Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours Premier", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.2\001 (1758), S. 5-63, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1932 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours Premier1 .

Ebene 2► Ebene 3► « Le premier objet qui se présente à observer, celui qu’il nous importe le plus de connoître, c’est nous-mêmes. Cette espece d’observation intérieure doit précéder toute autre observation, & peut seule nous rendre capables de juger sainement des êtres qui sont hors de nous. En effet, nous ne connoissons point immédiatement ces êtres ; nous ne pourrons jamais pénétrer leur na-[6]ture intime, & leur essence réelle ; les idées que nous en avons, se terminent à leur surface, & même, à parler rigoureusement, nous n’appercevons point ces surfaces, mais seulement l’impression qu’elles font sur nos organes. Toutes ces vérités font certaines pour quiconque sçait réfléchir ; & s’il est absurde à l’égoïste d’en conclure qu’il existe seul ; de supposer que ce qu’on appelle les objets extérieurs, ne sont autre chose que ses différentes manieres de voir, & n’ont aucune réalité hors de lui ; de se persuader que les limites de son être sont celles de la nature, & de vouloir ainsi réduire l’univers aux dimensions d’un atome ; il est raisonnable aussi d’avouer que la maniere dont nous conoissons notre existence, est très différente de celle dont nous connoissons toute autre existence : la premiere est une conscience intime, [7] un sentiment profond ; la seconde est une conséquence déduite de cette vérité premiere : la certitude est égale des deux côtés, mais la preuve n’est pas la même. Dans le premier cas, c’est une lumiere directe immédiatement présente à notre ame ; dans le second, c’est une lumiere réfléchie par des objets extérieurs, & modifiée par nos sens ; car nos sens sont la seule voie par laquelle nous puissions communiquer avec la nature ; c’est un milieu interposé entre notre ame & le monde physique ; milieu à travers lequel passent nécessairement les images des choses, ou plutôt les ombres projettées sur notre sens extérieur. Il faut donc, avant tout, travailler à épurer ce milieu, & à écarter tout ce qui pourroit altérer ces images primitives, & les teindre de couleurs étrangeres ; ou du moins il faut se mettre en état de recon-[8]noître, & même de rectifier les altérations qu’elles subissent à leur passage, &c. » ◀Ebene 3

Ramenons au sens moral ce systême de métaphysique. Il offre deux choses à considérer, ou plutôt il établit deux nécessités : celle de se connoître soi-même, & celle de connoître les objets extérieurs ; deux choses dont on parle très-inutilement depuis la naissance des siecles, & dont il seroit aisé de prouver qu’on a toujours parlé avec trop peu de précaution, si la nature n’avoit pas permis qu’on en eût parlé si vainement. Connois-toi toi-même, est un mot qui n’appartient qu’à des Socrates. Celui qui a dit cela, n’avoit pas la même pensée que moi, quand je l’applique à mon systême. Il prétendoit seulement nous apprendre qu’il n’y a que les sages qui aient la modestie de vouloir se connoître ; je l’explique autrement, & je dis que, généralement parlant, le plus grand [9] malheur qui puisse arriver à un homme est de chercher à se connoître avec trop d’exactitude, s’il n’a pas l’esprit fort, l’ame ferme & le sang froid. Je vais commencer par dire ce que je pense à ce sujet, je dirai ensuite ce que j’ai vu, qui me fait penser ce que je vais dire.

Si, en parvenant à connoître ses défauts, on gagnoit, sans risquer de perdre, ce seroit une chose aussi sensée de respectable, que de s’examiner rigoureusement ; & cet examen rendroit déja aussi estimable que les vertus qui pourroient dans la suite en être le fruit, si l’on avoit l’héroïque courage de tourner le télescope sur les autres, pour en découvrir les côtés précieux, après l’avoir tenu sur soi-même, pour se manifester ses propres imperfections. Mais je crois, ou plutôt je suis convaincu qu’il naîtroit deux grands inconvéniens de cet effort si sage en lui-même, & d’abord si admi-[10]rable. Prémiérement, on se jugeroit bientôt avec trop de rigueur ; secondement, on finiroit par concevoir trop d’estime pour les autres. L’un mene à l’autre, & l’un & l’autre, à mon avis, sont capables de jetter un homme, un peu sensible à la gloire, dans une sorte de désespoir, ou dans une sorte de léthargie. Conçoit-on ce que c’est de n’avoir plus bonne opinion de soi, de ne se faire plus que des reproches, de voir la superficie couverte de taches ? Dans cet état on croit n’avoir plus rien à attendre de soi-même, & il peut même arriver qu’on renonce à se corriger à force de faire de tristes découvertes, qui fassent perdre l’espoir d’y réussir. Que sera-ce donc si une vue, trop favorable aux autres objets, aggrave encore le maléfice d’une prévention fatale ? Que deviendra-t-on, si, en examinant ses défauts, on n’a appris à se faire une idée de la vertu, que pour embellir au gré de son imagina-[11]tion tout être un peu éblouissant qui se présentera ? Je l’ai dit, le désespoir & la léthargie attendent celui qui en fera venu à cette extrêmité, & cette extrêmité est le terme inévitable où doivent aboutir les découvertes du télescope, tourné trop long-temps sur soi-même & sur les autres. La léthargie, surtout, est comme inévitable. On ne sera plus poussé par l’amour propre ; car on n’en a plus pour agir quand on ne s’estime plus, & qu’on ne voit dans des concurrences que des rivaux dignes de la couronne. On n’espérera plus rien de soi, & par conséquent on ne sera plus capable de rien. On n’agira même plus, ou si l’on marque encore son existence par des mouvemens, ce sera avec une action toute morte ; les ressorts de la machine ne seront point détruits, mais bientôt une action qui ne sera plus que lente & peu fréquente, laissera à la rouille le pouvoir de les dévorer.

[12] On me demandera ce que je veux conclure de ce raisonnement singulier ? Voici toute ma pensée : elle ne paroîtra étrange qu’à ceux qui ont reçu les idées successives, sans jamais sçavoir douter. La conscience, l’honneur, l’amour propre, suffiront pour nous offrir à nous-mêmes, par leur lumiere propre, jusqu’au point où il faut, pour notre bonheur & pour l’avantage commun, que nous cessions de nous regarder : gardons-nous d’ajouter aux rayons de ce flambeau, une lumiere de réflexion : il suffit de se voir, il est dangereux de se juger. Si par une certaine disposition d’organes & d’esprit, nous nous sentons poussés à franchir les limites que je viens de poser ; tournons bien promptement les yeux sur les autres, mais n’y cherchons que des défauts. Ce n’est pas là le moment d’estimer des défauts. Ce n’est pas là le moment d’estimer ses rivaux ; le danger est pressant ; il faut se hâter de balancer la mauvaise opinion qu’on vient de pren-[13]dre de soi, par une plus mauvaise des autres. Si l’on n’est pas prompt à employer la ressource que j’indique, le malheur que j’ai tracé plus haut est déja inévitable.

