Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours Premier
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Niveau 1
Discours Premier1.
Niveau 2
Niveau 3
« Le premier objet qui se présente
à observer, celui qu’il nous importe le plus de connoître,
c’est nous-mêmes. Cette espece d’observation intérieure doit
précéder toute autre observation, & peut seule nous
rendre capables de juger sainement des êtres qui sont hors
de nous. En effet, nous ne connoissons point immédiatement
ces êtres ; nous ne pourrons jamais pénétrer leur nature intime, & leur essence réelle ; les
idées que nous en avons, se terminent à leur surface, &
même, à parler rigoureusement, nous n’appercevons point ces
surfaces, mais seulement l’impression qu’elles font sur nos
organes. Toutes ces vérités font certaines pour quiconque
sçait réfléchir ; & s’il est absurde à l’égoïste d’en
conclure qu’il existe seul ; de supposer que ce qu’on
appelle les objets extérieurs, ne sont autre chose que ses
différentes manieres de voir, & n’ont aucune réalité
hors de lui ; de se persuader que les limites de son être
sont celles de la nature, & de vouloir ainsi réduire
l’univers aux dimensions d’un atome ; il est raisonnable
aussi d’avouer que la maniere dont nous conoissons notre
existence, est très différente de celle dont nous
connoissons toute autre existence : la premiere est une
conscience intime, un sentiment profond ; la
seconde est une conséquence déduite de cette vérité
premiere : la certitude est égale des deux côtés, mais la
preuve n’est pas la même. Dans le premier cas, c’est une
lumiere directe immédiatement présente à notre ame ; dans le
second, c’est une lumiere réfléchie par des objets
extérieurs, & modifiée par nos sens ; car nos sens sont
la seule voie par laquelle nous puissions communiquer avec
la nature ; c’est un milieu interposé entre notre ame &
le monde physique ; milieu à travers lequel passent
nécessairement les images des choses, ou plutôt les ombres
projettées sur notre sens extérieur. Il faut donc, avant
tout, travailler à épurer ce milieu, & à écarter tout ce
qui pourroit altérer ces images primitives, & les
teindre de couleurs étrangeres ; ou du moins il faut se
mettre en état de reconnoître, & même de
rectifier les altérations qu’elles subissent à leur passage,
&c. »
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Mon cher Spectateur,
J’ai bien de choses à vous apprendre ; en vérité,
je me perds dans mes richesses. Pardonnez-moi d’avance
le petit désordre que vous trouverez dans cette lettre ;
vous sçavez que l’abondance ne permet pas l’ordre. La
mienne est telle que vous y seriez aussi embarrassé que
moi. Je commence : j’étois hier chez Madame de **, où
vous sçavez qu’on a le droit de décider dès que l’on a
une poitrine. Il s’éleva une dispute sur les deux
musiques ; de ces disputes qui font taire les gens de
goût, parce qu’il n’y est pas question de raisonner. On
fit beaucoup de bruit, mais peu de frais ; les injures
se confondoient avec les paroles, & les unes &
les autres se plaçoient sur les levres si naturellement,
qu’on voyoit bien qu’il ne falloit pas espérer que
personne eût raison, ni craindre que
personne se sachât. Enfin, lassé de tout ce tintamarre
qui dura près de trois quart d’heure, il prit envie à
quelqu’un de déterminer une conclusion. Il décida que la
musique Italienne ou Françoise décéleroit toujours plus
de génie, à mesure qu’elle approcheroit plus du
diabolique, c’est le terme reçu pour dire étendue
d’imagination. Jugez de toutes les sottises qu’on avoit
dites jusqu’alors, puisque cet homme-ci prétendoit finir
la dispute par cette décision. Les esprits se calmerent,
apparemment parce qu’ils ne trouvoient plus rien à dire
d’aussi extravagant. Je vis que je pouvois parler, &
j’entrai en lice, au hasard de tout ce qui pouvoit en
arriver. Niveau 4
Dialogue
Monsieur, dis-je à
celui qui venoit de prendre la parole, le génie de
toutes les choses d’art, est l’imitation de la
nature. La musique est une des inventions &
des talens qui assujettissent le plus à cette regle générale : or, je vous demande, si
des doigts contournés sur l’instrument, & des
tons forcés & diaboliques qui écorchent la
vois, & les oreilles, sont bien dans la
nature ? Metatextualité
Voici une
petite anecdote qui prouvera ce que j’avance,
& me dispensera de m’épuiser en raisonnement.
Niveau 5
Récit général
« Palma,
Napolitain2, fut un jour
surpris chez lui par un créancier impitoyable, qui
vouloit absolument le faire arrêter. Sans répondre
à ses injures & à ses menaces, ce musicien
court à son clavessin, se met à jouer une Ariette,
puis une seconde, & puis une troisieme. Le
créancier écoute, & bientôt attendri par les
sons touchans & les accords flatteurs de cette
main habile, non seulement il remet la dette au
musicien, mais encore il lui fait présent de dix
guinées. »
Je parierois bien, repris-je, que Palma ne s’avisa pas de jouer une fugue
combinée. S’il avoit eu cette maladresse, il
auroit bien réussi à se délivrer du créancier, car
sa musique l’eût mis en suite, mais il n’eût pas
obtenu les dix guinées. . .
Vous jugez bien, mon cher Spectateur, que cette
citation sçavante, loin de terminer la dispute, n’eût
fait qu’échauffer les esprits, si la providence ne s’en
fût mêlée ! Elle s’en mêla heureusement. On annonça un
Marquis, un fat, redoutable ennemi de tout être qui a la
fureur de placer six mots de suite ; il s’empara de la
conversation, & comme un vent furieux, souffla si
impitoyablement sur les disputeurs, qu’il les coula à
fond l’un & l’autre, après les avoir dispersés. Je
n’attendis point la fin de la catastrophe pour gagner le
large ; je me sauvai chez la Marquise de ** que vous
aimez si peu, & dont vous feriez tant de cas, si
vous pouviez goûter les extravagans. Les atletes que je venois de quitter m’avoient mis en
train de disputer, & leur fin tragique ne
m’imprimoit aucune terreur. La Marquise, comme vous
sçavez, est toujours aussi animée au combat que je
l’étois en ce moment. Heureusement pour moi, elle
n’avoit vu de toute la journée que des gens si fous,
qu’elle n’avoit pu se mesurer avec personne.
