Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours III.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.3339
Ebene 1
Discours III.
C’est l’état d’un homme que la
modération des desirs a rendu heureux : état préférable à toutes
les richesses & à tous les trônes de
l’univers. Le Maréchal de *** dans sa retraite, qu’on trouva
extraordinaire, disoit, quelques mois avant sa mort, au Marquis
de **** :
il l’informe de
toutes les nouvelles vraies ou fausses ; de
toutes les brochures bonnes ou mauvaises qui inondent
Paris ; le pere répond, & comme ils ont beaucoup
d’esprit l’un & l’autre, il regne je ne sçais quelle
philosophie dans leurs lettres, qui transporte, l’un dans
les bois, l’autre à la ville, pour leur faire goûter en
société, ce plaisir de penser que la vieillesse fuit comme
un malheur, & que la jeunesse regarde comme un radotage.
L’autre est mariée & vit auprès de son pere, avec son
mari qui, par ses sentimens, ses soins, son humeur
charmante, n’est qu’un fils de plus dans la maison. Ce
dernier fut long-temps homme de lettres, avec beaucoup de
gloire, & fort peu d’ambition. Il a quitté le monde pour
oublier ce qu’il y a vu, mais s’en souvenant encore assez
pour être très-agréable lorsqu’il raconte, & très varié
dans sa conversation. Il ne lit plus, n’écrit plus, toujours
dans le dessein d’oublier ; & peut-être
seroit-il devenu triste & malheureux, si sa femme qui,
avec de l’esprit, n’a heureusement pas plus de connoissances
qu’il n’en veut conserver lui-même, ne préféroit la guitarre
& la Fontaine à la lyre & à Montesquieu. Un homme
aussi heureusement partagé & entouré, que l’est aimable
campagnard dont je parle, est aisément philosophe. Des
plaisirs simples, des vues simples font la vraie
philosophie, & tout cela se trouve loin du monde, parmi
des amis simples comme vous. J’allai voir cet heureux la
semaine passée. J’avois vécu avec lui autrefois, &
j’avois commencé à le connoître dans le temps que, par ses
tranquilles & sages réflexions, il jettoit les fondemens
de son bonheur. J’ai conservé un commerce avec lui, & je
lui écris, surtout lorsque j’ai quelque chagrin ; je ne
trouve que dans ses lettres cette sensibilité
qui flatte, cette onction <sic> qui adoucit, ces
vérités fortes qui vous entraînent à mépriser la douleur, en
vous mettant sous les yeux la nécessité de votre destinée,
& le malheur de l’univers. Les gens du monde, les gens
d’esprit ne sont pas si propres à consoler que cette sorte
de gens-là. Je le trouvai dans son potager, assis sous un
berceau, qu’il a fait élever exprès, pour pouvoir en tout
temps & à toute heure compter, dit-il, ses richesses ;
car il méprise l’or qui ne lui est plus nécessaire, & il
préfere de belles poires & de belles pêches à d’inutiles
écus. Il m’embrassa avec cette joie vivre qui sort de l’ame,
& la peint si fidelement. Il y avoit long-temps que je
lui promettois de l’aller voir ; mes occupations s’y
opposoient toujours. Il étoit étonné & ravi, il ne
pouvoit se lasser de m’embrasser & de me regarder.
Aussi charmé que lui, je voulus visiter ces vergers
& ces jardins, déja chers à mon cœur, par le bonheur de
mon ami. J’y trouvai partout le goût & l’abondance. La
main du maître, cette main que dans le monde, le tumulte,
l’agitation continuelle, ne permettent d’appliquer à rien,
étoit ici imprimée partout. Nous prîmes le chemin de la
ferme. En m’y conduisant, il me parla de ses moutons, de ses
vaches, de sa basse-cour. Je l’écoutois, je voyois cette
petite vanité de sentiment, qui manifeste si bien le
bonheur, & je sentois que je prenois des rapports avec
tout ce qui l’excitoit en lui.
Nous arrivâmes, & le premier objet que nous
apperçûmes fut justement le fermier. Son air vénérable me
frappa. Sa façon seule d’aborder son maître me fit juger du
respect & de l’attachement qu’il a pour lui.