On ne sera pas content de mes raisons ; on me demandera des preuves ? Je sçais qu’on en doit au public, quand on dogmatise : je sçais aussi, & j’ose dire, que la meilleure, qui est celle que je vais donner, ne seroit pas nécessaire, si l’inexplicable aveuglement des hommes ne perpétuoit pas leur foi pour les systêmes vains, & leur incrédulité pour les systêmes utiles. La preuve que j’ai annoncée est toute prête, & j’ose faire espérer à quelques esprits qu’ils la verront avec plaisir. Mais pour le plus grand nombre, elle est peut-être d’un caractere trop sérieux ? Pour en éviter le reproche, je vais recourir à la variété, en plaçant ici une lettre très-plaisante, que mon aimable coadjuteur m’a [14] écrite ce matin. Je reviendrai bientôt sur mes pas.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Mon cher Spectateur,

J’ai bien de choses à vous apprendre ; en vérité, je me perds dans mes richesses. Pardonnez-moi d’avance le petit désordre que vous trouverez dans cette lettre ; vous sçavez que l’abondance ne permet pas l’ordre. La mienne est telle que vous y seriez aussi embarrassé que moi. Je commence : j’étois hier chez Madame de **, où vous sçavez qu’on a le droit de décider dès que l’on a une poitrine. Il s’éleva une dispute sur les deux musiques ; de ces disputes qui font taire les gens de goût, parce qu’il n’y est pas question de raisonner. On fit beaucoup de bruit, mais peu de frais ; les injures se confondoient avec les paroles, & les unes & les autres se plaçoient sur les levres si naturellement, qu’on voyoit bien qu’il ne falloit pas espérer que per [15] sonne eût raison, ni craindre que personne se sachât. Enfin, lassé de tout ce tintamarre qui dura près de trois quart d’heure, il prit envie à quelqu’un de déterminer une conclusion. Il décida que la musique Italienne ou Françoise décéleroit toujours plus de génie, à mesure qu’elle approcheroit plus du diabolique, c’est le terme reçu pour dire étendue d’imagination. Jugez de toutes les sottises qu’on avoit dites jusqu’alors, puisque cet homme-ci prétendoit finir la dispute par cette décision. Les esprits se calmerent, apparemment parce qu’ils ne trouvoient plus rien à dire d’aussi extravagant. Je vis que je pouvois parler, & j’entrai en lice, au hasard de tout ce qui pouvoit en arriver. Ebene 4► Dialog► Monsieur, dis-je à celui qui venoit de prendre la parole, le génie de toutes les choses d’art, est l’imitation de la nature. La musique est une des inventions & des talens qui assujettissent le plus à cette [16] regle générale : or, je vous demande, si des doigts contournés sur l’instrument, & des tons forcés & diaboliques qui écorchent la vois, & les oreilles, sont bien dans la nature ? Metatextualität► Voici une petite anecdote qui prouvera ce que j’avance, & me dispensera de m’épuiser en raisonnement. ◀Metatextualität Ebene 5► Allgemeine Erzählung► « Palma, Napolitain2 , fut un jour surpris chez lui par un créancier impitoyable, qui vouloit absolument le faire arrêter. Sans répondre à ses injures & à ses menaces, ce musicien court à son clavessin, se met à jouer une Ariette, puis une seconde, & puis une troisieme. Le créancier écoute, & bientôt attendri par les sons touchans & les accords flatteurs de cette main habile, non seulement il remet la dette au musicien, mais encore il lui fait présent de dix guinées. » ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 5

Je parierois bien, repris-je, que Pal-[17]ma ne s’avisa pas de jouer une fugue combinée. S’il avoit eu cette maladresse, il auroit bien réussi à se délivrer du créancier, car sa musique l’eût mis en suite, mais il n’eût pas obtenu les dix guinées. . .  ◀Dialog ◀Ebene 4 Vous jugez bien, mon cher Spectateur, que cette citation sçavante, loin de terminer la dispute, n’eût fait qu’échauffer les esprits, si la providence ne s’en fût mêlée ! Elle s’en mêla heureusement. On annonça un Marquis, un fat, redoutable ennemi de tout être qui a la fureur de placer six mots de suite ; il s’empara de la conversation, & comme un vent furieux, souffla si impitoyablement sur les disputeurs, qu’il les coula à fond l’un & l’autre, après les avoir dispersés. Je n’attendis point la fin de la catastrophe pour gagner le large ; je me sauvai chez la Marquise de ** que vous aimez si peu, & dont vous feriez tant de cas, si vous pouviez goûter les extravagans. Les [18] atletes que je venois de quitter m’avoient mis en train de disputer, & leur fin tragique ne m’imprimoit aucune terreur. La Marquise, comme vous sçavez, est toujours aussi animée au combat que je l’étois en ce moment. Heureusement pour moi, elle n’avoit vu de toute la journée que des gens si fous, qu’elle n’avoit pu se mesurer avec personne. L’expérience qu’elle a faite souvent de mon peu de miséricorde pour quoiconque décide sans sçavoir, contrarie sans être en état de prouver, préfere sans connoître, enfin, pour quiconque est fait sur son modele, s’offrit à son imagination, en me voyant paroître, comme la plus belle occasion de décharger son cerveau devenu hydropique, depuis le matin, à force d’abondance. Il y avoit une raison de plus que le caractere & la disposition actuelle ; raison puissante, à laquelle il lui auroit été impossible de résister, eût elle dû mourir [19] dans l’action. On lui avoit envoyé un vaudeville, dans lequel les François étoient mis en piece : or vous sçavez qu’ayant précisément tous les ridicules de notre nation, elle ne peut point en entendre mal parler sans courroux. Elle me fit lire cette chanson, & me demanda après ce que j’en pensois. Je lui dis méchamment que les vers m’en paroissoient bien faits. Ebene 4► Dialog► Oui, bien faits, répondit-elle en rougissant de colere, mais vuides de sens, de ceux où l’on sent l’ouvrier, & qu’une machine tourneroit de même si elle étoit organisée pour cela, & tout de suite elle récita ces quatre vers que vous connoissez, en y changeant quelque chose.

Ebene 5► Zitat/Motto►

Monsieur, l’Auteur que Dieu confonde,

Vous êtes un maudit bavard.

