Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours II.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.2\002 (1758), S. 64-121, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1933 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours II.

Ebene 2► Zitat/Motto► . . . . . . Une femme intrigante

A désolé ma jeunesse imprudente :
Comme son teint, son cœur est plein de fard ;
Elle est hardie, & pourtant pleine d’art ;
Et j’ai senti d’autant près ses malices
Que a vertu sert de masque à ses vices.

La Prude. Comédie de M. de Voltaire. ◀Zitat/Motto

Metatextualität► Un homme de ma connoissance, que tout le monde chérit à cause de sa bonne humeur, m’apporta hier un petit manuscrit que je me hâte de transcrire, persuadé qu’il n’y a point d’esprit assez sérieux pour ne pas lire avec plaisir l’aventure qu’il contient. Il renferme d’ailleurs une assez bonne leçon pour les prudes, & je ne suis pas faché d’avoir quelque chose à dire à ces fieres ennemies du genre humain. ◀Metatextualität [65]

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

J’ai aimé en ma vie une femme très-singuliere, & qui méritoit bien d’inspirer une fantaisie. Fremdportrait► Elle étoit entre vingt-cinq ans & trente, très-bien-faite & assez jolie : mais comme ses manieres & sa contenance étoient concertées, sa figure ne s’arrangeoit pas avec tout cela, de sorte qu’elle ne faisoit pas une personne fort intéressante. Elle avoit d’ailleurs l’esprit le plus raisonneur & le plus faux qu’il soit possible d’imaginer ; & l’on voyoit qu’elle affectoit le sçavoir & l’esprit, pour donner de la considération à la plus impertinente pruderie qu’on ait jamais fait contraster avec l’amour du plaisir. Elle vous regardoit avec la plus offensante majesté. Vous n’étiez qu’un atôme auprès d’elle. Sur la soi de son visage vous étiez tenté de la croire une vestale : vous vous infor-[66]miez aux gens qui la connoissoient, & l’on vous prouvoit qu’avec ce visage si céleste & si rembruni, elle avoit eu vingt amans. ◀Fremdportrait Pourquoi donc vous attachâtes-vous à elle ? me demanderez-vous : parce qu’elle avoit l’amour dans le cœur & le dedain dans les yeux. Il n’y a rien de si tentant pour la vanité humaine. Ce n’étoit pas d’ailleurs de l’amour que je sentois & que je voulois inspirer. Mes idées étoient plus raisonnable & ne tendoient qu’à l’amusement : je voulois punir une prude impertinente, qui prenoit les hommes pour des bêtes ; c’est-à-dire, que je voulois armer une impertinence contre une autre, & me faire aimer sans donner la moindre marque de tendresse.

Cette admirable personne s’appelloit Madame Bironet ; n’étant qu’à peine femme d’un ennobli, elle tranchoit de la femme de condition. Je [67] la connoissois de réputation, lorsque je la vis pour la premiere fois : de sorte que voulant la subjuguer à ma maniere, & ne pas perdre de temps, je commençai à ne pas prendre garde à elle, & à la chicaner généralement sur tout. Il se trouvoit justement que presque toutes les maisons où elle alloit étoient celles de mes amis, & cela faisoit qu’elle me trouvoit partout pour l’humilier. Lorsque je la saluois, c’étoit toujours à la derniere extrêmité, & avec une froideur presque choquante. Lorsqu’elle disoit des nouvelles, je l’interrompois pour dire que c’étoient de faux bruits sans vraisemblance. Défendoit-elle quelque opinion, j’argumentois contre, parlant avec un sang froid insultant. Elle auroit dit que deux & deux font quatre, que je l’aurois contrariée, & cela étoit même quelquefois poussé plus loin. M’adressoit-elle la parole, je [68] n’avois point d’oreilles ? La recontrois-je dans l’escalier, je n’avois point de bras ? Il arriva une fois qu’elle fut obligée de me demander, à trois reprises, l’heure qu’il étoit, moi, tenant ma montre, & étant placé vis-à-vis elle, & quand je répondis, ce fut pour lui dire froidement qu’il étoit neuf heures, au lieu de huit ; ce qui signifioit clairement, vous m’ennuyez, il est temps que vous partiez.

Il étoit impossible que toutes ces choses échappassent à Madame Bironet, & qu’une ayant porté, toute ne portassent enfin. Le choc fut si rapide qu’elle n’eut pas le temps de me haïr. Je lus dans ses yeux qu’elle me demandoit grace, & elle lut dans les miens que je n’étois pas disposé à lui en faire. Dans sa confusion, elle se confia à une femmelette qui ne sçavoit rien sentir ni taire, & qui vint bien vîte me questionner sur le motif [69] de mes procédés. Je répondis (bien sûr que j’instruisois un écho) que Madame Bironet avoit des airs & un caractere qui ne me convenoient point, & qu’en un mot je détestois les prudes. Ebene 4► Dialog► Mais, me dit-elle, en supposant que vous ne soyez pas prévenu, que vous fait le caractere d’une femme dont vous n’êtes ni l’ami, ni l’amant, ni le mari ? Comment, Madame, lui dis-je ? Il m’ennuye : c’est bien assez. Mais, Monsieur, on glisse sur les défauts. Non, Madame, on les corrige, on les tourne en ridicule, surtout lorsqu’ils prennent faveur dans les sociétés, & qu’une femme impérieuse en prend droit de dominer, & ne daigne pas distinguer ceux qui ne sont pas disposés à l’y souffrir. Mais, reprit-elle, vous ne pouvez pas dire qu’elle vous ait jamais manqué ? Non, mais en manquant aux autres, elle me révolte : elle devroit se contraindre [70] devant moi, & avoir un peu plus d’égards pour un homme qui pense : c’est confondre toute une société que d’y avoir toujours le même caractere & la même impertinence. Madame Bironet croit apparemment se faire un air impénétrable, & que je ne sçaurai pas percer le voile mal tissu, dont elle veut couvrir ses desseins & ses mœurs ? Elle veut jouir des plaisirs de l’amour, & des honneurs de la vertu ? Eh bien, Madame, vous pouvez lui dire que je sçais tout ce qu’elle pense, & tout ce qu’elle fait : je ne l’épargne pas, parce que je déteste la fousseté qui veut arracher le respect. C’est avoir trop d’effrontiere, que d’ennuyer, de tromper, de mépriser, & de vouloir paroître respectable.◀Dialog ◀Ebene 4

Quelque peu de ménagement que mérite l’imposture, je n’en aurois pas tant dit si je n’avois eu mon objet. Je voulois triompher par la force, & [71] j’étois bien sûr que Madame Bironet, instruite par son amie, ne tiendroit pas contre une attaque aussi vive. En effet, j’eus bientôt lieu de m’applaudir de ce préambule. Metatextualität► Mais pour suivre l’ordre des événemens, il faut dire ce qui arriva avant qu’elle eut capitulé. ◀Metatextualität