Nous nous levâmes & nous prîmes le chemin du château. En marchant, il me dit :
Je ne répondois plus, tout ce qu’il me disoit
s’imprimoit dans mon cœur, & me tenoit dans une extase
continuelle. Dès que nous fûmes arrivés au château, il me
fit monter dans sa chambre ; il prit lui-même du linge en
assez grande quantité, tira quatre louis de sa bourse, remit
le tout à un domestique en lui ordonnant de le porter au
fermier ; & tout cela avec une simplicité,
une abondance de plaisir qui m’auroient fait une ame, s’il
m’avoit fallu des exemples pour apprendre à donner. L’envoi
fait, nous passâmes dans la salle où dansoient les paysans ;
mais nous n’y restâmes pas long-temps. Il me fit appercevoir
que nous les gênions.
Il parloit alors volontiers des arts & des
auteurs ; mais je le trouvai tout changé ; il parla peu
pendant un quart d’heure, & il ne lui échappa rien qui
pût me le faire reconnoître. Je l’écoutois avec surprise, il
s’en apperçut & prévint mes questions.
Il alloit continuer lorsque sa femme parut dans
l’allée où nous nous promenions, & nous aborda.
Nous rentrâmes dans le château, & ce fut pour y
jouir d’un nouveau spectacle. Ces paysans, que ma présence
avoit contraints, ne furent plus gênés, lorsqu’ils me virent
avec leur maîtresse. Ils étoient si accoutumés à se regarder
comme de la maison, qu’ils se mêlerent avec nous au moindre
signe qu’on leur en fit. Quel hommage pour des maîtres, que
cette sécurité dans des sujets ! Il fallut enfin se mettre à
table. Je passe sur la façon dont elle fut
servie, sur les propos dont nous assaisonnâmes les vins
& les ragoûts ; le plaisir & l’esprit président à la
table des sages. O médiocrité ! apprends-nous à te cherir
pour être heureux ! A minuit je me retirai dans la chambre
qu’on m’avoit destinée. La danse m’avoit un peu fatigué,
mais le sommeil n’en étoit pas plus près de mes paupieres.
Tout ce que j’avois vu m’appelloit à une sorte de
méditation. Je ne pus fermer l’oeil de toute la nuit. Ces
paysans surtout me revenoient sans cesse à l’ésprit. Leur
joie vive, leur familiarité honnête, leur intelligence
délicieuse me peignoient la nature telle qu’on peut à peine
se la persuader dans les tableaux les plus touchans, quand
l’ame est vicieuse ou insensible. Oui, m’écrirai-je, l’âge
d’or ne fut point une fable, la vérité conduisoit les
crayons qui nous en ont transmis l’image ; il
existe encore des heureux, mais il faut descendre pour les
trouver. . . . Je finis ma description. J’étois obligé de
revenir le lendemain de bonne heure à Paris, je partis sans
vouloir prendre congé de personne. Je sentois que je
n’aurois pu quitter ce séjour enchanteur, si la séduction
s’en étoit mêlée.
Ebene 2
Zitat/Motto
Passer quelques heures à lire, Est
mon plus doux amusement, Je me fais un plaisir d’écrire Et
non pas un attachement. Je perds le goût de la satyre. L’art
de louer malignement Cede au secret de pouvoir dire Des
vérités obligeamment. Je vis aux confins de la France, Sans
besoin, & sans abondance, Content d’un vulgaire destin.
J’aime la vertu sans rudesse, J’aime le plaisir sans
mollesse, J’aime la vie, & n’en crains pas la fin. Tiré
d’un Recueil de vers, imprimé en 3.vol. in 12. Dédié à M. le
Duc d’Orléans.
Ebene 3
Dialog
J’ai tout vu, j’ai vu des
coffres forts, des cabinets de curieux, des palais
superbes, des jardins enchantés ; mais croyez-moi, mon
ami, j’aime mieux ma petite bourse ; cette femme-là
& mon petit château, que tout ce que j’ai vu. Un
jour qu’il répétoit ce discours, le Marquis lui dit :
Oui, M. le Maréchal, je vois bien que vous êtes heureux.
Mais quand vous commandiez cent mille hommes, quand vous
arriviez à Versailles si triomphant, quand vous en
partiez pour aller triompher. . . . Ah ! répondit-il :
Zitat/Motto
Pourquoi chercher si
loin la gloire ! Le plaisir est si près de nous.