On n’ennuya jamais son monde

Avec moins d’esprit & tant d’art. ◀Zitat/Motto ◀Ebene 5

Il y a du moins bien de la vérité, repris-je insolemment, & cela lui assure [20] l’estime que vous refusez, peut-être avec raison, à son esprit. Comment, bien de la vérité ? Vous faites bien de l’honneur à votre nation ! Mais cela ne doit pas m’étonner ; c’est le ton du jour, on est comme cela à présent. Non, Madame, lui dis-je, on est juste ; on voit des défauts sans nombre, des ridicules sans excuse, & l’on juge en philosophe comme citoyen de l’univers. Si je ne dis pas du bien de ma patrie, je puis me vanter du moins de ne lui pas faire de mal, & je vois beaucoup de ses partisans, dont l’impertinence fait bien du tort à ses mœurs & à sa réputation, tandis qu’ils défendent sa gloire à la pointe de l’épée. . .  ◀Dialog ◀Ebene 4 Ce n’étoit pas le moyen de me justifier ; aussi n’en avois-je nulle envie. Je voulus pendant quelques momens tourner la chose de plaisanterie, mais elle étoit d’une si horrible colere qu’elle m’auroit étranglé, si j’avois eu l’insolence de ne lui pas [21] offrir du moins une excuse dans mon ton inspiré. Le sein sur précisement celui que conserva toujours Madame Dacier, dans cette dispute fameuse qui fit tant d’honneur à la Motte, & que l’orgueil du sexe, cet orgueil si méprisable dans ses abus, fait pousser souvent si loin aux femmes, quand, dans nos disputes avec elles, nous sommes assez polis pour nous renfermer dans le droit de combattre des injures par des raisons. Elle avoit ramassé quelques phrases de gens d’esprit, & elle les débita avec une confiance admirable, en citant quelquefois nos chefs dans la littérature. J’etois animé par l’expérience ; je ne pouvois pas me rendre à l’autorité : he, d’ailleurs, quelle autorité ! Les noms les plus célebres sont souvent les garans les plus infideles, sans compter que le meilleur auteur se contrarie souvent vingt fois dans le même ouvrage. Ebene 4► Dialog► Vous me citez des autorités, [22] lui dis-je ; en voici une qui surpasse toutes les autres : je ne l’emploie, Madame, que par égard pour vous, J’aurois de quoi fournir deux heures, de mon fonds ; mais nos armes ne seroient plus égales, par le genre du moins ; & je me reprocherois une victoire où vous ne verriez pas de ma part une certaine générosité. J’allois continuer, mais il fallut laisser siffler les vents & la gréle pour pouvoir être entendu. Se facher, n’est pas vaincre. J’attendis le clame, & il m’importa peu de l’acheter par beaucoup de patience, certain que je n’aurois pas long-temps à faire des sacrifices. Il fallut enfin qu’elle respirât, & je pris ce moment pour reprendre mon discours. Vous avez lu, Madame, poursuivis-je, & moi aussi ; mais j’ai surtout pesé ce que j’ai lu, voici ce qui m’a frappé dans les livres comme dans nos mœurs. Ebene 5► Zitat/Motto► « Notre3 habitude de [23] traiter sérieusement les choses les plus futiles, & de tourner les plus importantes en plaisanterie ; nos conversations si bruyantes & si frivoles ; notre ennui dans le sein du plaisir même ; nos préjugés & nos actions, en contradiction continuelle avec nos lumieres ; tant d’amour pour la gloire, joint à tant de respect pour l’idole de la faveur ; nos courtisans si rampans & si vains ; notre politesse extérieure, & notre mépris réel pour les étrangers, ou notre prédilection affectée pour eux ; la bisarrerie de nos goûts, qui n’a rien au-dessous d’elle, que l’empressement de toute l’Europe à les adopter ; notre dedain barbare pour deux des plus respectables occupations d’un citoyen, le commerce & la Magistrature ; nos disputes littéraires si vives & si inutiles ; notre fureur d’écrire avant que de penser, & de juger avant que de con-[24]noître. . . . » ◀Zitat/Motto ◀Ebene 5 ◀Dialog ◀Ebene 4 Si la Marquise avoit eu véritablement de l’esprit & des connoissances, elle eût trouvé le moyen de me vendre cher sa défaite, malgré la violence du coup que je venois de lui porter ; car nous avons des vertus & des qualités sublimes qui fourniront toujours des armes puissantes à nos partisans ; mais les partisans des défauts n’analysent point les vertus, & les estiment peu. J’avois parlé de l’empressement de toute l’Europe à adopter nos ridicules ; elle s’appropria ce que j’en avois dit, & m’assura avec un éclat de rire forcé, que je ne me tirerois pas de ce mauvais pas. Ebene 4► Dialog► Je m’en tirerai avec votre estime, lui dis-je, si vous êtes capable d’entendre raison. Je conviens que toutes les nations nous copient avec une espece de fureur, mais voyez comment chaque auteur de bon sens parle de la sienne aujourd’hui, & reconnoissez la vérité de ma critique dans le ridicule des [25] nations. Je n’en citerai qu’un seul pour ne vous pas ennuyer. C’est un Anglois4  ; c’est des Anglois qu’il parle, & assurément vous confesserez que notre exemple doit être bien dangereux, puisqu’il a pu corrompre des hommes que la férocité sembloit avoir voués à la sagesse. Voici un court extrait du livre en question, je l’ai écrit sur mes tablettes pour n’en pas perdre le souvenir. . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 Il fallut disputer beaucoup pour la contraindre à entendre cet abrégé terrassant ; je n’en serois même pas venu à bout si je ne l’avois pas piquée au vif, en lui disant qu’apparemment elle vouloit se dérober à sa propre défaite. Elle s’arma de courage en entendant ces paroles terribles, & elle écouta. Ebene 4► Dialog► Pour faire mieux sentir, poursuivis-je, combien nos [26] impertinences & nos goûts ont influé sur les mœurs Angloises, l’auteur rapproche du siecle présent, le siecle d’Elisabeth. Ebene 5► « Sous son regne, quel eût été, demanda-t-il, l’étonnement d’un Anglois, si on lui eût prédit qu’un jour il faudroit des voitures élégantes, pour passer d’un quartier de Londres à l’autre, qu’on ne pourroit habiter que dans des appartemens impénétrables au moindre souffle d’air extérieur, & richement garnis de tapis & de tentures si chaudes qu’aucun froid n’y seroit sensible ? La vanité n’épargne rien pour flatter cette mollesse ; meubles superbes, riches bufets, nombreux domestiques, fins & somptueux repas, où la terre, la mer & l’air sont mis à contribution. . . Dans les cercles brillans, traiter un point de morale ou de littérature, raisonner sur des affaires sérieuses, ce seroit être très-mal [27] appris. Le bon air, le talent sublime, c’est de dire agréablement des frivolités. Cependant ces folles gentillesses dégénérent bientôt en platitudes insipides & en rapsodies triviales, écueil facheux & désespérant: pour l’éviter, on imagine un plaisir