Fin du premier Tome Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Sabine Sperr Editor Barbara Thuswalder Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 26.04.2016 o:mws.3165 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome I. Amsterdam und Paris : Rollin und Bauche 1758, 410-426, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 1 015 1758 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Autopoetische Reflexion Riflessione Autopoetica Autopoetical Reflection Reflexión Autopoética Réflexion autopoétique Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Gesprächskultur Cultura della Conversazione Culture of Conversation Cultura de la Conversación Culture de la conversation Europe 9.14062,48.69096 France Paris Paris 2.3488,48.85341 United Kingdom London London -0.12574,51.50853 France 2.0,46.0

Monsieur,

Vous voulez être utile à tout le monde ? Je vais vous fournir l’occasion de traiter une matiere qui ne s’est pas présentée à vos prédécesseurs, & qui excitera certainement votre bienfaisance. Il est question, Monsieur, d’examiner la façon dont les personnes, qui tiennent maison, reçoivent en général un galant homme qui va leur faire visite pour la premiere fois. Je me trouve souvent présent à ces sortes d’entrevues, & je vous avoue que mon cœur a gémi cent fois du supplice qu’est obligé d’éprouver celui qui en fait la démarche. Mille honnêtes gens se trouvent tous les jours dans le cas, & je crois qu’il y auroit moyen de rendre service à ceux qui doivent s’y trouver encore, en établissant une regle générale pour rendre moins désagréable ce premier accueil à celui qui est obligé d’en éprouver la rigueur. Un homme qui vient vous voir pour la premiere fois, si sa visite est purement de politesse, est une victime qui vient se livrer à toute votre discrétion ; vous êtes sur votre terrein ; & plus fort que lui, eût-il cent fois plus d’esprit que vous, il est timide devant vous, parce qu’il ignore si sa présence vous sera agréable, si sa figure même ne vous déplaira pas. Il craint mille offenses. Un pareil état obtient aisément de l’attention si l’on est poli ; mais de plus, il mérite de la pitié si l’on est humain. Car, encore une fois, cet homme souffre. Tout le monde sçait cela, tout le monde en convient, & tout le monde l’oublie. Le nouveau venu entre ; il dit deux mots, on lui en dit un ; on lui fait signe de s’asseoir, il obéit, & le voilà oublié. On continue une partie de jeu ; il est placé au bout de la table ; on lui adresse la parole une fois ou deux, sans lui faire l’honneur de le regarder ; la politesse est si cavaliere qu’il peut s’en offenser, & elle est si courte qu’il n’a pas le temps de répondre. On poursuit, & de ce moment il n’est plus question de lui absolument jusqu’à la fin de la partie. Il peut rêver, cracher, se moucher, s’étendre dans son fauteuil, mesurer la hauteur du plancher, le tour de la tapisserie, il pourroit mourir : on ne prendra plus garde à lui ; le petit espace qu’il occupe est à cent lieues du centre où sont placés les maîtres ; c’est un atome qui a disparue . . . Voilà, Monsieur, comme on reçoit généralement ; quelle inhumanité ? . . . . Si ce n’est pas une partie qui en est le prétexte, c’est une conversation qui en est la cause. On a commencé à raconter l’histoire de la veille ; objet intéressant, & plus intéressant cent fois qu’un honneur qu’on vient nous rendre, qu’un procédé que nous devons avoir. C’est un plaisant qui raconte ; il ne faut pas interrompre un parleur qui a tant d’esprit. Quel meurtre de couper une narration si vive, si piquante ! Le patient écoute, il n’entend que des noms, & souvent que des mots qui lui font totalement étrangers : les uns ne sont connus que dans cette société, & les autres ne sont admis que dans la langage qu’elle s’est fait ; c’est un énigme ; cependant il faut qu’il rie avec les auditeurs ; sans cela il s’appercevra qu’il est tout seul, & on le traitera comme un homme sérieux, qui a l’insupportable défaut de penser & de vouloir comprendre, avant que de rire . . . . Je ne ferai pas mon exposition plus longue, Mon-sieur ; vous devinerez aisément ce que je supprime, & votre critique a de quoi s’exercer. Vous avez dû être témoin souvent de ce que je viens de dire, & je ne doute pas que vous n’ayez été pénétré comme moi de voir un si parfait oubli des égards & des bienséances. J’ai l’honneur d’être, &c.