Le mari fut averti de ce qui se passoit entre sa femme & moi, & comme c’étoit un très-bon homme, & qu’elle lui imposoit entiérement, il crut devoir empêcher que son idole ne fût renversée à la face du public, dont il la croyoit l’oracle. Il commença par me faire beaucoup d’amitiés, auxquelles je voulus paroître ne faire aucune attention pour n’être pas arrêté dans le cours de mes idées : car si j’étois devenu l’ami du mari, je n’aurois plus pu honnêtement me montrer l’antagoniste de la femme. Voyant que j’allois mon train, il se [72] fâcha & vint me trouver pour me parler. Persuadé que tout ce que je répondrois seroit redit à la Dame, je ne me contraignis pas plus que je n’avois fait dans l’autre conférence. Ebene 4► Dialog► Mais, Monsieur, me dit-il, que vous a fait Madame Bironet ? Elle ne m’a rien fait, Monsieur, mais elle est prude, & je déteste les prudes ; c’est ma lethargie. . . Mais vous ne pouvez pas sçavoir ce qu’elle est ; vous ne lui avez pas laissé le temps de se faire connoître ; vous lui avez rompu en visiere. . . . Vraiment j’ai joué au plus fin ; parce que, indépendamment de ce que tout le monde m’en avoit dit, j’avois lu dans ses yeux qu’elle n’étoit pas dans l’intention de m’épargner moi-même, & qu’elle ne différoit que dans l’attente d’une occasion décisive ; j’avois même deviné que c’étoit à cause de ce que je passois pour avoir de l’esprit, qu’elle vouloit me dédaigner avec [73] éclat ; & ces prétentions là sont bien misérables, Monsieur ; il y a bien de la sottise à mépriser, par arrangement & sans distinction : il ne faut qu’un homme d’honneur qui vous entreprenne, & voilà votre pauvre orgueil réduit à demander grace, & à se soumettre à tout dans la confusion de sa bêtise. . . . Mais, Monsieur, songez-vous que Madame Bironet est ma femme ? . . . Tant pis pour vous, Monsieur, vous méritiez une femme qui eût plus de modestie, & plus de sens commun : vous êtes un honnête homme, & moi, aussi, Monsieur, & je ne vois qu’avec indignation que vous soyez si mal assorti. Mais enfin, reprit-il, vous sentez bien que si cela continue, je serai obligé. . . Vous serez tout ce qu’il vous plaira, Monsieur, je suis prêt à tout, excepté à souffrir, que Madame Bironet méprise tout le monde. Je vous ai dit [74] que c’étoit ma léthargie, & il est vrai que cela est plus fort que moi : dès que je la vois arriver quelque part, je suis comme un fou ; je ne me possede plus. Vous pouvez sur cela prendre le parti qu’il vous plaira ; mais je vous avertis que, si vous voulez me faire taire, il faut que vous commenciez par me tuer ; car tant que je vivrai, je serai le même à l’égard de Madame Bironet. ◀Dialog ◀Ebene 4

Le bon homme plus déconcerté qu’irrité, ne jugea pas à propos de pousser l’aventure jusqu’au roman ; il me quitta sans trop sçavoir ce qu’il me disoit, & je n’en ai plus entendu parler depuis ; mais je pus juger, peu de jours après, de la fidélité avec laquelle il avoit rendu à sa femme notre singuliere conversation.

Nous nous trouvions souvent, elle & moi, dans les mêmes maisons, comme je l’ai dit : elle avoit donc bien des [75] ressources pour me désarmer. Ce fut le parti qu’elle prit. Elle commença par composer toute sa personne. Ses yeux devinrent très-tendres, & son air très-gracieux. Mais ce changement n’étoit que pour moi : de sorte que c’étoit une machine qui se démontoit sans cesse ; & cela étoit divertissant au possible. Pendant qu’elle sépuisoit à mériter mes bonnes graces, j’allois toujours mon train ; m’occupant sur-tout à lui cacher la connoissance que j’avois de ses desseins, & l’attention que je pouvois faire au changement de ses manieres. Elle en devint insensiblement plus indiscrette. Bientôt je ne prononçai plus un mot, qu’elle n’applaudit : arrangeoit-elle une partie de jeu ? c’étoit pour que j’en fusse ; vouloit-elle citer un auteur, dont le nom ne lui revenoit pas ? c’étoit à moi qu’elle avoit recours : la contrariois-je dans [76] quelque chose ? elle ne disputoit plus ; elle disoit que je devois sçavoir cela mieux qu’elle, & souvent c’étoit dans des points incontestables, car je n’épargnois rien pour la pousser à bout ; & tout ce qu’elle faisoit, tout ce qu’elle me disoit, étoit accompagné des regards les plus doux, les plus pénitens. C’étoit pitié de voir la fatique & l’humiliation de cette ame si fiere ; car à tout cela motus de ma part : j’étois comme un roc au milieu des flots agités.

Après s’être fait un courage ferme par tous ces préliminaires, elle osa enfin recourir aux grandes batteries. Elle m’écrivit un billet fort galant, par lequel elle me prioit de lui faire la grace de passer chez elle à l’heure que je pourrois donner ; & notez par parenthese, que ce mot de grace avoit l’air d’être mis là pour avoir tout sa signification. Elle avoit quelque chose [77] à me communiquer, disoit-elle, qui étoit pour elle de quelque importance ; j’y étois moi-même intéressé, & je lui ferois un vrai plaisir de lui donner le premier quart d’heure dont je pourrois disposer.

Ce billet ne me surprit que jusqu’à un certain point ; mais en revanche il me flatta beaucoup. Je touchois au moment d’un triomphe dont j’avois véritablement tout l’honneur. Il n’y avoit point là de dessous de cartes, ni de caprice momentané : c’étoit par combinaison, par résolution ferme & directe que la plus auguste dignité descendoit à la plus humiliante supplication : j’avois dit insolemment, je veux te soumettre, & l’on répondoit humblement, soit fait comme vous le commandez. Voilà ce que j’appelle un vrai triomphe, un triomphe indubitable ; aussi en étois-je très-flatté, comme je l’ai dit : car quoique jeune, [78] je sçavois combien ceux de cette espèce se font rares, & en effet examinez les femmes, depuis le premier regard jusqu’à la derniere foiblesse, tout est coquetterie, ouvrage du caprice, de l’ennui, de l’inconstance : proposez-leur quelque divertissement qui les secoue & les occupe autant que la galanterie, fut-ce de faire sauter des pantins, vous les verrez laisser là les amans pour les poupées, & cela est sensible.1