exquis, un plaisir qui ne laisse aucun vuide à remplir, un plaisir dont on ne puisse se dégoûter, ni se rassasier, un plaisir, &c. Il n’y a que le vulgaire qui ait besoin qu’on l’informe que ce plaisir est le jeu. Le goût des sciences & des arts fut toujours l’attrait, on peut dire même l’attribut des gens bien élevés : il n’y a pas long-temps qu’on regardoit encore les livres comme le dépôt où le goût & le sçavoir se conservent. La lecture n’est plus qu’un amusement qu’on prend le matin en attendant l’heure importante de la toilette. Mais quel genre de lecture peut être [28] attrayant ou amusant pour cette langueur délicate, qui saisit à son reveil un esprit efféminé ? Une lecture qui épargne à ces lecteurs frivoles l’insupportable peine de penser, qui chatouille leur indolence, qui la prépare aux plaisirs de la journée, & qui y prélude. Les livres destinés à cet usage, sont des feuilles hebdomadaires, des pieces de théâtre, des nouvelles galantes, des écrits licentieux sur la politique, ou des brochures impies contre la religion. Avec ces denrées que chaque mois fournit à ses besoins, la paresse couvre son embonpoint d’un vernis léger, d’une teinture maigre de littérature. S’il paroît quelque ouvrage, où la force du génie & l’étendue de l’érudition empêchent la frivolité & l’incrédulité de prescrire ; cet ouvrage a peu d’admirateurs. L’envie & la haine s’arment contre lui : mal-[29]gré sa réputation chez l’étranger, malgré les sçavans de sa nation, l’auteur & ses partisans sont persifflés par une foule d’agréables qui ne sçavent presque pas lire : un peuple de petits écrivains s’en consolent en le déchirant : c’est un essain de pigmées qui font sur le redoutable Gulliver : trop foibles pour la terrasser, ils empoisonnent les pointes dont leur malignité le perce. . . Dans le comique & dans le sérieux, le pinceau ne s’attache plus à saisir la nature & ses beautés. Le fantasque & le grotesque ont subjugué tous les goûts. Dans les maisons, on étale, on entasse des arbres, des oiseaux, des hommes, & toutes sortes d’animaux en porcelaine ; des mandarins & des brames crochus ; tout ce qu’il y a de plus baroque dans les couleurs, les formes, les attitudes chinoises. . . Les deux sexes ne [30] sont plus distingués que par la figure & par le vêtement : leurs autres différences sont effacées : il n’en reste pas le moindre vestige : l’un s’est autant enhardi, que l’autre s’est amolli. . . . Supposer dans ce siecle qu’un agréable Anglois s’embrasse d’un autre avenir, & en tire la regle de sa conduite, ce seroit insulter sa delicatesse raffinée. Les fêtes solemnelles, le culte public ne sont à ses yeux, que des institutions populaires, que des usages surannés dont il se moque. Les sublimes vérités de l’Evangile, sa morale si pure & si simple, sont tombées dans le mépris, les Ministres qui attestent ces vérités & qui prêchent cette morale, ne sont pas mieux traités. On ne doit pas cependant s’imaginer que l’irréligion moderne soit le fruit d’une profonde méditation sur les objets de la soi : si l’incrédulité enfantoit [31] des volumes raisonnés, il n’y a pas d’apparence que ses partisans eussent le courage de les lire : ils se borneroient à en saisir, à la légere, quelques conclusions impies sans en approfondir les principes. . . . . L’honneur est la passion de la gloire qu’on acquiert en se dévouant au bien public. Cette passion étoit autrefois un ressort puissant, & sécond en merveilleux effets. Aujourd’hui, si quelque Anglois s’avisoit d’y sacrifier son repos, sa fortune & sa vie, dans tous les cercles à la mode, on le regarderoit comme un imbécile : la vanité, qui a supplanté l’honneur, n’envie que les brillans équipages, n’ambitionne que les grands titres, & n’aspire qu’à la fortune : insensible au lustre que donne la vertu, l’Anglois n’est jaloux que des décorations qui enflent la vanité, &c. &c. &c. &c » ◀Ebene 5 Vous voyez, Madame, [32] lui dis-je, après avoir cessé de lire, combien ce portrait des Anglois peint les maîtres de qui ils ont reçu des leçons. Je n’ai pas fait parler le Comte de Schaftbury ; son livre a déja eu cinq éditions, & certainement il auroit eu moins de succès s’il renfermoit une peinture moins fidelle. Je crois qu’à présent vous ne balancerez plus à me pardonner d’avoir tant insisté, & à convenir. . . Non, Monsieur, je ne conviendrai de rien, répondit-elle en fureur, je mourrois plutôt, . . . ◀Dialog ◀Ebene 4 & en disant ces mots, je vis une femme qui se mouroit effectivement ; elle laissa tomber sa tête sur le dos du fauteuil, & l’évanouissement auroit suivi, tant est grand l’effet de la colere & de la passion, si on avoit été moins prompt à lui donner du secours. Je n’attendis pas qu’elle eût tout-à-fait repris ses sens pour me retirer, il n’auroit pas fait bon pour moi après une telle [33] aventure. Je sortis d’une maison où la raison est un meurtre, & je jurai bien fortement de n’y remettre jamais le pied. . . . Metatextualität► Vous voyez, mon cher Spectateur, jusqu’à quel point les sots peuvent épouser un parti ; car il faut être assurément bien dépourvu de sens commun, pour ne pas voir que nous avons de grands défauts, & beaucoup de sottise, avec beaucoup d’esprit. Adieu. ◀Metatextualität ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Il y a bien des personnes, telles que mon coadjuteur nous représente ici la Marquise, & les disputeurs qu’il a mis d’abord sur la scene. La société a fait leur nombre en consacrant leur ineptie par l’aveugle complaisance de la souffrir. Je suis persuadé que cette peste incommode ne resisteroit pas à une sorte dose d’éméthique. Le persifflage nous en délivreroit, & fallût-il pousser jusqu’à l’impolitesse, il vau-[34]droit encore mieux le livrer à un excès utile contre des sots qui importunent, que de tomber dans un autre excès fatal au genre humain, en les laissant, comme l’on fait, s’emparer de la conversation avec vigueur, mettre la raison aux fers par l’abondance de leurs bruyantes paroles, & nous endormir, comme le vent, à force de nous étourdir. Mais c’est ici un malheur général ; Eh! qui dans les calamités publiques est assez citoyen pour se sacrifier ! Car le premier frondeur qui donneroit l’exemple, auroit certainement beaucoup de persecution à essuyer. Je ne voudrois pas moi-même l’entreprendre, & tout homme de bon sens m’en dira autant. Trouvons donc tout simple que personne ne l’entreprenne, & souffrons les sots, les dissertateurs, les bavards, les enthousiastes, comme on souffre les insectes, pour les écraser lorsqu’ils piquent, & les mépriser lorsqu’ils importunent. [35]