L’expérience qu’elle a faite souvent de mon peu de
miséricorde pour quoiconque décide sans sçavoir,
contrarie sans être en état de prouver, préfere sans
connoître, enfin, pour quiconque est fait sur son
modele, s’offrit à son imagination, en me voyant
paroître, comme la plus belle occasion de décharger son
cerveau devenu hydropique, depuis le matin, à force
d’abondance. Il y avoit une raison de plus que le
caractere & la disposition actuelle ; raison
puissante, à laquelle il lui auroit été impossible de
résister, eût elle dû mourir dans l’action.
On lui avoit envoyé un vaudeville, dans lequel les
François étoient mis en piece : or vous sçavez qu’ayant
précisément tous les ridicules de notre nation, elle ne
peut point en entendre mal parler sans courroux. Elle me
fit lire cette chanson, & me demanda après ce que
j’en pensois. Je lui dis méchamment que les vers m’en
paroissoient bien faits. Niveau 4
Dialogue
Oui, bien faits,
répondit-elle en rougissant de colere, mais vuides
de sens, de ceux où l’on sent l’ouvrier, &
qu’une machine tourneroit de même si elle étoit
organisée pour cela, & tout de suite elle
récita ces quatre vers que vous connoissez, en y
changeant quelque chose. Niveau 5
Citation/Devise
Monsieur, l’Auteur
que Dieu confonde, Vous êtes un maudit bavard. On
n’ennuya jamais son monde Avec moins d’esprit
& tant d’art.
Il y a du moins bien de la vérité,
repris-je insolemment, & cela lui assure l’estime que vous refusez, peut-être avec
raison, à son esprit. Comment, bien de la vérité ?
Vous faites bien de l’honneur à votre nation !
Mais cela ne doit pas m’étonner ; c’est le ton du
jour, on est comme cela à présent. Non, Madame,
lui dis-je, on est juste ; on voit des défauts
sans nombre, des ridicules sans excuse, & l’on
juge en philosophe comme citoyen de l’univers. Si
je ne dis pas du bien de ma patrie, je puis me
vanter du moins de ne lui pas faire de mal, &
je vois beaucoup de ses partisans, dont
l’impertinence fait bien du tort à ses mœurs &
à sa réputation, tandis qu’ils défendent sa gloire
à la pointe de l’épée. . .
Ce n’étoit pas le moyen de me justifier ; aussi
n’en avois-je nulle envie. Je voulus pendant quelques
momens tourner la chose de plaisanterie, mais elle étoit
d’une si horrible colere qu’elle m’auroit étranglé, si
j’avois eu l’insolence de ne lui pas offrir
du moins une excuse dans mon ton inspiré. Le sein sur
précisement celui que conserva toujours Madame Dacier,
dans cette dispute fameuse qui fit tant d’honneur à la
Motte, & que l’orgueil du sexe, cet orgueil si
méprisable dans ses abus, fait pousser souvent si loin
aux femmes, quand, dans nos disputes avec elles, nous
sommes assez polis pour nous renfermer dans le droit de
combattre des injures par des raisons. Elle avoit
ramassé quelques phrases de gens d’esprit, & elle
les débita avec une confiance admirable, en citant
quelquefois nos chefs dans la littérature. J’etois animé
par l’expérience ; je ne pouvois pas me rendre à
l’autorité : he, d’ailleurs, quelle autorité ! Les noms
les plus célebres sont souvent les garans les plus
infideles, sans compter que le meilleur auteur se
contrarie souvent vingt fois dans le même ouvrage. Niveau 4
Dialogue
Vous me citez des
autorités, lui dis-je ; en voici une
qui surpasse toutes les autres : je ne l’emploie,
Madame, que par égard pour vous, J’aurois de quoi
fournir deux heures, de mon fonds ; mais nos armes
ne seroient plus égales, par le genre du moins ;
& je me reprocherois une victoire où vous ne
verriez pas de ma part une certaine générosité.
J’allois continuer, mais il fallut laisser siffler
les vents & la gréle pour pouvoir être
entendu. Se facher, n’est pas vaincre. J’attendis
le clame, & il m’importa peu de l’acheter par
beaucoup de patience, certain que je n’aurois pas
long-temps à faire des sacrifices. Il fallut enfin
qu’elle respirât, & je pris ce moment pour
reprendre mon discours. Vous avez lu, Madame,
poursuivis-je, & moi aussi ; mais j’ai surtout
pesé ce que j’ai lu, voici ce qui m’a frappé dans
les livres comme dans nos mœurs. Niveau 5
Citation/Devise
« Notre3habitude de traiter
sérieusement les choses les plus futiles, & de
tourner les plus importantes en plaisanterie ; nos
conversations si bruyantes & si frivoles ;
notre ennui dans le sein du plaisir même ; nos
préjugés & nos actions, en contradiction
continuelle avec nos lumieres ; tant d’amour pour
la gloire, joint à tant de respect pour l’idole de
la faveur ; nos courtisans si rampans & si
vains ; notre politesse extérieure, & notre
mépris réel pour les étrangers, ou notre
prédilection affectée pour eux ; la bisarrerie de
nos goûts, qui n’a rien au-dessous d’elle, que
l’empressement de toute l’Europe à les adopter ;
notre dedain barbare pour deux des plus
respectables occupations d’un citoyen, le commerce
& la Magistrature ; nos disputes littéraires
si vives & si inutiles ; notre fureur d’écrire
avant que de penser, & de juger avant que de
connoître. . . . »
Si la Marquise avoit eu véritablement de l’esprit
& des connoissances, elle eût trouvé le moyen de me
vendre cher sa défaite, malgré la violence du coup que
je venois de lui porter ; car nous avons des vertus
& des qualités sublimes qui fourniront toujours des
armes puissantes à nos partisans ; mais les partisans
des défauts n’analysent point les vertus, & les
estiment peu. J’avois parlé de l’empressement de toute
l’Europe à adopter nos ridicules ; elle s’appropria ce
que j’en avois dit, & m’assura avec un éclat de rire
forcé, que je ne me tirerois pas de ce mauvais pas. Niveau 4
Dialogue
Je m’en tirerai avec
votre estime, lui dis-je, si vous êtes capable
d’entendre raison. Je conviens que toutes les
nations nous copient avec une espece de fureur,
mais voyez comment chaque auteur de bon sens parle
de la sienne aujourd’hui, & reconnoissez la
vérité de ma critique dans le ridicule des nations. Je n’en citerai qu’un seul pour
ne vous pas ennuyer. C’est un Anglois4;
c’est des Anglois qu’il parle, & assurément
vous confesserez que notre exemple doit être bien
dangereux, puisqu’il a pu corrompre des hommes que
la férocité sembloit avoir voués à la sagesse.
Voici un court extrait du livre en question, je
l’ai écrit sur mes tablettes pour n’en pas perdre
le souvenir. . . .