Mais quittons ce raisonnement pour nous transporter chez Madame Bironet, à qui j’ai fait dire que j’irois chez elle, qui m’attend impatiemment, & qui va fournir la scene de comédie la plus ingénieuse & la plus plaisante. [79] ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur le Spectateur,

Fremdportrait► Je suis un ancien militaire, & en cette qualité je me pique d’être le très-passionné serviteur des Dames. Il y a plus de cinquante ans que je leur rends assidument mes hommages, . . . ◀Fremdportrait mais mon éloge n’est pas l’objet de cette lettre : je voudrois pouvoir la rendre très-courte, parce que je souhaiterois que le beau sexe eût le temps de la lire ; je vous prie donc, Monsieur, de l’abréger ; mais surtout je vous conjure de publier l’avis ci-joint au moment même que vous le recevrez. Mon impatience prend sa source dans mes vifs sentimens ; & je ne répondrois pas de ne me pas faire une affaire avec vous, si je vous trouvois moins d’égard pour ma priere importante, que vous n’en avez eu pour celle de bien des gens, qui n’avoient ni un but aussi utile, ni une ambition aussi honorable. [80] ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Metatextualität► On voit que je suis obligé d’interrompre l’histoire de Madame Bironet, pour peu que la tranquillité & la vie même me soient cheres. Je demande un peu d’indulgence en faveur d’un motif si bon. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Avis

Au beau Sexe du Royaume

« On avertit les Dames, que, dans le cours de Janvier & de Fevrier 1759, on délivrera par souscription chez Pierre Marteau, Libraire à Cologne, un ouvrage en deux volumes in-douze, intitulé : le Calcul de Jouvence, ou Nouvelle Arithmétique galante, à l’usage des femmes, où elles apprendront par une Méthode aussi simple qu’amusante, la nouvelle maniere de calculer leurs années, par soustraction. On ne tirera que quarante mille exemplaires de ce livre. Chaque volume sera composé de [81] trois cens cinquante pages, & coûtera cent fois monnoie de France. Comme plusieurs femmes, comme il faut, ayant appris par le courrier d’Avignon que cet ouvrage étoit sous presse, se sont hâtées de souscrire avant cet avis ; on déclare qu’il ne reste lus qu’environ vingt-six mille souscriptions à remplir. Le sieur Marteau n’en délivrera qu’au beau sexe, par attachement pour lui. L’intérêt le touche si peu, qu’il exclut les jolis hommes, les petits maîtres, quoiqu’il sçache très-bien que les uns & les autres ayant autant d’intérêt que les femmes à l’acquisition de ce livre, cette exclusion généreuse le privera de vingt-cinq mille écus de profit.

Voici, Monsieur, les pieces que contiendra le premier volume. On y trouve d’abord une Empire dédicatoire adressée aux Dames. Elle con-[82]tient vingt-quatre pages ; mais elle est si joliment tournée qu’en vérité l’on m’a dit qu’elle étoit trop courte. Une Comtesse de mes amies, qui a revu le manuscrit, m’assure que cette Epitre est écrite si supérieurement, qu’elle l’emporte sur ce que nous avons de plus fini dans ce genre. Enfin, m’écrit-elle, ce bon sens gothique, ce bon sens lourdement campagnard, qui prétend soutenir l’antique fadeur du sentiment, y est traité à disparoître pour jamais. La Préface vient ensuite ; c’est, dit la même Comtesse, un morceau qui a toute la beauté que peut avoir de la prose. Elle est écrite d’un ton galamment sérieux. La matiere, qui est l’âge de notre sexe, est délicate, je l’avoue : mais de quelque humeur que l’on soit, on conviendra que tout y est manié avec autant de graces que de ménagement & de dé-[83]cence. C’est, dit l’aimable auteur, le plus cher secret de ce qu’il y a de plus beau dans le monde.

A l’égard du rouge, dont la Préface touche la nécessité : Qu’il est joli cet auteur, s’écrie ici la même Dame ! quelle philosophie, que d’éloquence ! O beautés ! dit cet enchanteur, vous qui, méconnoissant l’essence de vos charmes, fermez les yeux sur vos plus chers intérêts, en dédaignant le secours de l’art, voudrez-vous toujours ignorer que ce fils de la nature est encore son bienfaicteur ? C’est de lui qu’elle reçoit sa parure & ses graces . . . Beautés, dit-il, en finissant, vos traits sont un présent de la nature, mais le teint, les couleurs qui en font le charme, qui en font la vie, recevez-les des mains de l’art : il est, & plus durable, & plus brillant que sa mere. [84]

Voilà, Monsieur le Spectateur, ce que j’avois à vous dire sur l’Epitre dédicatoire & sur la Préface. On peut assurer, après la Comtesse, dont je n’ai fait que vous rendre la façon de penser sur ce livre, que toutes les jolies femmes, toutes celles d’un certain ton, goûteront infiniment ces deux volumes. Quand à l’Arithmétique galante, cette Dame m’en parle avec une discrétion qui ne peut être que fort louable. Elle me arque que tout y est approfondi ; qu’elle avoit auparavant des incertitudes sur son âge, mais qu’elle rit aujourd’hui de ses petits mécomptes passés. Le systême de ce calcul, par soustraction perpétuelle, lui paroît nettement exposé : mais comme il est, dit-elle, des femmes qui pourroient ne pas l’entendre, parce qu’un rien les rebute, on a eu soin de détailler ce systême dans six cens pa-[85]ges de tables, du goût de celles des comptes faits de Barême. Elles contiennent une exacte réduction des années naturelles. Par exemple, dit-elle, notre amie, Madame de ** a bien soixante-cinq ans naturels, elle est née en 1693. Qu’elle cherche soixante-cinq ans dans ces tables ; elle lira à la page quatre cens quatre vingt dix, soixante-cinq ans sont quarante ans passés. Elle verra à la marge ce conseil indispensable. Beaucoup de rouge, de la parure. Ne soyez visible qu’aux bougies : forcez d’action & d’enjouement.

Je vous en ai peut-être trop dit, continue la Comtesse ; mais j’ai compté plus d’une fois sans m’en repentir, sur la discrétion des hommes ; & vous ne démentirez pas la bonne opinion que j’ai d’eux. Ce livre est en vérité aussi intéressant qu’utile. Pour moi, dit-elle en finis-[86]sant, je ne veux point chercher ailleurs mon extrait baptistaire.

Adieu, Monsieur le Spectateur, quand j’aurai quelque chose d’aussi bon que ce que vous venez de lire, j’aurai soin de vous en faire part : vous pouvez y compter. »

J’ai l’honneur d’être, &c.

