Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours III.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.2\003 (1758), S. 122-139, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1934 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours III.

Ebene 2► Zitat/Motto► Passer quelques heures à lire,

Est mon plus doux amusement,

Je me fais un plaisir d’écrire

Et non pas un attachement.

Je perds le goût de la satyre.

L’art de louer malignement

Cede au secret de pouvoir dire

Des vérités obligeamment.

Je vis aux confins de la France,

Sans besoin, & sans abondance,

Content d’un vulgaire destin.

J’aime la vertu sans rudesse,

J’aime le plaisir sans mollesse,

J’aime la vie, & n’en crains pas la fin.

Tiré d’un Recueil de vers, imprimé en 3.vol. in 12. Dédié à M. le Duc d’Orléans. ◀Zitat/Motto

C’est l’état d’un homme que la modération des desirs a rendu heureux : état préférable à toutes les ri-[123]chesses & à tous les trônes de l’univers. Le Maréchal de *** dans sa retraite, qu’on trouva extraordinaire, disoit, quelques mois avant sa mort, au Marquis de **** : Ebene 3► Dialog► J’ai tout vu, j’ai vu des coffres forts, des cabinets de curieux, des palais superbes, des jardins enchantés ; mais croyez-moi, mon ami, j’aime mieux ma petite bourse ; cette femme-là & mon petit château, que tout ce que j’ai vu. Un jour qu’il répétoit ce discours, le Marquis lui dit : Oui, M. le Maréchal, je vois bien que vous êtes heureux. Mais quand vous commandiez cent mille hommes, quand vous arriviez à Versailles si triomphant, quand vous en partiez pour aller triompher. . . . Ah ! répondit-il :

Zitat/Motto► Pourquoi chercher si loin la gloire !

Le plaisir est si près de nous. ◀Zitat/Motto ◀Dialog ◀Ebene 3

Allgemeine Erzählung► Fremdportrait► Je connois un homme qui a pensé comme le Maréchal ; & qui jouit d’un [124] bonheur dont on ne vit jamais que la simple image sur la terre. Il a quitté le monde, malgré l’enchantement des richesses, des honneurs & de la célébrité. Il vit dans une terre de dix mille livres de rente qu’il a abondonnée, pour cette somme annuelle, à un fermier qui autrefois lui sauva la vie, & qui s’y enrichit par son industrie, en fructifiant chaque jour l’héritage des enfans de son maître. Il a une femme qu’il éprouva six ans avant de l’épouser, & qui n’a changé depuis son mariage, que pour montrer des vertus que cet état seul peut faire connoître. Deux enfans lui sont restés de cinq qu’il avoit eus, un fils & une fille. L’un est dans la robe, & possède une charge distinguée, qu’il honore encore plus qu’il n’en est décoré. Il écrit toutes les semaines à son pere, qu’il aime & respecte beaucoup ; ◀Fremdportrait il l’informe de toutes les nouvelles vraies [125] ou fausses ; de toutes les brochures bonnes ou mauvaises qui inondent Paris ; le pere répond, & comme ils ont beaucoup d’esprit l’un & l’autre, il regne je ne sçais quelle philosophie dans leurs lettres, qui transporte, l’un dans les bois, l’autre à la ville, pour leur faire goûter en société, ce plaisir de penser que la vieillesse fuit comme un malheur, & que la jeunesse regarde comme un radotage. L’autre est mariée & vit auprès de son pere, avec son mari qui, par ses sentimens, ses soins, son humeur charmante, n’est qu’un fils de plus dans la maison. Ce dernier fut long-temps homme de lettres, avec beaucoup de gloire, & fort peu d’ambition. Il a quitté le monde pour oublier ce qu’il y a vu, mais s’en souvenant encore assez pour être très-agréable lorsqu’il raconte, & très varié dans sa conversation. Il ne lit plus, n’écrit plus, toujours dans le dessein [126] d’oublier ; & peut-être seroit-il devenu triste & malheureux, si sa femme qui, avec de l’esprit, n’a heureusement pas plus de connoissances qu’il n’en veut conserver lui-même, ne préféroit la guitarre & la Fontaine à la lyre & à Montesquieu.