Mon correspondant a raison, & je puis me vanter d’avoir fait avant lui, ainsi que bien d’autres sans doute, la réflexion qui me procure aujourd’hui sa lettre. Je dirai même que je m’en suis plaint souvent aux maîtres de maison, au nom de ceux qu’ils ont outragés en ma présence ; mais j’ai obtenu l’aveu d’un tort sans pouvoir obtenir les remede à un mal. Espérons que le tableau que mon correspondant vient de tracer, pourra produire plus d’effet. En vérité, je ne sçache guere de défaut dans le monde qui soit plus choquant, & doive faire plus douter de la poli-tesse de notre nation. Il y a même un second article totalement uni au premier, que mon correspondant n’a pas traité ; c’est cet air étonné, ce maintien fier, cette curiosité insultante, ce je ne sçais quoi qui paroît du mépris, & se joint dans toute l’assemblée, à l’impolitesse, souvent grossiere, des maîtres de la maison : on diroit que c’est un Persan qui vient de se présenter, & qu’on ne sçait en quelle manière plus insultante, on ne peut lui dire comment peut-on être Persan ? Eh non, Messieurs, c’est un François, c’est un homme comme vous ; mais de plus, un homme aimable, un homme courageux, un homme d’esprit, qui dans un quart d’heure scauta braver vos regards & arracher votre estime ; vous la regarderez, / vous craindrez d’avoir choqué son amour propre ; ses regards vous embarrasseront ; vous l’écouterez parler, & vous lui montrerez tout aussi étourdiment l’envie de l’entendre, que vous lui avez montré d’empressement à briller par vos fadaises pour vous conserver le droit d’ancienneté . . . . Ces excès viennent sans doute de la précipitation que l’on a de mettre les jeunes gens dans le monde, de la négligence à les corriger des défauts de leur âge, & peut-être encore du peu de soin que les femmes apportent à se faire respecter. Il y a une liaison sensible entre le respect pour les femmes & la politesse générale, & par conséquent entre les qualités contraires.

Je demande la permission de parler de moi aujourd’hui : l’occasion m’y porte, & m’excusera auprès de ceux qui sçavent qu’il n’y a point d’homme qui ait le droit d’en juger un autre avant de l’avoir entendu.

J’étois hier dans une maison où l’on demanda à une femme si elle lisoit le Spectateur. Cette femme qui a, comme tant d’autres, la verbosité sans idées, la science universelle sans connoissances, la liste de tout ce qui se fait sans en soupçonner le motif ; qui est toujours étrangere dans Paris, quoiqu’elle soit toujours partout, parce que nulle part elle n’écoute ni n’interroge qui ne connoît, ni les choses par leur usage, ni les hommes par leur nom ; cette femme, dis-je, qui ne sçait rien, ne sçavoit pas que j’étois moi-même le Spectateur. Elle répondit que mon livre ne l’avoit point tentée, parce qu’on n’y apprenoit rien . . . Vous avez donc parcouru ce qui en a paru jusqu’à présent, lui demandai-je poliment ? Car comment juger un livre, si on n’en connôit que le titre ? Je le connois par mes amis, répondit-elle, & c’est assez pour moi ; je ne le lirai point. A la bonne heure, Madame, pour ce dernier point, repris-je ; les actions sont libres, mais les jugemens ne le sont pas . . . . Ils le sont, poursuivit-elle, quand ce n’est qu’à des gens bien instruits qu’on s’en rapporte. Ah ! c’est donc que Madame a des amis infaillibles, qui prennent la peine de lire pour elle, repris-je en plaisantant ? Oui, de cette façon on peut se dispenser de lire, & même de penser. Je n’avois pas bien compris ce que Madame me faisoit l’honneur de me dire.

Je plaisantois alors, & j’aurois plaisanté deux heures de suite sans user du droit d’auteur ; parce que, soit indifférence pour la gloire, soit que je ne croye pas qu’elle dépende des discours des perroquets, je ne prends jamais la défense de mes ouvrages, que lorsqu’ils sont attaqués par des personnes dignes d’être désabusées. Mais rentré chez moi, je me rappellai la réponse de cette femme, & je sentis qu’une partie de ce qu’elle renfermoit ne devoit pas m’être tout à fait indifférente. Elle avoit parlé d’amis qui avoient jugé mon livre absolument inutile. Voilà plusieurs voix rassemblées, me dis-je, voilà donc un tribunal ? Car il y a des millions d’esprits qui ne peuvent pas se persuader que de pareils tribunaux ne soient pas infaillibles ; & si malheureusement il s’en forme trois ou quatre comme celui-ci, poursuivis-je, voilà les deux tiers de Paris entiérement prévenus contre mes feuilles, sans compter les ennemis & la cabale. Il faut détourner ce torrent, contiuai-je à me dire, il faut du moins que les bons esprits qui me lisent, ne soient pas exposés à condamner un innocent sur de faux rapports. Et sur cela je m’imaginai de faire un petit discours en forme de raisonnement. J’y ai rêvé toute la nuit ; j’ai donc eu le temps de le faire court, solide & intéressant ; s’il n’est pas l’un & l’autre, je confesse d’avance que c’est ma faute.