Il fallut disputer beaucoup pour la contraindre à
entendre cet abrégé terrassant ; je n’en serois même pas
venu à bout si je ne l’avois pas piquée au vif, en lui
disant qu’apparemment elle vouloit se dérober à sa
propre défaite. Elle s’arma de courage en entendant ces
paroles terribles, & elle écouta. Niveau 4
Dialogue
Pour faire mieux
sentir, poursuivis-je, combien nos impertinences & nos goûts ont influé sur les
mœurs Angloises, l’auteur rapproche du siecle
présent, le siecle d’Elisabeth. Niveau 5
« Sous son regne, quel
eût été, demanda-t-il, l’étonnement d’un Anglois,
si on lui eût prédit qu’un jour il faudroit des
voitures élégantes, pour passer d’un quartier de
Londres à l’autre, qu’on ne pourroit habiter que
dans des appartemens impénétrables au moindre
souffle d’air extérieur, & richement garnis de
tapis & de tentures si chaudes qu’aucun froid
n’y seroit sensible ? La vanité n’épargne rien
pour flatter cette mollesse ; meubles superbes,
riches bufets, nombreux domestiques, fins &
somptueux repas, où la terre, la mer & l’air
sont mis à contribution. . . Dans les cercles
brillans, traiter un point de morale ou de
littérature, raisonner sur des affaires sérieuses,
ce seroit être très-mal appris. Le bon
air, le talent sublime, c’est de dire agréablement
des frivolités. Cependant ces folles gentillesses
dégénérent bientôt en platitudes insipides &
en rapsodies triviales, écueil facheux &
désespérant: pour l’éviter, on imagine un plaisir
exquis, un plaisir qui ne laisse aucun vuide à
remplir, un plaisir dont on ne puisse se dégoûter,
ni se rassasier, un plaisir, &c. Il n’y a que
le vulgaire qui ait besoin qu’on l’informe que ce
plaisir est le jeu. Le goût des sciences & des
arts fut toujours l’attrait, on peut dire même
l’attribut des gens bien élevés : il n’y a pas
long-temps qu’on regardoit encore les livres comme
le dépôt où le goût & le sçavoir se
conservent. La lecture n’est plus qu’un amusement
qu’on prend le matin en attendant l’heure
importante de la toilette. Mais quel genre de
lecture peut être attrayant ou amusant
pour cette langueur délicate, qui saisit à son
reveil un esprit efféminé ? Une lecture qui
épargne à ces lecteurs frivoles l’insupportable
peine de penser, qui chatouille leur indolence,
qui la prépare aux plaisirs de la journée, &
qui y prélude. Les livres destinés à cet usage,
sont des feuilles hebdomadaires, des pieces de
théâtre, des nouvelles galantes, des écrits
licentieux sur la politique, ou des brochures
impies contre la religion. Avec ces denrées que
chaque mois fournit à ses besoins, la paresse
couvre son embonpoint d’un vernis léger, d’une
teinture maigre de littérature. S’il paroît
quelque ouvrage, où la force du génie &
l’étendue de l’érudition empêchent la frivolité
& l’incrédulité de prescrire ; cet ouvrage a
peu d’admirateurs. L’envie & la haine s’arment
contre lui : malgré sa réputation
chez l’étranger, malgré les sçavans de sa nation,
l’auteur & ses partisans sont persifflés par
une foule d’agréables qui ne sçavent presque pas
lire : un peuple de petits écrivains s’en
consolent en le déchirant : c’est un essain de
pigmées qui font sur le redoutable Gulliver : trop
foibles pour la terrasser, ils empoisonnent les
pointes dont leur malignité le perce. . . Dans le
comique & dans le sérieux, le pinceau ne
s’attache plus à saisir la nature & ses
beautés. Le fantasque & le grotesque ont
subjugué tous les goûts. Dans les maisons, on
étale, on entasse des arbres, des oiseaux, des
hommes, & toutes sortes d’animaux en
porcelaine ; des mandarins & des brames
crochus ; tout ce qu’il y a de plus baroque dans
les couleurs, les formes, les attitudes
chinoises. . . Les deux sexes ne sont
plus distingués que par la figure & par le
vêtement : leurs autres différences sont
effacées : il n’en reste pas le moindre vestige :
l’un s’est autant enhardi, que l’autre s’est
amolli. . . . Supposer dans ce siecle qu’un
agréable Anglois s’embrasse d’un autre avenir,
& en tire la regle de sa conduite, ce seroit
insulter sa delicatesse raffinée. Les fêtes
solemnelles, le culte public ne sont à ses yeux,
que des institutions populaires, que des usages
surannés dont il se moque. Les sublimes vérités de
l’Evangile, sa morale si pure & si simple,
sont tombées dans le mépris, les Ministres qui
attestent ces vérités & qui prêchent cette
morale, ne sont pas mieux traités. On ne doit pas
cependant s’imaginer que l’irréligion moderne soit
le fruit d’une profonde méditation sur les objets
de la soi : si l’incrédulité enfantoit des volumes raisonnés, il n’y a pas d’apparence
que ses partisans eussent le courage de les lire :
ils se borneroient à en saisir, à la légere,
quelques conclusions impies sans en approfondir
les principes. . . . . L’honneur est la passion de
la gloire qu’on acquiert en se dévouant au bien
public. Cette passion étoit autrefois un ressort
puissant, & sécond en merveilleux effets.
Aujourd’hui, si quelque Anglois s’avisoit d’y
sacrifier son repos, sa fortune & sa vie, dans
tous les cercles à la mode, on le regarderoit
comme un imbécile : la vanité, qui a supplanté
l’honneur, n’envie que les brillans équipages,
n’ambitionne que les grands titres, & n’aspire
qu’à la fortune : insensible au lustre que donne
la vertu, l’Anglois n’est jaloux que des
décorations qui enflent la vanité, &c. &c.
&c. &c » Vous voyez, Madame, lui dis-je, après avoir cessé de lire,
combien ce portrait des Anglois peint les maîtres
de qui ils ont reçu des leçons. Je n’ai pas fait
parler le Comte de Schaftbury ; son livre a déja
eu cinq éditions, & certainement il auroit eu
moins de succès s’il renfermoit une peinture moins
fidelle. Je crois qu’à présent vous ne balancerez
plus à me pardonner d’avoir tant insisté, & à
convenir. . . Non, Monsieur, je ne conviendrai de
rien, répondit-elle en fureur, je mourrois
plutôt, . . .