Le Commandeur de Widechef. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Metatextualität► Revenons à Madame Bironet. (C’est toujours mon correspondant qui parle.) ◀Metatextualität Ebene 3► Brief/Leserbrief► J’arrive, Metatextualität► continue-t-il, ◀Metatextualität on m’introduit dans un arriere-cabinet très-élégant, qui termine une galerie, qu’on eût pu prendre pour la nef d’un temple de la Chine, à cause de deux cens Chinois répandus partout. Je découvre sous une pile de carreaux, une déesse moitié mourante, moitié endormie, que l’art le plus ingénieux a rendu bergere. L’ajustement le plus simple, l’air le plus souffrant & le [87] plus naïf, la toilette la plus négligée, quoique la plus finie, m’annoncent une ame qui est en peine, qui a des reproches à faire, des sentimens à declarer & qui, déterminée à ne rien taire, n’en sent pas moins toute l’importance de ce qu’elle va dire.

Ebene 4► Dialog► Je viens à vos ordres, Madame, mais il me semble que vous souffrez, ma présence peut vous gêner, je vous prie de me le dire. Non, Monsieur, je souffrois tout autant quand je vous ai écrit ; ce n’est même que parce que je souffrois, que j’ai pris la résolution de vous écrire. J’ai donc part à vos douleurs ! Madame ; car je ne suis pas assez présomptueux pour m’imaginer que vous vouliez me dire autre chose : (voyez quelle impertinence) daignez vous expliquer, daignez me mettre en état de me justifier, ou de me repentir. . . Vous ne pouvez pas l’un, & vous ne voudriez pas l’autre, répon-[88]dit-elle. Il y a dans tout ceci des choses trop marquées de votre part ; vos procédés sont si peu équivoques, ils portent si visiblement l’empreinte de l’intention, de la détermination, que même, les ayant mérités, il seroit difficile de s’y méprendre. . . Madame, j’entrevois ce que vous voulez dire, mais vous êtes prévenue, on vous a grossi les objets. . . . Ils ne pouvoient pas l’être, Monsieur ; vous avez fait des déclarations si positives, vous avez montré des sentimens si étranges, & vous avez mis tant de vanité, vous avez pris tant de plaisir à vous expliquer sur mon compte, qu’il seroit difficile d’imaginer une injustice que vous n’ayez pas fait entrer dans l’outrage dont je me plains. . . Madame, puisqu’il faut vous parler sans détour, j’ai dit que vous étiez prude, & que je détestois les prudes : voilà tout. Eh, bien, n’est-ce pas assez ? [89] Peut-on rien dire de plus offensant ! Sçavez-vous ce que c’est qu’une prude pour en prodiguer si légérement le nom ? Il paroît que vous ne le sçavez pas. Cependant vous me haïssez, vous me méprisez, vous me détestez, sans me connoître, sur la soi d’une prévention cruelle ; sans sçavoir ce que je suis, ni ce que je ne suis pas. Moi, prude ! moi, digne du plus grand mépris ! Juste ciel ! avec quel caractere sera-t-on à l’abri de la calomnie ? Il est vrai que je n’ai point avec les hommes cet extérieur libre, presque indécent, qu’il semble qu’aujourd’hui ils soient en droit d’exiger des femmes ; mais pour mériter le nom de prude, il faudroit que j’eusse dans le cœur l’amour de leurs soins & de leurs agrémens, en même temps que je montre du mépris pour eux, & ce contraste entre mes sentimens & mes manieres, peut-on dire qu’il existe ? Y a-t-il quel-[90]qu’un en droit de m’en accuser ? Me voit-on courir après les hommes, en même temps que je dis du mal d’eux ? Non assurément, & observez encore que je ne veux pas dire que je n’aie jamais aimé ; car voulant vous dissuader, vous faire sentir votre tort, & vous forcer à avoir meilleure opinion de moi, il me seroit peut-être permis d’employer toutes mes ressources, de me représenter comme une femme très-insensible, aussi prévenue contre l’amour que contre les hommes, & qui n’a eu le malheur de vous paroître prude, que parce qu’étant ennemie outrée de tout engagement, il n’est pas extraordinaire que son insensibilité se manifeste, & paroisse du dédain & de la pruderie. Mais je n’ai pas voulu dire cela, parce que je ne sçais point mentir, & que je ne veux pas recourir à la fausseté pour prouver que je ne suis point fausse. Oui, Monsieur, [91] j’ai pris autrefois des sentimens tendres, & les plus tendres qu’on puisse jamais avoir ; & c’est cet amour que j’ai eu, ce sont ces sentimens qui m’ont trop séduite, qui sont cause qu’aujourd’hui l’on peut me reprocher un air trop froid & trop sévere. Pour m’excuser il faudroit sçavoir à quel point j’ai été trompée, avec quelle indignité l’on m’a forcée à reprendre mon cœur, après avoir tout fait pour l’enflammer. Mais vous ne sçauriez vous l’imaginer ; &, à présent que ce cruel souvenir est presque effacé de ma mémoire, je pense que c’est un bonheur pour moi d’avoir été si lâchement trahie, car j’étois née trop sensible, j’aurois fait peut-être mille extravagances, qui sont pries que les douleurs, lorsque le temps de se les reprocher est venu : je me serois trop égarée, j’aurois trop compté sur un bonheur qui finit avec la jeunesse, & [92] lorsque l’âge m’auroit contrainte à mettre la raison à la place des plaisirs, j’aurois toujours cru que c’étoit trop tôt, j’y aurois trouvé trop de difficulté, & j’aurois vieilli ridicule & peut-être criminelle. Ainsi, Monsieur, je ne me plains point d’avoir été trompée, j’y ai gagné de connoître les hommes. Cependant n’imaginez pas que je les méprise tous ; vous auriez tort de le croire ; il en est que je distingue ; vous, par exemple : vous avez une physionomie noble, intéressante ; des mœurs, des yeux très-touchans, & qui semblent garantir une ame sensible & honnête ; vous avez beaucoup d’esprit, & la tournure en est si naturelle, que la finesse de vos pensées se cache presque sous la naïveté de vos expressions ; vous avez mille choses très-agréables, très-estimables, qui plaisent & préviennent entiérement en votre faveur, & c’est parce que j’éprouve cette préven-[93]tion, qui fait naturellement souhaiter votre estime, que je suis si sensible à l’antipathie que vous avez pour moi.