Un homme aussi heureusement partagé & entouré, que l’est aimable campagnard dont je parle, est aisément philosophe. Des plaisirs simples, des vues simples font la vraie philosophie, & tout cela se trouve loin du monde, parmi des amis simples comme vous. J’allai voir cet heureux la semaine passée. J’avois vécu avec lui autrefois, & j’avois commencé à le connoître dans le temps que, par ses tranquilles & sages réflexions, il jettoit les fondemens de son bonheur. J’ai conservé un commerce avec lui, & je lui écris, surtout lorsque j’ai quelque chagrin ; je ne trouve que dans [127] ses lettres cette sensibilité qui flatte, cette onction <sic> qui adoucit, ces vérités fortes qui vous entraînent à mépriser la douleur, en vous mettant sous les yeux la nécessité de votre destinée, & le malheur de l’univers. Les gens du monde, les gens d’esprit ne sont pas si propres à consoler que cette sorte de gens-là. Je le trouvai dans son potager, assis sous un berceau, qu’il a fait élever exprès, pour pouvoir en tout temps & à toute heure compter, dit-il, ses richesses ; car il méprise l’or qui ne lui est plus nécessaire, & il préfere de belles poires & de belles pêches à d’inutiles écus. Il m’embrassa avec cette joie vivre qui sort de l’ame, & la peint si fidelement. Il y avoit long-temps que je lui promettois de l’aller voir ; mes occupations s’y opposoient toujours. Il étoit étonné & ravi, il ne pouvoit se lasser de m’embrasser & de me regarder. Ebene 3► Dialog► Enfin, me dit-il, [128] je vous possede, j’ai ce que je souhaitois tant ; je ne sçaurois vous dire combien tous ces jardins, tous ces vergers s’embellissent par votre présence. ◀Dialog ◀Ebene 3 Aussi charmé que lui, je voulus visiter ces vergers & ces jardins, déja chers à mon cœur, par le bonheur de mon ami. J’y trouvai partout le goût & l’abondance. La main du maître, cette main que dans le monde, le tumulte, l’agitation continuelle, ne permettent d’appliquer à rien, étoit ici imprimée partout. Nous prîmes le chemin de la ferme. En m’y conduisant, il me parla de ses moutons, de ses vaches, de sa basse-cour. Je l’écoutois, je voyois cette petite vanité de sentiment, qui manifeste si bien le bonheur, & je sentois que je prenois des rapports avec tout ce qui l’excitoit en lui. Ebene 3► Dialog► Vous êtes toujours content de votre fermier, lui demandai-je ? Oh ! toujours, me répondit-il ; [129] , c’est un homme comme il n’y en eut jamais. Vous allez le voir, vous serez charmé de le connoître. Il est bon qu’un Spectateur voie les hommes dans leur état, dans leur maison ; celui-ci vous retracera les anciens temps, ces temps où l’on dit que l’innocence habitoit sous le chaume. Vous jugerez si l’on nous a conté des fables ; pour moi, je ne le crois plus, quand je vois mon ami Dufour. ◀Dialog ◀Ebene 3 Nous arrivâmes, & le premier objet que nous apperçûmes fut justement le fermier. Son air vénérable me frappa. Sa façon seule d’aborder son maître me fit juger du respect & de l’attachement qu’il a pour lui. Ebene 3► Dialog► Eh bien, maître Dufour, lui dit-il, comment vous portez-vous ? nous venons vous voir. Monsieur, lui répondit-il, vous me faites trop d’honneur ; ma santé est toujours bonne, les gueux ont ce privilege-là. Ah ! gueux, reprit mon ami, je serois bien [130] fâché que vous le fussiez. Je ne lui fuis pas non plus, reprit-il, avec un aimable souris, je ne puis jamais l’être avec votre bonté. Nous entrâmes dans la maison, & maître Dufour nous en fit les honneurs, avec plus d’aisance que n’en ont bien des gentilshommes dans leurs châteaux à bastions. Nous nous assîmes, & le bon homme restoit debout. Son maître lui dit de s’asseoir, il se plaça vers la porte. Venez vous mettre ici, reprit mon ami, venez M. Dufour, vous ne devez jamais mettre de distance entre vous & moi, souvenez-vous que vous m’avez sauvé la vie, & que sans vous, je