& en disant ces mots, je vis une femme qui se
mouroit effectivement ; elle laissa tomber sa tête sur
le dos du fauteuil, & l’évanouissement auroit suivi,
tant est grand l’effet de la colere & de la passion,
si on avoit été moins prompt à lui donner du secours. Je
n’attendis pas qu’elle eût tout-à-fait repris ses sens
pour me retirer, il n’auroit pas fait bon pour moi après
une telle aventure. Je sortis d’une maison
où la raison est un meurtre, & je jurai bien
fortement de n’y remettre jamais le pied. . . . Metatextualité
Vous voyez, mon cher
Spectateur, jusqu’à quel point les sots peuvent
épouser un parti ; car il faut être assurément bien
dépourvu de sens commun, pour ne pas voir que nous
avons de grands défauts, & beaucoup de sottise,
avec beaucoup d’esprit. Adieu.
Il y a bien des personnes, telles que mon coadjuteur nous
représente ici la Marquise, & les disputeurs qu’il a mis
d’abord sur la scene. La société a fait leur nombre en
consacrant leur ineptie par l’aveugle complaisance de la
souffrir. Je suis persuadé que cette peste incommode ne
resisteroit pas à une sorte dose d’éméthique. Le persifflage
nous en délivreroit, & fallût-il pousser jusqu’à
l’impolitesse, il vaudroit encore mieux le livrer à
un excès utile contre des sots qui importunent, que de tomber
dans un autre excès fatal au genre humain, en les laissant,
comme l’on fait, s’emparer de la conversation avec vigueur,
mettre la raison aux fers par l’abondance de leurs bruyantes
paroles, & nous endormir, comme le vent, à force de nous
étourdir. Mais c’est ici un malheur général ; Eh! qui dans les
calamités publiques est assez citoyen pour se sacrifier ! Car le
premier frondeur qui donneroit l’exemple, auroit certainement
beaucoup de persecution à essuyer. Je ne voudrois pas moi-même
l’entreprendre, & tout homme de bon sens m’en dira autant.
Trouvons donc tout simple que personne ne l’entreprenne, &
souffrons les sots, les dissertateurs, les bavards, les
enthousiastes, comme on souffre les insectes, pour les écraser
lorsqu’ils piquent, & les mépriser lorsqu’ils importunent.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Mon cher Spectateur,
Niveau 4
Dialogue
Monsieur, dis-je à
celui qui venoit de prendre la parole, le génie de
toutes les choses d’art, est l’imitation de la
nature. La musique est une des inventions &
des talens qui assujettissent le plus à cette regle générale : or, je vous demande, si
des doigts contournés sur l’instrument, & des
tons forcés & diaboliques qui écorchent la
vois, & les oreilles, sont bien dans la
nature ?
Je parierois bien, repris-je, que Palma ne s’avisa pas de jouer une fugue
combinée. S’il avoit eu cette maladresse, il
auroit bien réussi à se délivrer du créancier, car
sa musique l’eût mis en suite, mais il n’eût pas
obtenu les dix guinées. . .
Metatextualité
Voici une
petite anecdote qui prouvera ce que j’avance,
& me dispensera de m’épuiser en raisonnement.
Niveau 5
Récit général
« Palma,
Napolitain2, fut un jour
surpris chez lui par un créancier impitoyable, qui
vouloit absolument le faire arrêter. Sans répondre
à ses injures & à ses menaces, ce musicien
court à son clavessin, se met à jouer une Ariette,
puis une seconde, & puis une troisieme. Le
créancier écoute, & bientôt attendri par les
sons touchans & les accords flatteurs de cette
main habile, non seulement il remet la dette au
musicien, mais encore il lui fait présent de dix
guinées. »
Niveau 4
Dialogue
Oui, bien faits,
répondit-elle en rougissant de colere, mais vuides
de sens, de ceux où l’on sent l’ouvrier, &
qu’une machine tourneroit de même si elle étoit
organisée pour cela, & tout de suite elle
récita ces quatre vers que vous connoissez, en y
changeant quelque chose.
Il y a du moins bien de la vérité,
repris-je insolemment, & cela lui assure l’estime que vous refusez, peut-être avec
raison, à son esprit. Comment, bien de la vérité ?
Vous faites bien de l’honneur à votre nation !
Mais cela ne doit pas m’étonner ; c’est le ton du
jour, on est comme cela à présent. Non, Madame,
lui dis-je, on est juste ; on voit des défauts
sans nombre, des ridicules sans excuse, & l’on
juge en philosophe comme citoyen de l’univers. Si
je ne dis pas du bien de ma patrie, je puis me
vanter du moins de ne lui pas faire de mal, &
je vois beaucoup de ses partisans, dont
l’impertinence fait bien du tort à ses mœurs &
à sa réputation, tandis qu’ils défendent sa gloire
à la pointe de l’épée. . .
Niveau 5
Citation/Devise
Monsieur, l’Auteur
que Dieu confonde, Vous êtes un maudit bavard. On
n’ennuya jamais son monde Avec moins d’esprit
& tant d’art.
Niveau 4
Dialogue
Vous me citez des
autorités, lui dis-je ; en voici une
qui surpasse toutes les autres : je ne l’emploie,
Madame, que par égard pour vous, J’aurois de quoi
fournir deux heures, de mon fonds ; mais nos armes
ne seroient plus égales, par le genre du moins ;
& je me reprocherois une victoire où vous ne
verriez pas de ma part une certaine générosité.
J’allois continuer, mais il fallut laisser siffler
les vents & la gréle pour pouvoir être
entendu. Se facher, n’est pas vaincre. J’attendis
le clame, & il m’importa peu de l’acheter par
beaucoup de patience, certain que je n’aurois pas
long-temps à faire des sacrifices. Il fallut enfin
qu’elle respirât, & je pris ce moment pour
reprendre mon discours. Vous avez lu, Madame,
poursuivis-je, & moi aussi ; mais j’ai surtout
pesé ce que j’ai lu, voici ce qui m’a frappé dans
les livres comme dans nos mœurs.