Metatextualität► Je reviens au discours que j’ai interrompu plus haut, & je passe tout de suite à la preuve que j’ai promise. J’ai dit que c’étoit un malheur de chercher trop à se connoître ; que cet excès, estimable en lui-même, conduisoit à trop d’estime pour les autres, en ruinant la bonne opinion qu’on doit toujours avoir de soi jusqu’à un certain point ; & devoit être par conséquent le terme du courage, de l’ambition & du talent. Mon opinion se fonde sur mon expérience, & voici de quoi la justifier. ◀Metatextualität

J’avois lu, il y a plus d’un an, cet endroit de la préface de la Collection Académique que j’ai cité d’abord, & le raisonnement que fait l’auteur m’étoit resté dans la mémoire. J’avois senti d’abord qu’en ramenant ce raisonnement, comme j’ai fait, du métaphysique au moral, cela pouvoit fournir d’utiles réflexions ; mais atta-[36]ché alors au Mercure, & au Choix des Mercures, je n’avois pas suivi cette idée, & elle se seroit peut-être évanouie tout-à-fait, si une aventure qui m’arriva, il y a quelques jours, ne l’avoit fait renaître, en m’offrant l’occasion de m’y livrer avec utilité. J’ai exécuté mon projet en partie ; il ne s’agit plus que d’y mettre la derniere main, c’est ce que je vais faire en publiant l’aventure qui suit.

Allgemeine Erzählung► Fremdportrait► J’avois été lié pendant dix ans avec un homme souverainement aimable, & souverainement heureux, que j’appellerai Firjam. Il n’y avoit jamais eu de caractere ni d’esprit comme celui-là. Tout lui réussissoit, parce qu’il réussissoit lui-même auprès de tout le monde. Ses richesses s’accumuloient, sa maison ne désemplissoit pas d’amis ; il étoit estimé, recherché ; on lui auroit offert des dignités s’il avoit voulu [37] se laisser surprendre à leur appât trompeur ; il passoit généralement pour homme d’esprit, étoit consulté comme tel, disoit tout ce qu’il vouloit, & étoit toujours applaudi, quoiqu’au fonds il ne pensât ni plus ni mieux qu’un autre. Sa femme même qui pouvoit mieux que personne peser son mérite & apprécier ses vertus, parce que dès l’âge de quinze ans, elle fut en tout l’objet de la complaisance de la nature ; sa femme, dis-je, quoiqu’elle fût sans amour pour lui, & malgré ce tact & ces yeux que doivent donner une proximité & une habitude continuelles <sic>, avoit pour lui cette estime, ce respect, ce goût, cette admiration que le mariage exclut, & qu’un ange en épousant une femme pourroit à peine obtenir d’elle, six mois après l’avoir épousée, si elle étoit sans amour. Tel étoit M. de Firjam, & tel étoit son sort. Il n’y a [38] point d’homme qui mérite plus justement le titre d’heureux. ◀Fremdportrait Destiné par la nature à examiner un jour impartialement les hommes ; j’avois, je ne sçais pourquoi, toujours les yeux sur mon ami. Le prestige que ses admirateurs & sa maniere d’être, répandoient sur lui, ne m’éblouissoit point. J’entrevoyois des imperfections, & à force de rechercher, je parvins à en voir réellement. Je vis beaucoup plus. Je découvris qu’il se rendoit justice, que sa gloire l’étonnoit, & qu’il lui falloit un confident à qui il pût communiquer les réflexions qui lui échappoient. Ceci est non-seulement vrai, mais paroîtra même vraisemblable à ceux à qui de profondes médiations ont dévoilé les replis de l’ame, théâtre immense où les scenes qui paroissent le plus extraordinaires, sont souvent plus naturelles que celles qui ne surprennent person-[39]ne. Je me comportai de façon que mon ami me parla de lui & de ses miracles avec une confiance entiere. Il est vrai que les aveux qu’il me faisoit, n’avoient pas pour objet direct de se dépriser ; c’étoit l’aveuglement de ses admirateurs qui les lui arrachoit ; l’amour propre étoit trompé ; en se confessant, il ne prétendoit que rire d’eux. Chaque jour une nouvelle raillerie entraînoit une nouvelle confidence. Il ne sentoit pas qu’il se mettoit devant un miroir. (Le rapport de caracteres, l’habitude de s’ouvrir, un peu d’art dans celui qui écoute, peuvent amener un homme à ce point d’ingénuité ; & l’homme d’esprit , les confidens adroits, les directeurs de conscience, ces hommes à qui on dit tout, parce qu’ils sauvent l’humiliation en cachant finement l’envie de tout sçavoir, sentiront que je ne donne point un corps à une chimere.) Je dois [40] avouer que, quoique M. de Firjam eût des qualités & des parties supérieures, je fus étonné, lorsque j’eux bien parcouru son côté désavantageux, de voir qu’il eût fait & qu’il fit encore une si grande illusion. Sans lui laisser soupçonner que je ne lui trouvois pas un mérite infini, je lui demandai comment il avoit pu faire pour parvenir à ce dégré de gloire & de bonheur où je le voyois monté. Ebene 3► Dialog► Vous soupçonnez dans tout cela un art prodigieux, me dit-il ; voici tout mon secret, il est simple, & par-là il a dû réussir dans un siecle où la réputation est le fruit de la torture & des combinaisons. J’ai réussi, parce que j’ai mieux connu la nature qu’un autre. On nous recommande de chercher à nous connoître, pour nous corriger, continua-t-il, & on ajoute à ce précepte de conseil d’étudier les hommes qui sont bien, qui plaisent, qui sont estimés, pour multi-[41]plier nos modeles & parvenir à nous perfectionner ? Je sentis de bonne heure que ces conseils étoient dangereux. J’étois né avec de l’esprit & beaucoup d’amour propre. Je compris qu’il falloit que je me condisisse par mon propre génie, & qu’au contraire, si je me laissois aller au torrent de la regle générale, je me trouverois bientôt confondu dans la classe ordinaire : non pas qu’il ne faille jusqu’à un certain point s’examiner pour être bien, & copier pour être mieux ; mais & cet examen & cette imitation demandent des précautions infinies, & doivent laisser au génie particulier le pouvoir de les diriger, & d’agir à son tour par de plus grands moyens, uniquement inventés par lui. Je fis cette réflexion ; je m’y attachai, elle me développa des vérités lumineuses, & bientôt ce génie dont je parle, ce principe de notre destinée, m’indiqua [42] une route nouvelle. Je commençai à sentir qu’il étoit impossible, qu’en se rendant un compte trop fidele de ses défauts & des vertus des autres, on n’altera ce nerf de l’esprit & du cœur, qui est l’amour propre. Je conclus de-là qu’une regle plus sûre pour le bonheur comme pour le mérite, seroit de s’examiner superficiellement, & d’appuyer le télescope & le compas sur la nature entiere. Vous allez voir si la singularité de mon raisonnement l’empêchoit d’être juste. Je me sentis bientôt beaucoup de hardiesse, & conséquemment je me vis maître des esprits ; on m’écoua, on me crut ; je fis des projets, ils furent adoptés, & dès lors mafortune <sic> ne fit qu’aller en croissant. Vous sçavez la magie que la richesse répand sur un homme qui la doit à son audace & à son génie ? Je voulus y ajouter le don de plaire, cela me coûta peu ; à force de m’exagérer [43] les défauts des autres, j’étois parvenu à me persuader à moi-même ces défauts ; ce que j’en disois étoit toujours cru, parce que j’avois la hardiesse, qui fait si bien dire, & la persuasion qui fait tout croire ; or vous n’ignorez pas qu’un médisant s’enrichit, dans l’opinion de ses duppes, des dépouilles de ses victimes ; & qu’il n’y a point de si petit nain qu’un peintre ne puisse faire paroître d’une taille avantageuse, s’il l’entoure de grouppes à qui il ait retranché les jambes. Je parus aimable en empêchant les autres de le paroître ; j’allai plus loin, & voici ce qui a déterminé cette chaîne de triomphes qui vous ont ébloui tout le premier ; je les empêchai d’abord de croire qu’ils devoient plaire tels qu’ils étoient ; mes critiques séveres, mes conseils malins leur firent perdre l’amour propre, & dès-lors mille graces devinrent des ridicules, parce que sans l’ad-[44]miration de soi-même, il n’y a plus d’agrément qui ne prenne un air faux ; ce premier succès en entraîna un second. A force de leur faire entendre qu’ils étoient mal, & de les estropier, pour ainsi dire, je parvins à les faire ressembler au portrait que je leur faisois d’eux-mêmes, & d’un point à l’autre il arriva enfin que je me persuadai qu’ils étoient naturellement tels que je le disois, & que même ils l’avoient toujours été. C’est comme un menteur qui, à force de répéter une histoire imaginée, parvient à croire qu’elle est vraie, ou à oublier du moins qu’elle est née dans son imagination. Me voilà donc très-riche, parce qu’à force de publier que j’avois de grandes idées, on m’a récompensé sur ma parole ; & très-aimable, parce qu’il faut bien qu’on le devienne à force de se persuader que les autres ne le sont point, ou qu’on le paroisse du moins [45] à force d’empêcher qu’ils ne puissent eux-mêmes le paroître. Vous concevez à présent, continua-t-il en finissant, d’où part ce bonheur, cette égalité d’humeur dont vous m’avez félicité tant de fois ? Je suis riche, je n’ai point de rivaux, je domine, je suis comme le soleil au milieu des individus qu’il éclaire ; les moindres conseils que je donne sont des oracles, les moindres services que je rends sont des bienfaits ; je suis recherché, chéri, applaudi sans cesse, & j’ai pardessus tout cela ma propre estime, ma propre admiration. Ajoutez que je me suis toujours conduit avec infiniment d’art. Je me suis vu souvent remercier des très-mauvais services que j’étois obligé de rendre, tant je sçavois persuader & plaire. . . Avec tous ces avantages vous devez être heureux, dis-je ; mais ce bonheur ne s’altere-t-il jamais ? Jamais ne perdez-vous cet-[46]te confiance intime, cette sécurité profonde ? Elles ne subsistent ici que par une continuelle prévention contre les autres, par une constante mutilation de ce qu’il y a de plus touchant au monde, qui est les agrémens & les vertus. Vous êtes sans cesse obligé de résister à l’évidence, au sentiment ; car enfin il y a des agrémens vrais, des esprits charmans, des vertus admirables : comment avez-vous pu contraindre votre cœur à ne rien sentir de tout cela, & votre esprit à s’en nier la réalité palpable ? . . . Vous avez raison de me faire cette question, me répondit-il, j’ai un peu outré l’exposition que je vous ai faite ; mais vous auriez dû vous en douter. Comment seroit-il possible qu’on se refusât à ce qu’il y a de plus aimable, de plus estimable ! Ce prodige malheureux ne seroit pas même possible pour un monstre ; aussi n’ai-je pas prétendu vous dire qu’il [47] existât en moi ; je ne me ferai jamais honneur de la férocité. Mais vous sçavez que dans un tableau on exagere toujours les objets ? C’est ce qui m’est arrivé & ce que j’ai dû faire. La méthode & le systême dont j’ai voulu me vanter, ne vous eussent point frappés, si je n’avois employé précisément que le dégré de couleur précis, dans le tableau que j’ai voulu vous en faire. En réduisant ce que j’ai peint, à ce que vous croyez possible, vous aurez une exposition fidelle & une regle utile. ◀Dialog ◀Ebene 3