n’aurois pas le bonheur d’être ici. Mais, poursuivit-il, je vous vois là un enfant que je ne vous connoissois pas. Il est joli ; quel âge a-t-il ? Il a cinq ans, Monsieur, mais il n’est point à moi, c’est un petit orphelin que j’ai retiré depuis huit jours. Un orphelin ! vous [131] ne m’aviez pas parlé de cela, M. Dufour. Je vous le recommande, & je m’en fie à vous. D’où vous est-il venu ? De la providence, Monsieur. Il vient de bonne main, maître Dufour : je ne veux pas vous en priver ; mais vous lui donnerez du pain, & moi des habits. Vous sçavez pourtant de qui il est né ? Oui, Monsieur, ma femme l’a nourri. Son pere étoit un pauvre Officier, & vient d’être tué ; sa mere est morte de chagrin, & l’on me l’a apporté, pensant bien qui je le recevrois. C’est que l’on connoît votre bon cœur ; mais vous ne me parliez pas de tout cela. Le fils d’un Officier ! maître Dufour, je vous la recommande, je vais vous envoyer du ligne ; il faut qu’il ne manque de rien, que le maître d’école en ait soin ; je payerai tout cela ; j’ai encore quelques louis au service des enfans des Officiers. . . . ◀Dialog ◀Ebene 3 Nous nous levâmes & nous prîmes le [132] chemin du château. En marchant, il me dit : Ebene 3► Dialog► J’ai commencé par vous faire voir ce que j’ai de moins précieux ; ma femme, ma fille & mon gendre sont allés faire une visite à deux lieues d’ici, & ne doivent revenir qu’à la nuit. Nous nous amuserons, en attendant, à voir danser mes paysans ; je leur prête ma salle basse, & leur paye deux violons tous les dimanches. Car vous ne sçauriez croire combien j’aime à voir des heureux, j’en ai si peu vu dans le monde que je suis enfant pour cela. ◀Dialog ◀Ebene 3 Je ne répondois plus, tout ce qu’il me disoit s’imprimoit dans mon cœur, & me tenoit dans une extase continuelle. Dès que nous fûmes arrivés au château, il me fit monter dans sa chambre ; il prit lui-même du linge en assez grande quantité, tira quatre louis de sa bourse, remit le tout à un domestique en lui ordonnant de le porter au fermier ; & tout cela avec [133] une simplicité, une abondance de plaisir qui m’auroient fait une ame, s’il m’avoit fallu des exemples pour apprendre à donner. L’envoi fait, nous passâmes dans la salle où dansoient les paysans ; mais nous n’y restâmes pas long-temps. Il me fit appercevoir que nous les gênions. Ebene 3► Dialog► Allons-nous en, me dit-il, ils sont contraints, c’est votre présence qui fait cela ; car pour moi, ils me connoissent si bien, qu’il n’y a plus que de l’attachement dans leurs manieres ; mais ils n’oublient pas leur devoir pour cela, & devant un étranger ils font toujours connoître qu’ils s’en souviennent. Retirons-nous ; ils sont chez moi, & je dois leur répondre de la douceur de leurs plaisirs. Nous fûmes à peine rentrés dans le jardin, que nous apperçûmes la carrosse de la maison. Nous allâmes au-devant des trois cheres personnes qu’il renfermoit. Pourrai-je [134] dire avec quel plaisir, avec quelle joie ils se revirent tous ? Ces tableaux ne sont faits, ni pour l’esprit, ni pour les yeux, & la plume ni le pinceau ne sçauroient jamais les rendre. La tendresse ne prit rien sur l’attention. J’étois leur ami à tous, un regard & un mot m’apprirent qu’ils étoient ravis de me voir. Les Dames allerent se reposer. Je restai avec le beau-pere & le gendre. J’avois beaucoup vécu avec ce dernier, lorsque Paris retentissoit de ses ouvrages & de sa gloire. ◀Dialog ◀Ebene 3 Il parloit alors volontiers des arts & des auteurs ; mais je le trouvai tout changé ; il parla peu pendant un quart d’heure, & il ne lui échappa rien qui pût me le faire reconnoître. Je l’écoutois avec surprise, il s’en apperçut & prévint mes questions. Ebene 3► Dialog► Vous me demanderiez volontiers des nouvelles de mon esprit, me dit-il, je n’en ai plus, j’ai fait tout ce que je pouvois pour [135] devenir bête ; j’y