Niveau 5
Citation/Devise
« Notre3habitude de traiter
sérieusement les choses les plus futiles, & de
tourner les plus importantes en plaisanterie ; nos
conversations si bruyantes & si frivoles ;
notre ennui dans le sein du plaisir même ; nos
préjugés & nos actions, en contradiction
continuelle avec nos lumieres ; tant d’amour pour
la gloire, joint à tant de respect pour l’idole de
la faveur ; nos courtisans si rampans & si
vains ; notre politesse extérieure, & notre
mépris réel pour les étrangers, ou notre
prédilection affectée pour eux ; la bisarrerie de
nos goûts, qui n’a rien au-dessous d’elle, que
l’empressement de toute l’Europe à les adopter ;
notre dedain barbare pour deux des plus
respectables occupations d’un citoyen, le commerce
& la Magistrature ; nos disputes littéraires
si vives & si inutiles ; notre fureur d’écrire
avant que de penser, & de juger avant que de
connoître. . . . »
Niveau 4
Dialogue
Je m’en tirerai avec
votre estime, lui dis-je, si vous êtes capable
d’entendre raison. Je conviens que toutes les
nations nous copient avec une espece de fureur,
mais voyez comment chaque auteur de bon sens parle
de la sienne aujourd’hui, & reconnoissez la
vérité de ma critique dans le ridicule des nations. Je n’en citerai qu’un seul pour
ne vous pas ennuyer. C’est un Anglois4;
c’est des Anglois qu’il parle, & assurément
vous confesserez que notre exemple doit être bien
dangereux, puisqu’il a pu corrompre des hommes que
la férocité sembloit avoir voués à la sagesse.
Voici un court extrait du livre en question, je
l’ai écrit sur mes tablettes pour n’en pas perdre
le souvenir. . . .
Niveau 4
Dialogue
Pour faire mieux
sentir, poursuivis-je, combien nos impertinences & nos goûts ont influé sur les
mœurs Angloises, l’auteur rapproche du siecle
présent, le siecle d’Elisabeth. Vous voyez, Madame, lui dis-je, après avoir cessé de lire,
combien ce portrait des Anglois peint les maîtres
de qui ils ont reçu des leçons. Je n’ai pas fait
parler le Comte de Schaftbury ; son livre a déja
eu cinq éditions, & certainement il auroit eu
moins de succès s’il renfermoit une peinture moins
fidelle. Je crois qu’à présent vous ne balancerez
plus à me pardonner d’avoir tant insisté, & à
convenir. . . Non, Monsieur, je ne conviendrai de
rien, répondit-elle en fureur, je mourrois
plutôt, . . .
Niveau 5
« Sous son regne, quel
eût été, demanda-t-il, l’étonnement d’un Anglois,
si on lui eût prédit qu’un jour il faudroit des
voitures élégantes, pour passer d’un quartier de
Londres à l’autre, qu’on ne pourroit habiter que
dans des appartemens impénétrables au moindre
souffle d’air extérieur, & richement garnis de
tapis & de tentures si chaudes qu’aucun froid
n’y seroit sensible ? La vanité n’épargne rien
pour flatter cette mollesse ; meubles superbes,
riches bufets, nombreux domestiques, fins &
somptueux repas, où la terre, la mer & l’air
sont mis à contribution. . . Dans les cercles
brillans, traiter un point de morale ou de
littérature, raisonner sur des affaires sérieuses,
ce seroit être très-mal appris. Le bon
air, le talent sublime, c’est de dire agréablement
des frivolités. Cependant ces folles gentillesses
dégénérent bientôt en platitudes insipides &
en rapsodies triviales, écueil facheux &
désespérant: pour l’éviter, on imagine un plaisir
exquis, un plaisir qui ne laisse aucun vuide à
remplir, un plaisir dont on ne puisse se dégoûter,
ni se rassasier, un plaisir, &c. Il n’y a que
le vulgaire qui ait besoin qu’on l’informe que ce
plaisir est le jeu. Le goût des sciences & des
arts fut toujours l’attrait, on peut dire même
l’attribut des gens bien élevés : il n’y a pas
long-temps qu’on regardoit encore les livres comme
le dépôt où le goût & le sçavoir se
conservent. La lecture n’est plus qu’un amusement
qu’on prend le matin en attendant l’heure
importante de la toilette. Mais quel genre de
lecture peut être attrayant ou amusant
pour cette langueur délicate, qui saisit à son
reveil un esprit efféminé ? Une lecture qui
épargne à ces lecteurs frivoles l’insupportable
peine de penser, qui chatouille leur indolence,
qui la prépare aux plaisirs de la journée, &
qui y prélude. Les livres destinés à cet usage,
sont des feuilles hebdomadaires, des pieces de
théâtre, des nouvelles galantes, des écrits
licentieux sur la politique, ou des brochures
impies contre la religion. Avec ces denrées que
chaque mois fournit à ses besoins, la paresse
couvre son embonpoint d’un vernis léger, d’une
teinture maigre de littérature. S’il paroît
quelque ouvrage, où la force du génie &
l’étendue de l’érudition empêchent la frivolité
& l’incrédulité de prescrire ; cet ouvrage a
peu d’admirateurs. L’envie & la haine s’arment
contre lui : malgré sa réputation
chez l’étranger, malgré les sçavans de sa nation,
l’auteur & ses partisans sont persifflés par
une foule d’agréables qui ne sçavent presque pas
lire : un peuple de petits écrivains s’en
consolent en le déchirant : c’est un essain de
pigmées qui font sur le redoutable Gulliver : trop
foibles pour la terrasser, ils empoisonnent les
pointes dont leur malignité le perce. . . Dans le
comique & dans le sérieux, le pinceau ne
s’attache plus à saisir la nature & ses
beautés. Le fantasque & le grotesque ont
subjugué tous les goûts. Dans les maisons, on
étale, on entasse des arbres, des oiseaux, des
hommes, & toutes sortes d’animaux en
porcelaine ; des mandarins & des brames
crochus ; tout ce qu’il y a de plus baroque dans
les couleurs, les formes, les attitudes
chinoises. . . Les deux sexes ne sont
plus distingués que par la figure & par le
vêtement : leurs autres différences sont
effacées : il n’en reste pas le moindre vestige :
l’un s’est autant enhardi, que l’autre s’est
amolli. . . . Supposer dans ce siecle qu’un
agréable Anglois s’embrasse d’un autre avenir,
& en tire la regle de sa conduite, ce seroit
insulter sa delicatesse raffinée. Les fêtes
solemnelles, le culte public ne sont à ses yeux,
que des institutions populaires, que des usages
surannés dont il se moque. Les sublimes vérités de
l’Evangile, sa morale si pure & si simple,
sont tombées dans le mépris, les Ministres qui
attestent ces vérités & qui prêchent cette
morale, ne sont pas mieux traités. On ne doit pas
cependant s’imaginer que l’irréligion moderne soit
le fruit d’une profonde méditation sur les objets
de la soi : si l’incrédulité enfantoit des volumes raisonnés, il n’y a pas d’apparence
que ses partisans eussent le courage de les lire :
ils se borneroient à en saisir, à la légere,
quelques conclusions impies sans en approfondir
les principes. . . . . L’honneur est la passion de
la gloire qu’on acquiert en se dévouant au bien
public. Cette passion étoit autrefois un ressort
puissant, & sécond en merveilleux effets.