Madame, lui dis-je en prenant un ton plus humain, (car je commençois non seulement à me rendre, mais même à être touché) vous me dites des choses très-flatteuses, avec beaucoup d’autres qui ne le font pas. Je n’ai point d’antipathie pour vous, & au contraire ; car ce qui m’a si fort armé contre le défaut que je vous reprochois, c’étoit que d’ailleurs vous étiez aimable, & très-propre à inspirer des sentimens. Mais oublions, je vous prie, ce qui s’est passé ; je suis prêt à vous rendre toute la justice que vous méritez. Ah, Monsieur, reprit-elle, vous ne le pouvez plus ! La prévention est un hydre toujours renaissant. . . . Elle est ce que vous dites-là, lorsqu’on ne veut pas bien la combattre, poursuivis-je, mais je suis dans [94] une disposition tout-à-fait contraire ; oui, Madame, je veux réparer ce que j’ai fait, & je vous offre pour cela tout ce qui peut dépendre de moi. ◀Dialog ◀Ebene 4

En lui parlant ainsi, il lui étoit aisé de voir que cette offre renfermoit tout ce qu’elle pouvoit souhaiter, & cela mettoit une si grande vivacité dans ses yeux, elle avoit l’air si satisfait, si pénétré ; elle paroissoit si embarrassée de la dignité qu’elle vouloit encore conserver, que toutes ces nuances lui donnoient je ne sçais quel air moitié libertin, moitié dévot, qui la rendoit attrayante. Dès ce moment je me trouvai pris tout de bon. Jusques-là il n’y avoit eu que la vanité d’effleurée ; je sentis que le coeur étoit attaqué ; & voyant d’un autre côté ma victoire assurée, je ne cherchai plus à en reculer la confirmation par un esprit de malice qui étoit satisfait, & qui seroit devenu méchanceté. [95]

Mes regards lui apprirent donc tout ce qu’elle pouvoit exiger de moi. Elle voulut me faire expliquer comme ils s’expliquoient eux-mêmes. Ebene 4► Dialog► Hélas ! me dit-elle tendrement, que pouvez-vous m’offrir qui répare un outrage cruel ? . . . Je ne vois qu’un moyen, lui dis-je, en tombant à ses genoux, c’est de vous adorer : si vous daignez accepter cette réparation, je vous jure que vous êtes déja vengée. Vous voulez badiner ? répondit-elle en souriant ; mais véritablement si je me sentois disposée à vous aimer, je ne voudrois rien rabattre de votre offre, tant je suis encore irritée contre vous. Me pardonner à ce prix, ne seroit pas me montrer beaucoup de courroux, repris-je. Mais, Madame, mettons à part tout esprit de saillie & de plaisanterie, & faites-moi la grace de m’écouter. Par tout ce qui s’est passé entre nous, vous avez pu juger que [96] la vérité étoit sur mes levres ? Plus sincere que je ne l’ai jamais été, je vous proteste que je vous aime, que je suis désespéré des torts que j’ai eus, qu’il est absolument nécessaire à ma consolation que vous m’aidiez à les effacer de votre mémoire & de la mienne : je ne puis vous venger que par mon amour, car il n’y a que par lui que je puisse valoir quelque chose ; je vous conjure de ne le pas mépriser. ◀Dialog ◀Ebene 4

Malgré tout le plaisir que put lui faire cet aveu, soit qu’elle ne fût pas assez persuadée, soit qu’elle ne me vît pas assez séduit, elle voulut montrer encore un peu d’irrésolution. Je m’en plaignis. Ebene 4► Dialog► Ne vous plaignez pas, me dit-elle, la douleur de votre mépris m’a fait sentir le prix de votre estime, je veux la mériter & je craindrois de vous en paroître peu digne, si je me rendois sans réflexion à des [97] sentimens que vous n’avez pas mérité, qui fussent écoutés aisément. Ah ! lui dis-je, vous avez une façon de punir que j’adore. Mon bonheur surpasse mon espérance, & je n’ai jamais été si sur d’être aimé, avec si peu d’assurance de l’être. ◀Dialog ◀Ebene 4

Metatextualität► Ici la conversation commença à languir. Que nous restoit-t-il à nous dire ? ◀Metatextualität Cependant je dois rendre justice à Madame Bironet. Malgré l’ivresse de l’amour propre, malgré la crainte qu’elle pouvoit avoir, que le moindre délai ne fît évanouir un triomphe si glorieux, malgré mon importunité enfin, elle fit les choses avec une régularité sans exemple.

Je n’ai jamais vu une femme feindre si bien ce qu’elle ne sentoit pas. Jugez, Monsieur, combien son rôle étoit difficile. Plus elle avoit affecté de sévérité, plus la vivacité de ses caresses devoit frapper mon imagina-[98]tion ; & cependant c’étoit par cette même vivacité qu’il falloit qu’elle me séduisît, puisque c’étoit par elle qu’elle vouloit me persuader qu’elle m’adoroit. Son intérêt ne devoit entrer pour rien dans les preuves de son ardeur ; en moi elle ne devoit paroître aimer que moi-même ; & il n’y avoit que moi dans le monde qu’elle pût aimer si vivement.

Elle se comporta avec tant d’artifice, que je pris enfin avec la plus grande passion, la plus grande confiance. Nous passions les journées ensemble, & je ne la pouvois plus quitter. Si quelquefois j’étois obligé d’en laisser passer quelqu’une sans la voir, c’étoit avec tant de peine que je parvenois à l’y faire consentir, elle l’apprenoit avec tant de douleur, & en me revoyant, me montroit tant de joie & poussoit de si profonds soupirs, que j’aurois cru ma probité engagée, en la soupçonnant & en aimant foiblement. [99]

Dans l’ivresse du bonheur, on dit tout ce qu’on pense ; & comme les réflexions d’un amant sont quelquefois très-folles, sa sincérité est quelquefois très-dangereuse ; mais la mienne ne pouvoit pas l’être ; je ne pouvois rien perdre dans son coeur, car je n’y avois rien fait naître.

Un jour qu’une folie respective m’avoit précipité dans ses bras, je tombai subitement dans la plus profonde réverie. Surprise & peut-être choquée de me trouver si différent de moi-même & de ce que je devois être, elle me demanda le sujet de cette métamorphose subite. Je rêvois à une chose qui vient de me frapper, répondis-je, & qui ne peut qu’augmenter infiniment ma passion. Vous m’adorez, & tous vos sentimens sont l’image des miens ? Ce que je vous inspire vous apprend ce que je sens ? Il n’y eut jamais une passion plus égale, plus [100] satisfaite & mieux prouvée ? C’est à quoi je rêvois, en me rappellant les commencemens de notre connoissance, ce que vous étiez alors, & combien peu je devois espérer le changement qui s’est fait en vous, & les tendresses animées que vous me prodiguez aujourd’hui.

Cet aveu parut l’enchanter, tout propre qu’il étoit à la déconcerter : je dis, à la déconcerter, car il étoit à craindre qu’en m’accoutumant au charme de ses caresses, je ne vinsse à y trouver de la prodigalité, & à faire de fâcheuses réflexions. Je n’aurois pas été le premier qu’un bonheur trop étonnant auroit fait remonter à la source de ses plaisirs, & qui, en examinant trop, se fût trouvé sans estime & sans amour.