suis parvenu, je ne suis plus qu’un simple animal domestique, & personne ne peut sçavoir, comme moi, combien je me trouve heureux dans les limites de ma végétation. . . La métamorphose est incroyable, lui dis-je, mais le projet ne l’est pas. Je conçois qu’il est un bonheur plus grand que la gloire, & des plaisirs plus doux que les talens. C’est à cet homme-là, reprit-il, en montrant son beau-pere, à qui j’ai cette obligation. Quand j’ai vu qu’avec beaucoup d’argent, beaucoup d’honneur, beaucoup de renommée, beaucoup d’esprit, on pouvoit souhaiter encore le bonheur, & dans ce voeu si raisonnable être obligé de quitter tout, de courir après la médiocrité, pour pouvoir se dire qu’on a vécu un jour ; j’ai dit, gloire, talens, livres, fortune, vous m’avez trompé, & je suis malheureux. Je suis venu ici, j’ai envisagé la démarche [136] que j’allois faire, mais j’ai surtout consideré attentivement cette maison. Je l’ai vue comme on voit ces côteaux éloignés, sur lesquels le soleil, à travers les nuages retrace l’image du bonheur de nos peres, & où la nature nous appelle pour nous y couronner de fleurs ; & je n’ai plus balancé. J’ai pourtant conservé une bibliotheque, continua-t-il, mais Ovide, la Fontaine, & Deshoulieres en forment tous les volumes. Vous devez être un philosophe très-gai & très tendre, lui dis-je en badinant ! Oui, je suis très-tendre & très-gai, répondit-il, mais pour philosophe, je ne le suis point. Peut-on jamais l’être ? C’est encore une illusion que l’ennui du monde nous fait chérir, & que la vérité de la solitude nous fait perdre. ◀Dialog ◀Ebene 3 Il alloit continuer lorsque sa femme parut dans l’allée où nous nous promenions, & nous aborda. Ebene 3► Dialog► Elle venoit me propo-[137]ser, nous dit-elle, de danser un menuet avec elle. Tout ce que je voyois depuis quatre heures me mettoit dans un mouvement de joie que je n’avois jamais éprouvé. Vous attachez peut-être quelque gloire à me tenter, lui dis-je ? Un Spectateur, un homme grave vous paroît un danseur digne de vos charmes ! Eh bien, Madame, je danserai, mais ce sera avec tant de plaisir, que vous ne pourrez pas vous canter de m’avoir séduit. ◀Dialog ◀Ebene 3 Nous rentrâmes dans le château, & ce fut pour y jouir d’un nouveau spectacle. Ces paysans, que ma présence avoit contraints, ne furent plus gênés, lorsqu’ils me virent avec leur maîtresse. Ils étoient si accoutumés à se regarder comme de la maison, qu’ils se mêlerent avec nous au moindre signe qu’on leur en fit. Quel hommage pour des maîtres, que cette sécurité dans des sujets ! Il fallut enfin se mettre à table. [138] Je passe sur la façon dont elle fut servie, sur les propos dont nous assaisonnâmes les vins & les ragoûts ; le plaisir & l’esprit président à la table des sages. O médiocrité ! apprends-nous à te cherir pour être heureux ! A minuit je me retirai dans la chambre qu’on m’avoit destinée. La danse m’avoit un peu fatigué, mais le sommeil n’en étoit pas plus près de mes paupieres. Tout ce que j’avois vu m’appelloit à une sorte de méditation. Je ne pus fermer l’oeil de toute la nuit. Ces paysans surtout me revenoient sans cesse à l’ésprit. Leur joie vive, leur familiarité honnête, leur intelligence délicieuse me peignoient la nature telle qu’on peut à peine se la persuader dans les tableaux les plus touchans, quand l’ame est vicieuse ou insensible. Oui, m’écrirai-je, l’âge d’or ne fut point une fable, la vérité conduisoit les crayons qui nous en ont transmis [139] l’image ; il existe encore des heureux, mais il faut descendre pour les trouver. . . . Je finis ma description. J’étois obligé de revenir le lendemain de bonne heure à Paris, je partis sans vouloir prendre congé de personne. Je sentois que je n’aurois pu quitter ce séjour enchanteur, si la séduction s’en étoit mêlée. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 2 ◀Ebene 1