Aujourd’hui, si quelque Anglois s’avisoit d’y
sacrifier son repos, sa fortune & sa vie, dans
tous les cercles à la mode, on le regarderoit
comme un imbécile : la vanité, qui a supplanté
l’honneur, n’envie que les brillans équipages,
n’ambitionne que les grands titres, & n’aspire
qu’à la fortune : insensible au lustre que donne
la vertu, l’Anglois n’est jaloux que des
décorations qui enflent la vanité, &c. &c.
&c. &c »
Metatextualité
Vous voyez, mon cher
Spectateur, jusqu’à quel point les sots peuvent
épouser un parti ; car il faut être assurément bien
dépourvu de sens commun, pour ne pas voir que nous
avons de grands défauts, & beaucoup de sottise,
avec beaucoup d’esprit. Adieu.
Metatextualité
Je reviens au discours que j’ai
interrompu plus haut, & je passe tout de suite à la
preuve que j’ai promise. J’ai dit que c’étoit un malheur de
chercher trop à se connoître ; que cet excès, estimable en
lui-même, conduisoit à trop d’estime pour les autres, en
ruinant la bonne opinion qu’on doit toujours avoir de soi
jusqu’à un certain point ; & devoit être par conséquent
le terme du courage, de l’ambition & du talent. Mon
opinion se fonde sur mon expérience, & voici de quoi la
justifier.
Récit général
Hétéroportrait
J’avois été lié pendant dix
ans avec un homme souverainement aimable, &
souverainement heureux, que j’appellerai Firjam. Il n’y
avoit jamais eu de caractere ni d’esprit comme celui-là.
Tout lui réussissoit, parce qu’il réussissoit lui-même
auprès de tout le monde. Ses richesses s’accumuloient,
sa maison ne désemplissoit pas d’amis ; il étoit estimé,
recherché ; on lui auroit offert des dignités s’il avoit
voulu se laisser surprendre à leur appât
trompeur ; il passoit généralement pour homme d’esprit,
étoit consulté comme tel, disoit tout ce qu’il vouloit,
& étoit toujours applaudi, quoiqu’au fonds il ne
pensât ni plus ni mieux qu’un autre. Sa femme même qui
pouvoit mieux que personne peser son mérite &
apprécier ses vertus, parce que dès l’âge de quinze ans,
elle fut en tout l’objet de la complaisance de la
nature ; sa femme, dis-je, quoiqu’elle fût sans amour
pour lui, & malgré ce tact & ces yeux que
doivent donner une proximité & une habitude
continuelles <sic>, avoit pour lui cette estime,
ce respect, ce goût, cette admiration que le mariage
exclut, & qu’un ange en épousant une femme pourroit
à peine obtenir d’elle, six mois après l’avoir épousée,
si elle étoit sans amour. Tel étoit M. de Firjam, &
tel étoit son sort. Il n’y a point d’homme
qui mérite plus justement le titre d’heureux.
Niveau 3
Dialogue
Vous soupçonnez dans tout
cela un art prodigieux, me dit-il ; voici tout mon
secret, il est simple, & par-là il a dû réussir
dans un siecle où la réputation est le fruit de la
torture & des combinaisons. J’ai réussi, parce
que j’ai mieux connu la nature qu’un autre. On nous
recommande de chercher à nous connoître, pour nous
corriger, continua-t-il, & on ajoute à ce
précepte de conseil d’étudier les hommes qui sont
bien, qui plaisent, qui sont estimés, pour multiplier nos modeles & parvenir à nous
perfectionner ? Je sentis de bonne heure que ces
conseils étoient dangereux. J’étois né avec de
l’esprit & beaucoup d’amour propre. Je compris
qu’il falloit que je me condisisse par mon propre
génie, & qu’au contraire, si je me laissois
aller au torrent de la regle générale, je me
trouverois bientôt confondu dans la classe
ordinaire : non pas qu’il ne faille jusqu’à un
certain point s’examiner pour être bien, &
copier pour être mieux ; mais & cet examen &
cette imitation demandent des précautions infinies,
& doivent laisser au génie particulier le
pouvoir de les diriger, & d’agir à son tour par
de plus grands moyens, uniquement inventés par lui.
Je fis cette réflexion ; je m’y attachai, elle me
développa des vérités lumineuses, & bientôt ce
génie dont je parle, ce principe de notre destinée,
m’indiqua une route nouvelle. Je
commençai à sentir qu’il étoit impossible, qu’en se
rendant un compte trop fidele de ses défauts &
des vertus des autres, on n’altera ce nerf de
l’esprit & du cœur, qui est l’amour propre. Je
conclus de-là qu’une regle plus sûre pour le bonheur
comme pour le mérite, seroit de s’examiner
superficiellement, & d’appuyer le télescope
& le compas sur la nature entiere. Vous allez
voir si la singularité de mon raisonnement
l’empêchoit d’être juste. Je me sentis bientôt
beaucoup de hardiesse, & conséquemment je me vis
maître des esprits ; on m’écoua, on me crut ; je fis
des projets, ils furent adoptés, & dès lors
mafortune <sic> ne fit qu’aller en croissant.
Vous sçavez la magie que la richesse répand sur un
homme qui la doit à son audace & à son génie ?
Je voulus y ajouter le don de plaire, cela me coûta
peu ; à force de m’exagérer les défauts
des autres, j’étois parvenu à me persuader à
moi-même ces défauts ; ce que j’en disois étoit
toujours cru, parce que j’avois la hardiesse, qui
fait si bien dire, & la persuasion qui fait tout
croire ; or vous n’ignorez pas qu’un médisant
s’enrichit, dans l’opinion de ses duppes, des
dépouilles de ses victimes ; & qu’il n’y a point
de si petit nain qu’un peintre ne puisse faire
paroître d’une taille avantageuse, s’il l’entoure de
grouppes à qui il ait retranché les jambes. Je parus
aimable en empêchant les autres de le paroître ;
j’allai plus loin, & voici ce qui a déterminé
cette chaîne de triomphes qui vous ont ébloui tout
le premier ; je les empêchai d’abord de croire
qu’ils devoient plaire tels qu’ils étoient ; mes
critiques séveres, mes conseils malins leur firent
perdre l’amour propre, & dès-lors mille graces
devinrent des ridicules, parce que sans l’admiration de soi-même, il n’y a plus
d’agrément qui ne prenne un air faux ; ce premier
succès en entraîna un second. A force de leur faire
entendre qu’ils étoient mal, & de les estropier,
pour ainsi dire, je parvins à les faire ressembler
au portrait que je leur faisois d’eux-mêmes, &
d’un point à l’autre il arriva enfin que je me
persuadai qu’ils étoient naturellement tels que je
le disois, & que même ils l’avoient toujours
été. C’est comme un menteur qui, à force de répéter
une histoire imaginée, parvient à croire qu’elle est
vraie, ou à oublier du moins qu’elle est née dans
son imagination. Me voilà donc très-riche, parce
qu’à force de publier que j’avois de grandes idées,
on m’a récompensé sur ma parole ; &
très-aimable, parce qu’il faut bien qu’on le
devienne à force de se persuader que les autres ne
le sont point, ou qu’on le paroisse du moins à force d’empêcher qu’ils ne puissent
eux-mêmes le paroître. Vous concevez à présent,
continua-t-il en finissant, d’où part ce bonheur,
cette égalité d’humeur dont vous m’avez félicité
tant de fois ? Je suis riche, je n’ai point de
rivaux, je domine, je suis comme le soleil au milieu
des individus qu’il éclaire ; les moindres conseils
que je donne sont des oracles, les moindres services
que je rends sont des bienfaits ; je suis recherché,
chéri, applaudi sans cesse, & j’ai pardessus
tout cela ma propre estime, ma propre admiration.