Notre conversation ne finit point là, mais je puis réduire à peu de mots ce que nous nous dîmes en beaucoup de paroles. Il me persuada. Je vis qu’il avoit bien pensé, qu’il s’étoit bien conduit, & nous conclûmes en faveur de l’opinion dont il avoit fait sa regle, lors, toutefois, que nous eûmes simplifié les moyes, & rapproché les idées du point d’où il faut [48] toujours partir, qui est la soumission à l’équité naturelle ; car je confesse que mon ami avoit un peu oublié cette regle de conduite, en s’abandonnant trop à l’impulsion de la vanité & de l’intérêt personnel.

Quelque temps après cet entretien, Firjam tomba malade. Je n’étois point à Paris, & ce ne fut qu’au retour d’un voyage assez long, que je sçus qu’il avoit été en danger de perdre la vie. Je volai chez lui à la premiere nouvelle que j’en eus. Il étoit rétabli depuis près d’un mois, & il partoit pour la campagne. Je lui trouvai un air de tristesse singulier ; je l’attribuai aux traces que la maladie pouvoit avoir laissées, & j’espérai tout d’un rétablissement plus parfait. Comme il alloit monter en carrosse je ne pus l’entretenir qu’un moment ; je lui promis de l’aller voir, & je me reproche bien de n’avoir pas rempli ma promesse [49] aussi promptement qu’il m’auroit été possible. Il avoit besoin de mon secours, & ma présence l’eût sauvé.