Madame Bironet put avoir cette crainte, mais elle sçut me la cacher sous l’air de la plus douce joie. Ebene 4► Dialog► L’aveu [101] que vous me faites m’enchante, me dit-elle ; plus vous pouvez vous étonner des effets de ma passion, plus je dois compter sur la constance de la vôtre. Ce seroit trop peu pour moi de vous plaire, de vous toucher ; je veux vous charmer, vous séduire, vous enchaîner, & l’on n’enchaîne que par des sentimens extraordinaires. Faites donc de continuelles réflexions sur le changement prodigieux qui vous frappe ; vous n’en sçauriez faire autant que je voudrois ; j’aurai soin de les perpétuer, de les renouveller sans cesse, par des preuves encore plus frappantes de ma passion.

Je voulus la remercier par le baiser le plus tendre. Ne me remerciez pas, me dit-elle ; en vous aimer, je n’ai pas cedé à ce sentiment machinal qu’il est si aisé d’inspirer à une femme ; j’ai vu toute l’importance de l’engagement que j’allois prendre, tout ce que [102] mes sentimens exigeroient de vous, tout ce qui pouvoit me rendre malheureuse, tout ce qu’il me faudroit trouver pour ne le pas être, & rien ne m’a arrêté ; j’ai compté sur ma passion, j’ai attendu d’elle votre tendresse, votre estime, votre bonheur, votre fidélité ; & quand je vous vois si tendre, si sincere & si heureux, jugez si je dois m’applaudir de mon courage & de la grandeur de mon amour. ◀Dialog ◀Ebene 4

Je vivois donc avec Madame Bironet dans la plus parfaite sécurité, & je m’imagine qu’elle devoit goûter un contentement extrême. Ce ne fut qu’après un long aveuglement que j’ouvris les yeux, ou, pour mieux dire, qu’on me les fit ouvrir ; car, à parler franchement, je crois que je n’y aurois jamais pu mettre beaucoup du mien.

Je n’aurois pas été sa dupe huit jours de suite, si le plaisir m’avoit [103] moins aveuglé. La conduite qu’elle tint bientôt avec moi en public m’eût fourni seule toute la pénétration dont je pouvois avoir besoin, & voici comment elle se conduisoit : elle ne vouloit plus permettre que j’allasse dans aucune maison avec elle ; elle me voyoit chez elle tous les jours, mais elle ne refusoit aucune visite, & rarement permettoit-elle que j’y restasse le dernier, disant qu’il falloit craindre que ses domestiques & son mari ne vinssent à soupçonner notre intelligence. Ses manieres extérieures ne différoient plus guere de celles qu’elle avoit avec tout le monde, que par être toujours un peu plus froides, & quelquefois un peu plus impertinentes. Si des méchans lui faisoient en mon absence des plaisanteries sur mon assiduité, elle ne se fâchoit pas contr’eux, elle se fâchoit pas contre moi, dont elle parloit comme d’un imbé-[104]cille qui ne sçait pas voir qu’il ennuye. Il est vrai qu’elle m’avoit prévenu sur cette conduite si dure à souffrir, & qu’elle ne paroissoit s’y plier qu’avec beaucoup de chagrin & de contrainte, mais enfin, sans mon aveuglement extrême, j’y aurois vu plus d’artifice que de respect humain, plus de crainte d’être démasquée, que d’amour pour la véritable gloire, & je me sentois offensé de la seule proposition de me faire jouer un rôle si humiliant. Mais j’aimois ; elle étoit charmante dans le tête à tête, je n’avois jamais trouvé tant d’art dans le plaisir, tant d’apparence de retour, tant de constance dans les desirs ; & quand on en est là avec une femme, on n’est pas loin d’être le plus sot des hommes. Voici maintenant l’aventure qui donna lieu au retour de ma raison, & au châtiment de sa fourberie.

Je tombai malade dans le fort de [105] ma passion, & malade si sérieusement qu’au bout de peu de jours je fus menacé de n’en pas revenir. Malgré mon accablement, Madame Bironet ne me sortois pas de l’esprit ; je ne songeois qu’à son absence ; si j’avois pu la voir, je crois que je me serois moqué de mes souffrances, mais je sentois que sans ce plaisir il falloit que je périsse. Dans cet état ne pouvant soutenir la plume, & lui écrire un seul mot, je m’imaginai qu’il n’y auroit pas une grande témérité à me servir d’un intime ami qui étoit connu généralement pour le plus honnête homme, & pour qui Madame Bironet elle-même avoit de l’amitié & beaucoup d’estime. Mon ami reçut très-bien ma confidence, & comme il avoit l’esprit beaucoup plus libre que moi, il lui fut aisé d’arranger toutes choses de façon que Madame Bironet ne pût me reprocher la moindre imprudence. Il [106] alla la trouver, & comme elle sçavoit qu’il étoit mon intime ami, il lui parla tout naturellement de moi : il lui dit qu’il me croyoit en danger, & que ce qui augmentoit ses justes craintes, c’étoit que je nourissois dans mon ame un noir chagrin. Madame Bironet attentive à ce qu’il disoit, rougit en entendant ces derniers mots ; & tout de suite : Ebene 4► Dialog► Vous a-t-il dit ce que c’est, lui demanda-t-elle ; non, Madame, répondit-il du ton le plus respectueux, il ne m’a rien confié ; mais il m’auroit parlé s’il avoit osé, car c’est peut-être toute sa ressource, & je sens qu’il meurt autant de son secret que de son mal. Madame Bironet interdite ne songeoit pas à répondre ; son air annonçoit même du dépit, & mon ami m’a avoué depuis, que de ce moment il s’étoit apperçu qu’elle me trompoit. Se sentant encouragé par sa prévention, il ne craignit plus tant [107] de parler. Madame, poursuivit-il, vous connoissez mon caractere & mon respect pour vous ? Mon ami meurt dans le tournement d’une discrétion trop exacte, je dois songer à sauver ses jours, & vous devez me pardonner d’avoir surpris le secret qu’il n’ose m’apprendre : je suis convaincu qu’il vous adore, Madame : le temps presse, il n’y a pas un moment à perdre ; voyez ce que vous voulez faire ; s’il se tait, il est mort, & il se taira, si vous ne lui permettez pas de parler. ◀Dialog ◀Ebene 4

Quelle amante, à la place de Madame Bironet, dans une circonstance si touchante, & autant rassurée par la probité du confident, n’eût pas rompu le silence ? . . . Elle avoit eu le temps de se remettre : elle répondit à mon ami, avec le plus grand sang froid, qu’il n’y avoit pas d’apparence à ce qu’il venoit lui dire ; que quoique je fusse très jeune & peut-être très-fou, [108] je n’étois assez ni l’un ni l’autre, pour n’avoir pas cru, avant de m’engager, que la passion dont il me soupçonnoit ; seroit du plus grand ridicule ; qu’au surplus, comme tout étoit possible, il se pouvoit qu’il eût pensé juste, mais qu’en ce cas elle ne voyoit point de remede à ma situation, parce que ne voulant, sous aucun prétexte & par aucune raison, entendre parler d’amour, elle ne consentiroit jamais à m’écouter, de quelque moyen que je pusse me servir pour m’expliquer.