Allgemeine Erzählung
Fremdportrait
Je connois un homme qui a
pensé comme le Maréchal ; & qui jouit d’un bonheur dont on ne vit jamais que la simple
image sur la terre. Il a quitté le monde, malgré
l’enchantement des richesses, des honneurs & de la
célébrité. Il vit dans une terre de dix mille livres de
rente qu’il a abondonnée, pour cette somme annuelle, à
un fermier qui autrefois lui sauva la vie, & qui s’y
enrichit par son industrie, en fructifiant chaque jour
l’héritage des enfans de son maître. Il a une femme
qu’il éprouva six ans avant de l’épouser, & qui n’a
changé depuis son mariage, que pour montrer des vertus
que cet état seul peut faire connoître. Deux enfans lui
sont restés de cinq qu’il avoit eus, un fils & une
fille. L’un est dans la robe, & possède une charge
distinguée, qu’il honore encore plus qu’il n’en est
décoré. Il écrit toutes les semaines à son pere, qu’il
aime & respecte beaucoup ;
Ebene 3
Dialog
Enfin, me dit-il, je vous possede, j’ai ce que je
souhaitois tant ; je ne sçaurois vous dire combien
tous ces jardins, tous ces vergers s’embellissent
par votre présence.
Ebene 3
Dialog
Vous êtes toujours content
de votre fermier, lui demandai-je ? Oh ! toujours,
me répondit-il ; , c’est un homme comme
il n’y en eut jamais. Vous allez le voir, vous serez
charmé de le connoître. Il est bon qu’un Spectateur
voie les hommes dans leur état, dans leur maison ;
celui-ci vous retracera les anciens temps, ces temps
où l’on dit que l’innocence habitoit sous le chaume.
Vous jugerez si l’on nous a conté des fables ; pour
moi, je ne le crois plus, quand je vois mon ami
Dufour.
Ebene 3
Dialog
Eh bien, maître Dufour,
lui dit-il, comment vous portez-vous ? nous venons
vous voir. Monsieur, lui répondit-il, vous me faites
trop d’honneur ; ma santé est toujours bonne, les
gueux ont ce privilege-là. Ah ! gueux, reprit mon
ami, je serois bien fâché que vous le
fussiez. Je ne lui fuis pas non plus, reprit-il,
avec un aimable souris, je ne puis jamais l’être
avec votre bonté. Nous entrâmes dans la maison,
& maître Dufour nous en fit les honneurs, avec
plus d’aisance que n’en ont bien des gentilshommes
dans leurs châteaux à bastions. Nous nous assîmes,
& le bon homme restoit debout. Son maître lui
dit de s’asseoir, il se plaça vers la porte. Venez
vous mettre ici, reprit mon ami, venez M. Dufour,
vous ne devez jamais mettre de distance entre vous
& moi, souvenez-vous que vous m’avez sauvé la
vie, & que sans vous, je n’aurois pas le bonheur
d’être ici. Mais, poursuivit-il, je vous vois là un
enfant que je ne vous connoissois pas. Il est joli ;
quel âge a-t-il ? Il a cinq ans, Monsieur, mais il
n’est point à moi, c’est un petit orphelin que j’ai
retiré depuis huit jours. Un orphelin ! vous ne m’aviez pas parlé de cela, M. Dufour.
Je vous le recommande, & je m’en fie à vous.
D’où vous est-il venu ? De la providence, Monsieur.
Il vient de bonne main, maître Dufour : je ne veux
pas vous en priver ; mais vous lui donnerez du pain,
& moi des habits. Vous sçavez pourtant de qui il
est né ? Oui, Monsieur, ma femme l’a nourri. Son
pere étoit un pauvre Officier, & vient d’être
tué ; sa mere est morte de chagrin, & l’on me
l’a apporté, pensant bien qui je le recevrois. C’est
que l’on connoît votre bon cœur ; mais vous ne me
parliez pas de tout cela. Le fils d’un Officier !
maître Dufour, je vous la recommande, je vais vous
envoyer du ligne ; il faut qu’il ne manque de rien,
que le maître d’école en ait soin ; je payerai tout
cela ; j’ai encore quelques louis au service des
enfans des Officiers. . . .