Il y avoit déja six semaines qu’il étoit parti, lorsque je vis entrer, il y a quinze jours, sa femme dans ma chambre, avec un air de douleur & un abattement extraordinaires <sic>. Je lui demandai ce qu’elle avoit, & quelle horrible nouvelle elle venoit m’apprendre. Ebene 3► Dialog► Hélas ! me répondit-elle, je viens vous dire que je crains que vous n’ayez bientôt plus d’ami. Comment, m’écriai-je, Firjam est retombé ? C’est pis que cela, reprit-elle : son corps n’est point malade, mais je crois que son esprit l’est beaucoup : depuis que vous ne l’avez vu, une secrette mélancolie le dévore, il nous fuit. Lorsqu’il est forcé de recevoir ses voisins, il est embrassé, froid, timide devant eux, une affaire l’appelle à Paris, & il n’y vient pas ; il dit qu’il [50] lui seroit impossible de la faire touner à son avantage, qu’il vaut mieux l’abandonner ; cependant elle me paroît toute simple, & il en a conclu souvent qui offroient de bien plus grandes difficultés, sans que jamais il ait douté de leur réussite. Son activité, la confiance, son génie, l’ont abandonné ; il n’a plus d’esprit ; il rougit dès qu’il parle, & on l’embrasse dès qu’on lui adresse la parole. Un homme simplement titré, de son voisinage, vint le voir l’autre jour ; vous sçavez comment il étoit autrefois avec les plus grands Seigneurs ! de combien il avoit baissé les dégrés du trône sur lequel la flatterie & la convention les ont placés ! Il alla le recevoir à la porte de son carrosse, & lui donna même la main pour la descendre : cet homme nous fit des contes sans nombre & sans fin, nous parla jusqu’au soir de ses chevaux, de ses chiens, de ses [51] valets, de ses galanteries ; je vis que mon mari s’impatientoit, mais il n’eut jamais le courage de lui faire sentir. Il contrôla le château, les jardins ; nous contraria, nous reprit même sur tout; & votre ami, qui autrefois ne lui auroit pas laissé le temps de dire deux bêtises de suite, souffrit patiemment qu’il nous dît vingt impertinences, & le souffrit de l’air d’un homme qui n’ose plus avoir son avis. Enfin vous ne le reconnoîtrez plus, c’est une métamorphose, une dégradation sans exemple ; mais surtout cette tristesse profonde que je lui vois, me fait trembler ; elle vous appelle à son secours ; vous êtes son ami, il faut que vous ayez la bonté de me suivre, de lui parler, de lui arracher son secret ; je souhaite me tromper, mais je crains bien qu’il ne soit encore trop tard pour le guérir d’un mal déja si invétéré. . . Je le crains [52] comme vous, lui dis-je, sans sçavoir pourquoi ; mais ma crainte redouble mon courage ; allons, Madame, ne perdons point de temps ; voilà un état incroyable. Ne souçonnez-vous aucune cause, aucune raison ? Car s’il lui est arrivé quelque accident, quelque malheur, il faudroit le sçavoir. . . Non, me dit-elle, il ne lui est rien arrivé, ou du moins je n’ai rien sçu. .  . J’ai de la peine à le croire, repris-je ; Mais partons, ne perdons point de temps ; je serai mieux instruit quand je lui aurai parlé. ◀Dialog ◀Ebene 3

Nous montâmes en carosse, & pendant la route je sentis que je m’attendrissois sur le sort de mon ami. Ebene 3► Dialog► Hélas ! me disois-je, que sommes-nous ? Quelle est notre destinée ? L’enfant triomphe de toutes les maladies qui assiégent son berceau, & l’homme périt par le dérangement d’un fibre. Il eût été dangereux que mes réflexions [53] n’eussent pas été interrompues ; dans la situation d’esprit où j’étois, on murmure pour peu qu’on s’attendrisse, & c’est déja une mauvaise disposition pour consoler & guérir les hommes, que de faire remonter leurs maux à une premiere cause à laquelle il n’y a point de remede. ◀Dialog ◀Ebene 3 Madame de Firjam me tira de ma rêverie en me montrant de loin le château. Je voulus me distraire en lui faisant des questions indifférentes ; & lorsque nous arrivâmes j’avois déja retrouvé ce calme précieux, ce calme trompeur que la philosophie n’assure point, puisqu’on peut le perdre à force de réfléchir.