Deux questions se présentent dans le reproche que je suppose qu’on me fait généralement. C’est-à-dire, que ce reproche conduit à me faire deux questions que voici.1°. Votre livre est-il utile ? 2°. A quelle sorte de personnes peut-il être utile ?

Je réponds, il peut être utile à tout le monde, & il ne doit être indifférent à personne. En premier lieu, il renferme la critique des défauts ; en second lieu, il peint jusqu’aux nuances des ridicules ; en troisieme lieu, il fait l’éloge de la vertu en général, & est un espece de centre où vont aboutir mille vertus particulieres par leur mouvement & leur effet. S’il est ce que je dis, il est incontestable qu’il ne doive instruire & plaire . . . Mais l’est-il comme je l’avance ? Pour être en droit de soutenir le contraire, il faut le lire & prouver ensuite. Je dis qu’il l’est, & jusqu’à ce qu’on ait dû me détromper, je continue à raisonner sur ce principe. Autrefois le Spectateur Anglois réussit beaucoup à Londres, & l’Europe depuis l’a placé dans ses bibliotheques. Je ne dirai rien de plus en faveur du genre. L’éloge est toujours incontestable, quand l’estime est universelle. Passons à l’examen de la manière. Les Anglois eurent la leur. Je l’ai admirée moi-même. Sous un air riant, ils cacherent une sévérité réelle. La vérité parut dans leurs écrits, mais enveloppée, pour ainsi dire, du doux mensonge du badinage ; elle se fit aimer avant que de se faire voir, & elle instruisit sans effaroucher. Dans mon livre, elle n’a pas cet air apprivoisé ; elle ne cache ses desseins sérieux sous aucun artifice ; elle a tous ses traits ; toute sa voix ; elle paroît même résolue à réussir dans tout son objet, & menace l’esprit de le convaincre s’il doute de sa réalité auguste. Les Anglois prirent le bon parti ; je ne crois pas celui que j’ai pris moins louable. Une nation, dont le sérieux & la médiation sont le caractere, exigeoit d’eux un ton badin, un air insinuant, un extérieur simple. De mon côté je dirai qu’une nation qui rit de tout, qui n’aime les maximes que dans les chansons, les réflexions que dans les romans, & qui est cependant capable de se laisser entraîner avec goût à la plus profonde médiation, exigeoit de moi que je lui fisse une violence dont elle est digne, & que, pour la lui rendre profitable, j’y employasse la force, la vigueur, l’air déterminé, l’air imposant, uniques moyens d’arracher l’enfant vif, étourdi, gâté, à l’amusement de sa poupée, pour le conduire avec fruit à l’école.

Je ne ferai pas une longue réponse à la premiere question. Je veux éviter de dire de moi tout le bien que j’en pense peut-être. Je ne ferai point sentir qu’en général, dans mes feuilles, c’est surtout an cœur que je parle, & que cette manière vaut bien celle de tous mes prédécesseurs, lorsqu’elle n’ex-olut ni l’esprit, ni le ton de l’esprit. Je ne dirai pas non plus que bien différent en cela des auteurs Anglois, d’ailleurs si admirables, j’évite qu’il y air du vuide dans aucune page, & que cette attention-là dans un ouvrage qui part tout de l’imagination, jointe à une succession rapide de cahiers, doit peut-être m’être comptée comme un mérite tout particulier. Je ne dirai rien de tout cela, sçachant qu’avec le temps il est impossible qu’on ne récompense un si grand travail pas une estime plus générale, & craignant qu’on ne m’accusât, même alors, d’avoir trop pressé cette récompense. Passons à la seconde question.

A qui ce livre peut-il être utile ? A ceux qui, en voyant un homme supérieur, soupçonnent qu’ils ne sçavent pas tout, & qu’on peut leur apprendre encore quelque chose.

A ceux qui, croyant tout sçavoir sans avoir jamais rien appris, ne pensent pas que Dieu ne peut point avoir fait naître un homme uniquement favorisé, pour être la honte de tant d’hommes qui ont passé leur vie à étudier, & ne sçavent que peu de choses.

A ceux qui, pensant assez mal pour se faire un doux spectacle des vices de la société, trouvent leur intérêt à publier qu’il n’y a point de leçons utiles.

