les éteindre : j’y réussis. Le Comte devenu heureux,
jouit trop, ne prévit pas assez, & cessa enfin
d’être sensible. Le feu de l’âge avoit fait l’abus des
plaisirs, & je m’y attendois : ce feu s’éteint
bientôt par l’excès ; eh, comment ne s’éteindroit-il
pas, quand par sa nature même, & dans la conduite la
plus prudente, il n’agit que pour se détruire ! Le
Comte, jeune encore, ignorant la regle utile de
l’appréciation, & jugeant de lui par son état, fut
humilié de la perte de ses desirs. Cessez, lui dis-je,
cessez de vous livrer à des regrets trop indignes de
vous ; l’erreur les a fait naître, & ne les justifie
pas : scavez-vous de quel bonheur vous pleurez la
perte ? Connoissez vos illusions & vos ressources.
Trouveriez-vous bien heureux un homme
qui, dans l’accès d’une fievre ardente, croiroit regner
sur l’univers ! Et le trouveriez-vous bien raisonnable
ensuite, lorsque, secouru par des médecins habiles, vous
lui verriez des regrets pour son empire, & de
l’horreur pour sa santé ? Vous êtes dans le même cas.
Vos desirs ont été une fievre ardente ; vos plaisirs un
délire funeste ; & vos regrets sont ceux d’un malade
à l’extrêmité, qu’on ramene à la vie, & qui pleure
la perte de ses songes. Mais votre malheur ne finit
point là, continuai-je : Un premier délire a abusé vos
sens : ses charmes se sont évanouis, & vous croyez
être devenu insensible ! C’est une léthargie qui succede
à une autre. Rassurez-vous, mon cher Comte ; l’amour,
pour lequel vous êtes fait, vous réserve des sentimens
& des plaisirs plus vrais. Ce n’est point par des
raisonnemens que je prétends vous en
convaincre. La raison, on nous éclairant, nous rend
souvent malheureux, l’amour commence notre bonheur avec
notre repentir. Vous éprouverez un jour qu’on ne peut
être heureux que par lui, quand on a le cœur tendre ;
qu’avec lui, quelque dérangement qui puisse arriver dans
les organes, on ne cesse de jouir, que lorsqu’on cesse
d’être ; & qu’on ne doit être humilié que d’avoir
connu trop tard ses plaisirs.
Heteroportrait
J’ai un ami, qui est, tout à la fois,
spirituel, tendre, sincere, beau, bienfait, digne
enfin de la tendresse de la plus aimable femme de la
terre. Malheureusement il est des femmes avec qui
toutes ces qualités n’empêcherent pas un amant
d’être très-trompé & très-malheureux. Le Comte
du * * *, dont je veux ici parler, naturellement ami
du plaisir, & que j’avois toujours vu gai,
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Dialogue
Plaignez-moi, me
dit-il, & condamnez-moi en même temps ;
j’aime, & je suis aimé d’une femme dont je ne
suis pas digne. Lorsque je lui parlai de mon
amour, je l’y trouvai préparée, & déjà aussi
sensible que je pouvois esperer qu’elle le
devînt : trop équitable pour me faire un crime
d’une passion qu’elle partageoit, trop sincere
pour paroître fâchée d’un aveu qui faisoit son
bonheur, elle n’eût ni l’injustice de me gronder,
ni la force de se taire. Elle me dit qu’elle
m’aimoit ; mais en me rendant heureux par-là,
combien d’obstacles ne mit-elle pas d’ailleurs à
ma félicité ! Elle me fit jurer que je n’exigerois
jamais ses faveurs. J’avois vaincu, me dit-elle, les terreurs que l’amour lui avoit
toujours causées, elle vouloit bien m’avouer
qu’elle étoit devenue sensible, elle vouloit bien
consentir à l’être ; mais elle ne vouloit point
devenir vicieuse, & elle ne me dissimuloit
point que si j’avois plus d’ambition qu’elle ne
pouvoit avoir de foiblesse, je n’obtiendrois rien
de plus, & je perdrois au contraire ce que
j’avois obtenu. Vous croyez, poursuivit le Comte,
qu’une pareille loi a dû me rendre aussi descret
qu’elle étoit respectable ? Vous vous trompez,
vous me supposez de la délicatesse ? Vous me
faites plus d’honneur que je ne mérite. Il est
vrai, & cet aveu peut me rendre moins
criminel, que je me suis trompé moi-même. Jusqu’à
présent, n’ayant jamais aimé, je m’étois cru un
cœur fait pour l’amour, c’est-à-dire, des
sentimens dignes de lui ; mais depuis on
engagement, trop désabusé d’une
erreur flatteuse, j’éprouve, & je suis obligé
de convenir que je m’étois mal connu. De simples
sentimens n’ont suffit qu’un seul jour à mon
bonheur ; j’ai bien-tôt exigé des sacrifices ; je
les ai sollicités avec une ardeur offensante : ma
maîtresse a voulu modérer des desirs qui me
rendoient importun autant que mal-honnête homme ;
je n’ai voulu écouter que mon dépit, je n’ai été
sensible qu’à ses refus ; je viens de me brouiller
avec elle, & je touche au moment de la perdre
pour jamais. Vous n’êtes pas si criminel que vous
vous l’imaginez, luis dis-je sérieusement, &
votre maîtresse est peut-être trop vertueuse. Il y
a moyen de raccommoder tout cela. Les amans se
brouillent tous les jours, & ne s’en aiment
que mieux : l’amour est un jeu continuel de
raquettes. Quelle est la femme que vous aimez ?