Je trouvai M. de Firjam tel que sa femme me l’avoit représenté. Il étoit renfermé dans sa chambre : ce ne fut pas assez de m’annoncer deux fois pour l’en faire sortir, il fallut que je prisse le parti de l’y aller trouver. Je [54] puis dire que je ne le reconnus point. Il rougit en m’abordant, & cette rougeur, expliquée par ses mouvemens embarrassés, me fit comprendre qu’il en avoit intérieurement de la honte. J’espérai beaucoup du sentiment que je lui supposois, & puisque cette confusion secrette pouvoit contribuer à sa guérison, je crus devoir commencer par augmenter le mal dont elle devoit être le remede. Pour y réussir, j’imaginai de lui offrir le tableau de ce qu’il étoit devenu, dans le tableau de ce qu’il avoit été. Il est certain que ce stratagême étoit raisonnable, & que quelques jours plutôt il auroit pu réussir ; mais j’avois été averti trop tard ; l’ame étoit attaquée, & l’ame est presque toujours incurable, quand elle a eu le temps de se faire un systême du tourment qui la dévore. Je parlai d’abord à M. de Firjam de cette affaire [55] que sa femme m’avoit dit qu’il ne vouloit pas poursuivre, & en lui annonçant faussement qu’il en étoit beaucoup question dans le monde, je lui dis que l’on condamnoit hautement sa négligence. Ebene 3► Dialog► Ce n’est pas indifférence pour mes avantages, me répondit-il, c’est persuasion intime & fondée que je ne réussirois pas dans ma poursuite. Comment, vous ne réussiriez pas, repris-je ? Mais, dites-moi, je vous prie, de quoi est-il question dans tout ceci ? De vous présenter ; de faire voir vos droits sur une chose que pour le bien de l’état, on sera trop heureux d’accorder à un homme tel que vous ; & de démontrer le ridicule de prétentions de votre concurrent, par l’évidence de vos droits & par l’élévation de vos vues ? . . . Vous croyez tout cela bien simple, me dit-il en m’interrompant ? Mais vous vous trompez ; vous jugez trop favorablement de moi, & [56] avec trop peu d’équité ou de connoissance de M. de ** ; c’est un homme de beaucoup d’esprit. . . . Eh bien, repris-je, est-ce qu’un homme d’esprit vous effraye ! Qu’est devenu ce temps, où vos triomphes sur les autres étoient marqués par leur propre supériorité. Vous m’avez appris vous-même à condamner aujourd’hui votre pusillanimité, en me confiant le secret des armes qui vous rendirent tant de fois vainqueur de vos rivaux. . . Ce temps n’est plus, répondit-il, en poussant un profond soupir. . . . Comment, il n’est plus, repris-je, est-ce qu’il doit y avoir deux temps dans la vie d’un homme d’esprit, pour les choses qui dépendent des idées & qui intéressent la gloire ? Pouvez-vous me faire cet aveu ? Ne sentez-vous pas qu’il peut vous coûter mon admiration, & peut-être mon estime. . . . Il s’arrêta & me regarda fixement : le coup étoit vio-[57]lent ; il le sentit peut-être trop. Epargnez votre ami, me dit-il, il a assez de douleur ; ayez pitié de lui, si son changement vous étonne. . . . . ◀Dialog ◀Ebene 3 En me disant ces mots, je vis qu’il avoit les larmes aux yeux. Je lui sautai au cou d’en l’embrassant tendrement. Ebene 3► Dialog► Oui, je vous épargnerai autant qu’il sera possible, lui dis-je, mais vous ne voulez pas que je vous trompe ? Mon cher Firjam, je ne vous reconnois plus, vous êtes tout changé pour moi ; qu’avez-vous donc, que vous est-il arrivé ? . . . Je vais vous l’apprendre, me dit-il, je serai sincere, car cet aveu me rend intéressant, & ne me rend pas méprisable. Vous sçavez que j’ai été très-malade, continua-t-il ; il faut que j’ajoute que j’ai été très-frappé dans ma maladie. Ma sœur, dont vous connoissez les opinions outrées, en fait de morale, & que les vrais dévots, même, condamnent, s’établit chez moi, ne [58] quitta plus le chevet de mon lit, & parut attacher un devoir à recueillir mes derniers soupirs. Je le la voyois plus depuis long-temps ; je touchois, lorsqu’elle arriva, à ce moment où la morale se fait écouter avec plaisir ; où l’on ne sent pas qu’elle puisse être outrée, parce que le repentir rend sa rigueur consolante ; où l’on croit que la religion doit être infiniment sévere, parce que n’ayant rien fait pour elle pendant la vie, le regret qu’on en ressent lui prête des armes, & entraîne le reproche des moindres choses. Tel étoit l’état de mon cœur & de mon esprit, lorsque ma sœur me parla de mes fautes & de mes devoirs. Elle avoit deviné les idées qui m’avoient conduit jusqu’alors, car ceux qui aiment à faire triompher leurs-maximes, devient aisément les maximes des autres. Elle m’en parla avec une sévérité extrême, & à force de me les re-[59]procher, parvint à m’en faire rougir. Je ne vous dissimulerai point que ce remords fût l’ouvrage de la réflexion ; mais elle n’en fit pas assez elle-même en cherchant impitoyablement à me l’inspirer. J’avois encore à vivre, elle devoit le prévoir ; elle devoit penser, qu’en vivant, un jour ce remords seroit un tourment & influeroit sur mon ame & sur toutes les actions de ma vie. La moitié de ce qu’elle me dit eût suffi pour m’éclairer, & cette moitié devoit suffire. Si le hasard alors eût confié mon esprit au zele d’un homme prudent, d’un homme doux, d’un vrai sage, la leçon n’eût pas été moins efficace, & eût été moins dangereuse, j’aurois été également guéri, & je n’aurois pas été perdu ; on m’auroit conservé du moins ce sentiment d’amour propre, innocent, qui nous éleve, & que Dieu même nous a donné ; cette persuasion intime que nous [60] avons de son innocence, qui nous le fait chérir comme partie de notre être comme organe de la nature, comme principe de notre bonheur & de nos plus utiles vertus ; on n’auroit frondé que l’abus que j’en avois fait. . . . Vous devinez ce qu’il me reste à vous apprendre, continua mon ami ? L’esprit étoit frappé ; je pris le flambeau que me présentoit ma sœur, & je le portai dans le fonds de moi-même. Ma main tremblant ne sçut excepter aucune partie ; tout fut éclairé, tout fut examiné. Je vis l’homme que j’étois ; je vis plus qu’il n’y avoit, parce que je cherchois à m’humilier. Le mépris pour moi-même entraîna l’admiration pour les autres ; l’un & l’autre n’ont fait qu’augmenter depuis ; l’impression étoit faite : j’en ai senti les suites dangereuses, j’ai voulu les prévenir, non pas pour me resister mes premieres idées, car je les condamnois ; mais [61] pour éviter d’ajouter rien à la réalité du précepte qui nous ordonne de nous connoître & de rendre justice aux autres : vain effort. Je m’étois vu de trop près, j’avois fait entrer trop de charité, trop de repentir dans l’examen de ceux que je n’avois pas jugé autrefois avec assez d’équité. La timidité, la honte, l’estime aveugle, se sont emparé de mon cœur ; & de-là, l’indifférence pour tout ; une noire mélancolie, une défiance insurmontable de tout ce que je pense, de tout ce que j’imagine, de tout ce que je vais dire, & de tout ce que je vais faire. . . . . Mon état m’est connu, & j’en rougis ; je sens ma dégradation, & je me place au dessous de l’automate ; mais je n’ai d’idées que pour me juger, & de force que pour résister au penchant qui me porte au mépris de moi-même, sans y réussir. Cet état est affreux, je ne sçaurois vous [62] dire ce que je souffre, heureusement mon cœur flétri m’annonce une tranquillité prochaine. . . ◀Dialog ◀Ebene 3

Je ne répéterai point ici ce que je dis à cet infortuné, ni ce qu’il me répondit constamment. Je me tairai aussi, par beaucoup de raisons, sur une démarche qu’il fit quatre jours après, qui prouve combien la source de son mal étoit profonde. Qu’il suffise au lecteur de sçavoir, que mon malheureux ami restera vraisemblablement toujours dans l’état où l’on vient de le voir, & qu’il n’y a plus à souhaiter, pour lui, que sa mort qui ne peut pas être éloignée. Tout ce que je pourrois ajouter à son sujet ne prouveroit pas mieux que je ne viens de le faire, qu’il faut s’examiner avec beaucoup de précaution, n’accorder son estime aux autres que difficilement, ne la-montrer que le moins indiscrettement, qu’il est possible, ne point s’appesan-[63]tir sur le mérite qui vient l’arracher à l’amour propre ; & enfin, qu’il ne faut chercher à se connoître, dans l’intention de s’humilier, qu’autant que l’on sent germer en soi des vices qui peuvent conduire au crime & au malheur réel de la société. Ces maximes pourront ne pas paroître assez séveres aux esprits trop séveres eux-mêmes, mais je parle à l’homme du monde, & en homme du monde ; persuadé que l’être suprême, en nous plaçant dans des circonstances qui ne sont pas celles du chartreux & de l’anachorette, nous a permis de nous élever par des idées particulieres qui ne puissent nuire physiquement à personne, & soient propres à empêcher qu’on ne nous nuise, & que nous ne nous nuisions nous mêmes. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Préface de la collection Académique publicée à Dijon, par une société de gens de Lettres.

2Lettre familiari e critiche di Vicenzio Martinelli.

3Eloge du Président de Montesquieu, par M. d’Alembert.

4An estimate of the manners and principles of the times & c. par le Comte de Schaftbury.