Une réponse aussi dure, pour un homme qui est instruit, révolte les sens & fait taire toute politesse. Mon ami se contraignit pourtant, & poursuivit en ces termes avec le même air de respect. Ebene 4► Dialog► De la façon dont vous vous expliquez, Madame, c’est me faire sentir que ma démarche est inutile, & qu’en insistant je ne puis que vous déplaire ? Mais, Madame, mon [109] ami sera peut-être mort demain, si je lui apprends votre réponse ; car puisque je me vois forcé à me découvrir, je ne puis plus vous laisser ignorer que c’est par son ordre que je suis ici ; il attend son arrêt. . . . Comment, Monsieur, il a osé vous dire ! . . . . Non, Madame, il ne m’a rien dit, il ne m’a rien appris, mais il souffre tout ce qu’on peut souffrir ; il vous adore, il vous perd ; ne m’apprendrez-vous rien vous même ! Sacrifierez-vous sa vie à des préjugés barbares ! Songez, Madame, que je ne sçais que ce que j’ai deviné ; malgré son désespoir, il n’auroit pas exigé la démarche que je fais, il y a à peine consenti : songez encore que vous m’estimez, que jamais aucune indiscrétion n’a souillé ma bouche, que vous m’avez connu honnête homme & ami sûr, dans de moindres occasions. Je ne demande pas d’ailleurs que vous vous confiez à moi ; [110] chargez-moi seulement d’une lettre, & vous me rendrez le plus content des hommes ; vous n’aurez rien fait contre votre gloire, & vous aurez tout fait pour l’humanité & pour l’amitié. ◀Dialog ◀Ebene 4

Il eut beau prier, presser, tourmenter, il ne put jamais rien obtenir. Quelque chose qu’il pût lui dire de mon état, & avec quelque circonspection qu’il pût lui faire entendre qu’il sçavoit qu’elle m’aimoit, elle répondit toujours que j’étois un imposteur, qu’il étoit affreux pour elle de se voir ainsi outragée, que je la réduisois à souhaiter ma mort, dans la crainte de voir augmenter le nombre de mes confidens. Il fut si impossible à mon ami de lui faire entendre raison, qu’il la quitta brusquement, ne pouvant plus se contenir, & se réservant de la confondre lorsqu’il en seroit temps : car il étoit furieux, & il n’a avoué depuis, que, s’il ne me traita [111] pas comme elle le méritoit, ce fut par un reste de confiance en un projet qu’il avoit formé pendant sa conversation, & par la crainte que je ne lui reprochasse un jour, si je la revoyois, d’avoir trop écouté le zele & l’amitié. Il revint auprès de moi en la quittant : & voulant autant éprouver un dernier moyen que me cacher le plus odieux procédé, il me dit qu’il étoit persuadé qu’elle l’avoit intérieurement écouté avec plaisir, mais que l’habitude de se respecter avoit prévalu sur le plaisir de sentir ; & que se croyant apparemment obligée de cacher scrupuleusement sa foiblesse, elle s’étoit obstinée à se tenir sur la défensive, lorsqu’il lui avoit dit qu’il la soupçonnoit de m’aimer ; & que même elle avoit affecté de montrer du chagrin & du dépit, quoiqu’il n’eût rien hasardé qui pût lui faire soupçonner qu’il en sçavoit plus qu’il n’en avoit déviné : de sorte, [112] poursuivit-il, me voyant consterné, que je n’ai rien pu obtenir d’elle, quoique je me bornasse à lui demander une simple lettre. Mais il ne faut pas vous en chagriner ; ce premier procédé de sa part me paroît tout simple. Une femme qui se respecte & qui y mêle un peu de vanité, comme elle en est soupçonné, ne balance pas dans le premier moment, entre la chagrin de son amant & le secret de son amour ; mais en insistant avec adresse, on l’amene infailliblement à aimer mieux, & à raisonner moins. Voci <sic> un nouvel expédient que j’ai imaginé & que je crois sûr. Lui avez-vous jamais écrit ? tout dépend de cela. Non, répondis-je : connoît-elle votre écriture ? Je ne lui en ai jamais montré. Eh bien, écrivez lui, c’est-à-dire, dictez-moi ce que vous voudrez, & je m’en vais écrire pour vous. [113]

Je goûtai le conseil de mon ami, & quoiqu’un pressentiment secret me fît penser que je n’en devois rien espérer, je me fis néanmoins un plaisir d’écrire. On aime à dire ses douleurs, & quoique bien souvent on les augmente par-là, on croit toujours les diminuer : il s’y mêle une certaine douceur que l’on préféroit au plaisir de les voir finir, s’il falloit les taire. Je composai ma lettre dans ma tête avant de la dicter. Malgré la foiblesse de mon cerveau, j’eus plus de peine à choisir les pensées qu’à les trouver. L’amour qui souffre est tout plein d’idées. Je souffrois beaucoup, je commençois à douter de sa tendresse : je ne voulois pourtant pas l’accuser, je ne voulois que me plaindre du sort, m’accuser moi-même pour lui faire pitié. Metatextualität► Voici cette lettre, dont la cruauté de la perfide ma forcé de garder toujours la copie ; comme [114] un monument des noirceurs dont une prude est capable. ◀Metatextualität

Ebene 4► Brief/Leserbrief► « Le désespoir me ramene à la vie, Madame ; je vous ai offensée, & je retrouve mes forces pour m’accuser. Quoique vous m’ayez jugé bien à la rigueur, je ne me cherche point d’excuse ; je ferme les yeux sur ce qui peut me justifier ; je n’examine que ce qui peut me punir. Dans l’état où je suis, chercher à souffrir encore, n’est pas prouver médiocrement que l’on aime, & cependant je sens que je ne prouve point encore assez, & que j’aime plus que je ne dis & que je ne souffre. Vous n’avez pas connu tout mon amour, Madame ; & je ne dois pas m’en étonner, je ne le connoissois pas moi-même. Faut-il que ce soit dans ce moment (que je regarde comme le dernier de ma vie) qu’il me paroisse tel qu’il est, & qu’il se [115] fasse sentir tout entier ! Il aura du moins servi à vous venger, & c’est beaucoup pour moi. . . Je ne suis pas assez content de mon repentir, pour oser espérer mon pardon ; cependant il n’y auroit que cette espérance qui pourroit me soutenir contre les attaques de la mort. Daignez, Madame, jetter un regard sur moi. Je n’ose vous rien demander ; mais je vous perds & je meurs : voyez si je ne suis pas assez malheureux pour mériter de vous faire pitié. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4