C’est Cidalise. Cidalise !
m’écriai-je, en faisant un éclat de rire :
Cidalise? Oh ! je ne m’étonne plus qu’on vous ait
montré tant de vertu ; on n’avoit que cela
d’honnête à vous montrer.
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Dialogue
Je ne puis deviner à
présent le motif de ses singuliers refus, lui
dis-je ; ce que je puis vous assurer, c’est que le
miracle commence à vous.
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Dialogue
Nous devons nous
connoître, Madame : bannissez donc toute
dissimulation avec moi. Pour motif de la sincerité
que j’exige, je vous propose votre propre intérêt.
Le mien, confondu dans celui d’un ami que j’aime,
ne me permettroit pas de vous pardonner le moindre
détour. Je viens vous demander, Madame, la raison
qui vous a portée à refuser au Comte des faveurs
que vous avec accordées à des gens qui n’en
étoient pas dignes, & à qui vous n’aviez même
pas fait, comme à lui, l’honneur de leur dire que
vous les aimiez ? Quel dessein a pu
vous conduire ? Est-ce pure singularité, pur
caprice ? Avez-vous cru que donner son cœur &
sa personne, tout à la fois, fut un bienfait trop
considérable pour des indignes mortels ? ou ne
pouvant honnêtement faire autant d’esclaves que
vous en souhaitiez, par des dons ainsi compliqués,
n’avez-vous songé qu’à étendre votre empire, en
partageant ainsi vos saveurs ? Je vous interroge,
Madame, je le dois, j’en suis humilié moi-même ;
mais le désespoir d’un ami m’y contraint, & je
vous supplie de ne pas me mettre dans le cas de
douter de la sincerité de votre réponse. Je ne
réponds pas à des questions impertinentes, me dit
Cidalise. Vous aurez pourtant la bonté de répondre
à celle-ci, repris-je ; j’ai de terribles raisons
pour vous y résoudre, & c’est pour vous-même,
pour l’acquit de ma conscience, que je vous presse
là-dessus.
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Dialogue
Eh bien, repris-je,
vous ne voulez donc pas me dire votre secret ?
J’en vois la difficulté ; une fausse honte vous
retient ? Il faut donc que je vous y encourage par
l’aveu de mes propres idées. Premiérement,
continuai-je, vous aimez l’argent, il vous en
faut, & le Comte qui n’a qu’une pension,
n’ayant pu acheter ce que, dans votre systême,
vous ne pouvez donner gratuitement à personne, il
n’a pu l’obtenir. Secondement, comme on peut
éloigner un amant par les saveurs, & que le
Comte, par sa figure, ajoutoit beaucoup à votre
célébrité, vous avez voulu le fixer par des
rigueurs, & vous en servir comme
d’une belle enseigne ? Je devine, sans doute ?
convenez-en de bonne foi ; vous scavez qu’on ne me
trompe point.
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Dialogue
J’avoue, me dit-elle,
que jusqu’au moment où j’ai vu le Comte, j’ai eu
le malheur de mettre un prix à mes foiblesses. Née
vaine & pauvre, n’aimant pas le plaisir &
craignant l’amour, j’envisagerois une passion
comme un écueil, & un homme comme une
ressource. Je connus le Comte, & je sentis que
la raison avoit trompé la nature : je l’aimai
& je ne combattis point un penchant qui, en
m’apprenant à me connoître commençoit mon bonheur.
Mais ne connoissant encore les hommes que par leur
inconstance, je craignis qu’en
comblant les vœux de mon amant, je ne travaillasse
à la perdre, & je le rendis malheureux pour ne
le pas rendre inconstant. Il est possible, lui
dis-je, que votre aveu soit sincere, mais
malheureusement je vous connois un peu ; &
dans un aussi grand intérêt que celui qui me fait
agir, votre innocence doit m’être suspecte. Ainsi,
Madame, si vous aimez véritablement le Comte, s’il
est vrai que vous souhaitiez de le conserver,
l’unique moyen qu’il vous reste pour cela, c’est
de cesser de la tourmenter.
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Letter/Letter to the editor
Monsieur, Je vis avec mon
mari comme avec un amant. Ces sottes gens, ces
impertinentes bêtes qu’on appelle maris, ont la barbarie
de vous assiéger partout, quand vous avez eu une fois le
don fatal de leur plaire. Au lit, à la table, au jeu,
aux bains, partout, Monsieur, leurs manieres grossieres,
leurs regards lascifs signifient la même chose ; ils n’ont qu’une expression, qu’un mouvement,
& une pauvre femme tremble toujours devant eux ; car
cous pouvez sçavoir, Monsieur, qu’en général nous avons
de la pudeur, de la froideur ; par conséquent beaucoup
de mépris pour la grossiereté, & beaucoup de haine
pour les importuns. Mon mari n’est pas fait comme cela ;
représenté dans le même tableau avec les maris, il les
efface tous ; ils font à côté de lui comme ces petites
figures noires & grotesques, que le peintre a
quelquefois l’adresse de parsemer dans un beau portrait.
Je coule avec lui une vie délicieuse. Je sens beaucoup,
je desire peu. La nature le fit exprès pour moi : c’est
un homme très-aimable, un amant très-tendre ; un
mari. . . . Ah ! Monsieur, ne lui donnons pas ce nom ;
ce feroit l’outrager ; je vous prie de montrer le
portrait que j’en fais ; c’est un monument
de mon bonheur que je veux laisser à la postérité. Tracé
par l’amour, il paroîtra suspect ; mais les gens du
monde ne s’y tromperont point ; ils diront : Puisque
c’est un mari peint par sa femme, il ne faut pas douter
que la vérité n’y soit. J’ai l’honneur d’être,
&c.