Ajoutez que je me suis toujours conduit avec
infiniment d’art. Je me suis vu souvent remercier
des très-mauvais services que j’étois obligé de
rendre, tant je sçavois persuader & plaire. . .
Avec tous ces avantages vous devez être heureux,
dis-je ; mais ce bonheur ne s’altere-t-il jamais ?
Jamais ne perdez-vous cette confiance
intime, cette sécurité profonde ? Elles ne
subsistent ici que par une continuelle prévention
contre les autres, par une constante mutilation de
ce qu’il y a de plus touchant au monde, qui est les
agrémens & les vertus. Vous êtes sans cesse
obligé de résister à l’évidence, au sentiment ; car
enfin il y a des agrémens vrais, des esprits
charmans, des vertus admirables : comment avez-vous
pu contraindre votre cœur à ne rien sentir de tout
cela, & votre esprit à s’en nier la réalité
palpable ? . . . Vous avez raison de me faire cette
question, me répondit-il, j’ai un peu outré
l’exposition que je vous ai faite ; mais vous auriez
dû vous en douter. Comment seroit-il possible qu’on
se refusât à ce qu’il y a de plus aimable, de plus
estimable ! Ce prodige malheureux ne seroit pas même
possible pour un monstre ; aussi n’ai-je pas
prétendu vous dire qu’il existât en
moi ; je ne me ferai jamais honneur de la férocité.
Mais vous sçavez que dans un tableau on exagere
toujours les objets ? C’est ce qui m’est arrivé
& ce que j’ai dû faire. La méthode & le
systême dont j’ai voulu me vanter, ne vous eussent
point frappés, si je n’avois employé précisément que
le dégré de couleur précis, dans le tableau que j’ai
voulu vous en faire. En réduisant ce que j’ai peint,
à ce que vous croyez possible, vous aurez une
exposition fidelle & une regle utile.
Niveau 3
Dialogue
Hélas ! me répondit-elle,
je viens vous dire que je crains que vous n’ayez
bientôt plus d’ami. Comment, m’écriai-je, Firjam est
retombé ? C’est pis que cela, reprit-elle : son
corps n’est point malade, mais je crois que son
esprit l’est beaucoup : depuis que vous ne l’avez
vu, une secrette mélancolie le dévore, il nous fuit.
Lorsqu’il est forcé de recevoir ses voisins, il est
embrassé, froid, timide devant eux, une affaire
l’appelle à Paris, & il n’y vient pas ; il dit
qu’il lui seroit impossible de la faire
touner à son avantage, qu’il vaut mieux
l’abandonner ; cependant elle me paroît toute
simple, & il en a conclu souvent qui offroient
de bien plus grandes difficultés, sans que jamais il
ait douté de leur réussite. Son activité, la
confiance, son génie, l’ont abandonné ; il n’a plus
d’esprit ; il rougit dès qu’il parle, & on
l’embrasse dès qu’on lui adresse la parole. Un homme
simplement titré, de son voisinage, vint le voir
l’autre jour ; vous sçavez comment il étoit
autrefois avec les plus grands Seigneurs ! de
combien il avoit baissé les dégrés du trône sur
lequel la flatterie & la convention les ont
placés ! Il alla le recevoir à la porte de son
carrosse, & lui donna même la main pour la
descendre : cet homme nous fit des contes sans
nombre & sans fin, nous parla jusqu’au soir de
ses chevaux, de ses chiens, de ses valets, de ses galanteries ; je vis que mon mari
s’impatientoit, mais il n’eut jamais le courage de
lui faire sentir. Il contrôla le château, les
jardins ; nous contraria, nous reprit même sur tout;
& votre ami, qui autrefois ne lui auroit pas
laissé le temps de dire deux bêtises de suite,
souffrit patiemment qu’il nous dît vingt
impertinences, & le souffrit de l’air d’un homme
qui n’ose plus avoir son avis. Enfin vous ne le
reconnoîtrez plus, c’est une métamorphose, une
dégradation sans exemple ; mais surtout cette
tristesse profonde que je lui vois, me fait
trembler ; elle vous appelle à son secours ; vous
êtes son ami, il faut que vous ayez la bonté de me
suivre, de lui parler, de lui arracher son secret ;
je souhaite me tromper, mais je crains bien qu’il ne
soit encore trop tard pour le guérir d’un mal déja
si invétéré. . . Je le crains comme
vous, lui dis-je, sans sçavoir pourquoi ; mais ma
crainte redouble mon courage ; allons, Madame, ne
perdons point de temps ; voilà un état incroyable.
Ne souçonnez-vous aucune cause, aucune raison ? Car
s’il lui est arrivé quelque accident, quelque
malheur, il faudroit le sçavoir. . . Non, me
dit-elle, il ne lui est rien arrivé, ou du moins je
n’ai rien sçu. . . J’ai de la peine à le croire,
repris-je ; Mais partons, ne perdons point de
temps ; je serai mieux instruit quand je lui aurai
parlé.
Niveau 3
Dialogue
Hélas ! me disois-je, que
sommes-nous ? Quelle est notre destinée ? L’enfant
triomphe de toutes les maladies qui assiégent son
berceau, & l’homme périt par le dérangement d’un
fibre. Il eût été dangereux que mes réflexions n’eussent pas été interrompues ; dans la
situation d’esprit où j’étois, on murmure pour peu
qu’on s’attendrisse, & c’est déja une mauvaise
disposition pour consoler & guérir les hommes,
que de faire remonter leurs maux à une premiere
cause à laquelle il n’y a point de remede.