Nous envoyâmes la lettre, sans adresse, par un laquais, dont elle connoissoit la discrétion. Croira-t-on qu’elle ne fit pas la moindre réponse ? Elle dit simplement au domestique, qu’elle étoit fâchée que je fusse si malade, & qu’elle souhaitoit que je me portasse mieux dans la suite, pour pouvoir me parler touchant ce que je lui marquois. Ma consternation, en [116] apprenant cette nouvelle, fut sans égale. Je me souviens que je me mis à pleurer. Ebene 4► Dialog► Quoi ! m’écriai-je, est-ce là le prix de tant d’amour ? Est-ce ainsi que l’on traite ce qu’on a tant aimé ! . . . Ce qu’on a tant aimé ! me dit mon ami en m’interrompant ; perdez une erreur funeste ; c’est une malheureuse : j’ai trop gardé le silence ; il est temps de parler. Il me rendit alors sa conversation, sans oublier le moindre mot, & le sang froid qu’elle avoit conservé pendant tout le temps. Il eut soin de semer son récit de réflexions trop légitimes & trop capables de m’éclairer. Quelle lumiere affreuse passa dans mon coeur ! De quelle fureur ne me sentis-je pas enflammé ! Ah ! m’écriai-je, j’ai toujours été sa dupe, elle ne m’a jamais aimé ; ses transports n’étoient que pour le plaisir ; c’est une prude qui cache une. . . . Elle me sçait mourant, elle n’espere plus [117] rien de ma tendresse, & elle leve le masque. Mais je vivrai peut-être assez pour la punir ; que dis-je, j’espere que sa lâcheté me rendra à la vie. . . . L’ingrate ! la perfide ! Non, on ne vit jamais rien d’égal, & je ne la hais point encore autant qu’elle le mérite. ◀Dialog ◀Ebene 4

Cette haine, les conversations de mon ami, & mes exactes réflexions sur la conduite qu’elle avoit toujours tenue avec moi, soit dans le tête-à-tête, soit dans le monde, me donnerent, pour ainsi dire, un sens particulier qui ranima tous les autres. Je me sentis peu à peu renaître, & enfin l’on espéra que je serois bientôt hors d’affaire. Nos passions sont souvent nos meilleurs médecins.

Au bout de trois semaines, je fus en état de sortir. Pendant tout ce temps, je m’étois fait une violence extrême pour ne pas écrire, ce qui n’avoit pu qu’affermir beaucoup la [118] résolution de me venger. J’allai chez elle dès que je pus marcher. Son étonnement fut égal à son embarras en me voyant. Quel moment pour elle ! Tout son crime se retraçois à son imagination ; il étoit, dans ses yeux, aussi puni qu’il pouvoit l’être. Sa confusion étoit si visible, que lui dissimuler que je m’en appercevois, c’eût été risquer de lui faire soupçonner les desseins que je voulois cacher. Il ne faut jamais être trop fin. J’affectai beaucoup de joie de la revoir, & jusqu’au son de ma voix, en lui parlant, tout dut lui faire présumer que je n’étois pas fâché contr’elle. Après ce premier moment de trouble & de transports affectés, nous entrâmes en explication. Ebene 4► Dialog► Qu’avez-vous dû penser de moi ! me dit-elle ; je parie, quoique vous paroissiez m’aimer encore, que vous ne m’avez pas rendu toute la justice que je méritois ? J’ai pensé, répondis-je, [119] que vous vous respectiez, & que j’avois agi en étourdi. Il est vrai que je me respecte beaucoup, reprit-elle ; de ce côté-là on n’aura jamais de reproches à me faire ; je crains le public, dont je regarde le mépris, comme le plus grand malheur qui puisse arriver à une femme qui sçais rougir. Mais croyez-vous que ce soit ce sentiment de gloire & d’amour propre, tout raisonné qu’il puisse être, qui m’ait retenue ? Ah ! ne le croyez pas ; j’aurois bravé le public ; je me serois exposée à toute son inflexibilité, si je n’avois craint l’indiscrétion de votre ami, & la trahison du Commissionnaire, que par rapport à lui. C’est mon mari que j’ai redouté. Vous sçavez que ma destinée dépend de sa confiance ? Il m’aime, il m’estime, il me croit la plus fidele de toutes les femmes ; mais il est naturellement très-jaloux ; le moinde soupçon me per-[120]droit à jamais. Vous pouviez mourir ; votre ami pouvoit parler, votre commissionnaire pouvoit être interrogé, surpris, séduit ; ma réponse pouvoit être interceptée. . . Ici, je l’interrompis, ne pouvant plus soutenir le spectacle de sa fausseté. J’ai pensé tout cela, lui dis-je, & vous renouvellez mes regrets en m’expliquant vos raisons : vous n’aviez pas besoin d’excuse & je vous en prêtois mille ; je ne condamnois que moi, & je ne me plaignois que de mon affreuse situation. Cessons de nous occuper du passé. Je suis trop consolé, & vous êtes trop justifiée si vous m’aimez toujours ? Ah ! dieux, si je vous aime ? répondit la perfide : en devez-vous douter ; vous ne sçauriez vous imaginer tout ce que j’ai souffert. . . Je m’imagine du moins que vous avez souffert beaucoup, répondis-je, & vous n’en sçauriez douter, puisque malgré des appa-[121]rences qui pouvoient m’alarmer, & dans les plus grand chagrin de votre silence, je n’ai cherché qu’à vous justifier. ◀Dialog ◀Ebene 4 Pressé de finir un entretien qui me rendoit furieux, je voulus alors commencer à me remettre dans mes droits ; elle n’opposa pas le moindre obstacle à mes faux empressemens ; je vis même que trop aisément enflammée, elle se disposoit à hâter le dernier moment, mais ce n’étoit pas mon compte : je ne voulois que la mépriser, & lui prouver combien elle me paroissoit méprisable. J’éludai sous différens prétextes, que je crois bien qu’elle ne trouva pas bons, & que je fis durer pendant quinze jours ; après quoi, je lui donnai son congé avec le plus profond mépris. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Cela n’est pas si sensible ni si vrai que mon correspondant le pense ; mais il faut pardonner des opinions & des sentimens outrés, à un homme qui a éprouvé des choses extraordinaires.