Ebene 3
Dialog
J’ai commencé par vous
faire voir ce que j’ai de moins précieux ; ma femme,
ma fille & mon gendre sont allés faire une
visite à deux lieues d’ici, & ne doivent revenir
qu’à la nuit. Nous nous amuserons, en attendant, à
voir danser mes paysans ; je leur prête ma salle
basse, & leur paye deux violons tous les
dimanches. Car vous ne sçauriez croire combien
j’aime à voir des heureux, j’en ai si peu vu dans le
monde que je suis enfant pour cela.
Ebene 3
Dialog
Allons-nous en, me dit-il,
ils sont contraints, c’est votre présence qui fait
cela ; car pour moi, ils me connoissent si bien,
qu’il n’y a plus que de l’attachement dans leurs
manieres ; mais ils n’oublient pas leur devoir pour
cela, & devant un étranger ils font toujours
connoître qu’ils s’en souviennent. Retirons-nous ;
ils sont chez moi, & je dois leur répondre de la
douceur de leurs plaisirs. Nous fûmes à peine
rentrés dans le jardin, que nous apperçûmes la
carrosse de la maison. Nous allâmes au-devant des
trois cheres personnes qu’il renfermoit. Pourrai-je
dire avec quel plaisir, avec quelle
joie ils se revirent tous ? Ces tableaux ne sont
faits, ni pour l’esprit, ni pour les yeux, & la
plume ni le pinceau ne sçauroient jamais les rendre.
La tendresse ne prit rien sur l’attention. J’étois
leur ami à tous, un regard & un mot m’apprirent
qu’ils étoient ravis de me voir. Les Dames allerent
se reposer. Je restai avec le beau-pere & le
gendre. J’avois beaucoup vécu avec ce dernier,
lorsque Paris retentissoit de ses ouvrages & de
sa gloire.
Ebene 3
Dialog
Vous me demanderiez
volontiers des nouvelles de mon esprit, me dit-il,
je n’en ai plus, j’ai fait tout ce que je pouvois
pour devenir bête ; j’y suis parvenu,
je ne suis plus qu’un simple animal domestique,
& personne ne peut sçavoir, comme moi, combien
je me trouve heureux dans les limites de ma
végétation. . . La métamorphose est incroyable, lui
dis-je, mais le projet ne l’est pas. Je conçois
qu’il est un bonheur plus grand que la gloire, &
des plaisirs plus doux que les talens. C’est à cet
homme-là, reprit-il, en montrant son beau-pere, à
qui j’ai cette obligation. Quand j’ai vu qu’avec
beaucoup d’argent, beaucoup d’honneur, beaucoup de
renommée, beaucoup d’esprit, on pouvoit souhaiter
encore le bonheur, & dans ce voeu si raisonnable
être obligé de quitter tout, de courir après la
médiocrité, pour pouvoir se dire qu’on a vécu un
jour ; j’ai dit, gloire, talens, livres, fortune,
vous m’avez trompé, & je suis malheureux. Je
suis venu ici, j’ai envisagé la démarche que j’allois faire, mais j’ai surtout consideré
attentivement cette maison. Je l’ai vue comme on
voit ces côteaux éloignés, sur lesquels le soleil, à
travers les nuages retrace l’image du bonheur de nos
peres, & où la nature nous appelle pour nous y
couronner de fleurs ; & je n’ai plus balancé.
J’ai pourtant conservé une bibliotheque,
continua-t-il, mais Ovide, la Fontaine, &
Deshoulieres en forment tous les volumes. Vous devez
être un philosophe très-gai & très tendre, lui
dis-je en badinant ! Oui, je suis très-tendre &
très-gai, répondit-il, mais pour philosophe, je ne
le suis point. Peut-on jamais l’être ? C’est encore
une illusion que l’ennui du monde nous fait chérir,
& que la vérité de la solitude nous fait perdre.
Ebene 3
Dialog
Elle venoit me proposer, nous dit-elle, de danser un menuet
avec elle. Tout ce que je voyois depuis quatre
heures me mettoit dans un mouvement de joie que je
n’avois jamais éprouvé. Vous attachez peut-être
quelque gloire à me tenter, lui dis-je ? Un
Spectateur, un homme grave vous paroît un danseur
digne de vos charmes ! Eh bien, Madame, je danserai,
mais ce sera avec tant de plaisir, que vous ne
pourrez pas vous canter de m’avoir séduit.