Niveau 3
Dialogue
Ce n’est pas indifférence
pour mes avantages, me répondit-il, c’est persuasion
intime & fondée que je ne réussirois pas dans ma
poursuite. Comment, vous ne réussiriez pas,
repris-je ? Mais, dites-moi, je vous prie, de quoi
est-il question dans tout ceci ? De vous présenter ;
de faire voir vos droits sur une chose que pour le
bien de l’état, on sera trop heureux d’accorder à un
homme tel que vous ; & de démontrer le ridicule
de prétentions de votre concurrent, par l’évidence
de vos droits & par l’élévation de vos vues ?
. . . Vous croyez tout cela bien simple, me dit-il
en m’interrompant ? Mais vous vous trompez ; vous
jugez trop favorablement de moi, & avec trop peu d’équité ou de connoissance de M. de
** ; c’est un homme de beaucoup d’esprit. . . . Eh
bien, repris-je, est-ce qu’un homme d’esprit vous
effraye ! Qu’est devenu ce temps, où vos triomphes
sur les autres étoient marqués par leur propre
supériorité. Vous m’avez appris vous-même à
condamner aujourd’hui votre pusillanimité, en me
confiant le secret des armes qui vous rendirent tant
de fois vainqueur de vos rivaux. . . Ce temps n’est
plus, répondit-il, en poussant un profond
soupir. . . . Comment, il n’est plus, repris-je,
est-ce qu’il doit y avoir deux temps dans la vie
d’un homme d’esprit, pour les choses qui dépendent
des idées & qui intéressent la gloire ?
Pouvez-vous me faire cet aveu ? Ne sentez-vous pas
qu’il peut vous coûter mon admiration, &
peut-être mon estime. . . . Il s’arrêta & me
regarda fixement : le coup étoit violent ; il le sentit peut-être trop. Epargnez votre
ami, me dit-il, il a assez de douleur ; ayez pitié
de lui, si son changement vous étonne. . . . .
Niveau 3
Dialogue
Oui, je vous épargnerai
autant qu’il sera possible, lui dis-je, mais vous ne
voulez pas que je vous trompe ? Mon cher Firjam, je
ne vous reconnois plus, vous êtes tout changé pour
moi ; qu’avez-vous donc, que vous est-il arrivé ?
. . . Je vais vous l’apprendre, me dit-il, je serai
sincere, car cet aveu me rend intéressant, & ne
me rend pas méprisable. Vous sçavez que j’ai été
très-malade, continua-t-il ; il faut que j’ajoute
que j’ai été très-frappé dans ma maladie. Ma sœur,
dont vous connoissez les opinions outrées, en fait
de morale, & que les vrais dévots, même,
condamnent, s’établit chez moi, ne quitta plus le chevet de mon lit, & parut
attacher un devoir à recueillir mes derniers
soupirs. Je le la voyois plus depuis long-temps ; je
touchois, lorsqu’elle arriva, à ce moment où la
morale se fait écouter avec plaisir ; où l’on ne
sent pas qu’elle puisse être outrée, parce que le
repentir rend sa rigueur consolante ; où l’on croit
que la religion doit être infiniment sévere, parce
que n’ayant rien fait pour elle pendant la vie, le
regret qu’on en ressent lui prête des armes, &
entraîne le reproche des moindres choses. Tel étoit
l’état de mon cœur & de mon esprit, lorsque ma
sœur me parla de mes fautes & de mes devoirs.
Elle avoit deviné les idées qui m’avoient conduit
jusqu’alors, car ceux qui aiment à faire triompher
leurs-maximes, devient aisément les maximes des
autres. Elle m’en parla avec une sévérité extrême,
& à force de me les reprocher,
parvint à m’en faire rougir. Je ne vous dissimulerai
point que ce remords fût l’ouvrage de la réflexion ;
mais elle n’en fit pas assez elle-même en cherchant
impitoyablement à me l’inspirer. J’avois encore à
vivre, elle devoit le prévoir ; elle devoit penser,
qu’en vivant, un jour ce remords seroit un tourment
& influeroit sur mon ame & sur toutes les
actions de ma vie. La moitié de ce qu’elle me dit
eût suffi pour m’éclairer, & cette moitié devoit
suffire. Si le hasard alors eût confié mon esprit au
zele d’un homme prudent, d’un homme doux, d’un vrai
sage, la leçon n’eût pas été moins efficace, &
eût été moins dangereuse, j’aurois été également
guéri, & je n’aurois pas été perdu ; on m’auroit
conservé du moins ce sentiment d’amour propre,
innocent, qui nous éleve, & que Dieu même nous a
donné ; cette persuasion intime que nous avons de son innocence, qui nous le fait chérir
comme partie de notre être comme organe de la
nature, comme principe de notre bonheur & de nos
plus utiles vertus ; on n’auroit frondé que l’abus
que j’en avois fait. . . . Vous devinez ce qu’il me
reste à vous apprendre, continua mon ami ? L’esprit
étoit frappé ; je pris le flambeau que me présentoit
ma sœur, & je le portai dans le fonds de
moi-même. Ma main tremblant ne sçut excepter aucune
partie ; tout fut éclairé, tout fut examiné. Je vis
l’homme que j’étois ; je vis plus qu’il n’y avoit,
parce que je cherchois à m’humilier. Le mépris pour
moi-même entraîna l’admiration pour les autres ;
l’un & l’autre n’ont fait qu’augmenter depuis ;
l’impression étoit faite : j’en ai senti les suites
dangereuses, j’ai voulu les prévenir, non pas pour
me resister mes premieres idées, car je les
condamnois ; mais pour éviter d’ajouter
rien à la réalité du précepte qui nous ordonne de
nous connoître & de rendre justice aux autres :
vain effort. Je m’étois vu de trop près, j’avois
fait entrer trop de charité, trop de repentir dans
l’examen de ceux que je n’avois pas jugé autrefois
avec assez d’équité. La timidité, la honte, l’estime
aveugle, se sont emparé de mon cœur ; & de-là,
l’indifférence pour tout ; une noire mélancolie, une
défiance insurmontable de tout ce que je pense, de
tout ce que j’imagine, de tout ce que je vais dire,
& de tout ce que je vais faire. . . . . Mon état
m’est connu, & j’en rougis ; je sens ma
dégradation, & je me place au dessous de
l’automate ; mais je n’ai d’idées que pour me juger,
& de force que pour résister au penchant qui me
porte au mépris de moi-même, sans y réussir. Cet
état est affreux, je ne sçaurois vous dire ce que je souffre, heureusement mon cœur
flétri m’annonce une tranquillité prochaine. . .