A ceux qui, pensant assez peu pour ne pas penser à leur propre bonheur, croient ingénuement que tout est bien, qu’il faut qu’il y ait des coquins, (fut la soi des cruels adorateurs de la prétendue harmonie,) & sont tout-prêts à regarder un livre de morale comme un attentat contre l’ordre.

A ceux qui, dans les diverses sociétés, critiquent par envie tout ce qui est nouveau & bon, dans l’intention de reculer, autant qu’il est possible, ce moment où les esprits se réunissant en faveur du mérite & du talent, ils perdent de la considération qu’ils avoient usurpée à force de s’élever sur des ruines & des talons.

A ceux qui, fiers d’avoir des millions, des châteaux, des valets, des complaisants, ne sçavent pas que l’inhumanité des gens riches fait presque excuser la cruauté des scélérats.

A ceux qui, désespérés de n’être pas riches, sont bas, fourbes, lâches, font tout pour le devenir, & deviennent insolens après avoir volé.

A celles qui regardent un amant comme un meuble, un mari comme un fermier, un créancier comme un attribut, un nom comme une dispense de mœurs, & les commodités du vis-à-vis comme un dédommagement de la décence du tabouret.

A celles qui, ne voyant point sans humeur les plus petits triomphes de leurs amies (quoique infiniment favorisées de la nature), voudroient engloutir tous les charmes & tous les hommes ; & qui, se livrant tous les jours à cette jalousie odieuse, n’ont pas même pour excuse l’amour de plaisir ou le doute de leur beauté.

A ceux qui, rougissant d’un état qui les a fait connoître, font voir qu’ils en rougissent, font rougir de leur insolente honte, & oublient qu’ils n’auroient peut-être jamais été que de vils artisans, si la providence ne se fût mêlée bien précisément de leur destinée.

Il convient à tous ceux qui ne font point dans l’ordre ; à ceux qui les sçavent & s’en glorifient ; à ceux qui l’ignorent & sont hors d’état d’y rentrer d’eux-mêmes ; à ceux qui n’ont que de petits défauts, mais un grand aveuglement ; à ceux qui n’ont qu’un très-petit merite & un grand fonds d’amour propre ; à tous ceux enfin qui ne peuvent pas dire justement avec le Corrége, & moi aussi, je suis peintre ; avec Henry IV, je pese tout pour faire le vrai bien ; avec Socrate, j’ai fait le bénéfice des autres ; avec le sage enfin, meâ virtute me involvo.

Fin du premier Tome.

Fin du premier Tome 1758 Monsieur, Vous voulez être utile à tout le monde ? Je vais vous fournir l’occasion de traiter une matiere qui ne s’est pas présentée à vos prédécesseurs, & qui excitera certainement votre bienfaisance. Il est question, Monsieur, d’examiner la façon dont les personnes, qui tiennent maison, reçoivent en général un galant homme qui va leur faire visite pour la premiere fois. Je me trouve souvent présent à ces sortes d’entrevues, & je vous avoue que mon cœur a gémi cent fois du supplice qu’est obligé d’éprouver celui qui en fait la démarche. Mille honnêtes gens se trouvent tous les jours dans le cas, & je crois qu’il y auroit moyen de rendre service à ceux qui doivent s’y trouver encore, en établissant une regle générale pour rendre moins désagréable ce premier accueil à celui qui est obligé d’en éprouver la rigueur. Un homme qui vient vous voir pour la premiere fois, si sa visite est purement de politesse, est une victime qui vient se livrer à toute votre discrétion ; vous êtes sur votre terrein ; & plus fort que lui, eût-il cent fois plus d’esprit que vous, il est timide devant vous, parce qu’il ignore si sa présence vous sera agréable, si sa figure même ne vous déplaira pas. Il craint mille offenses. Un pareil état obtient aisément de l’attention si l’on est poli ; mais de plus, il mérite de la pitié si l’on est humain. Car, encore une fois, cet homme souffre. Tout le monde sçait cela, tout le monde en convient, & tout le monde l’oublie. Le nouveau venu entre ; il dit deux mots, on lui en dit un ; on lui fait signe de s’asseoir, il obéit, & le voilà oublié. On continue une partie de jeu ; il est placé au bout de la table ; on lui adresse la parole une fois ou deux, sans lui faire l’honneur de le regarder ; la politesse est si cavaliere qu’il peut s’en offenser, & elle est si courte qu’il n’a pas le temps de répondre. On poursuit, & de ce moment il n’est plus question de lui absolument jusqu’à la fin de la partie. Il peut rêver, cracher, se moucher, s’étendre dans son fauteuil, mesurer la hauteur du plancher, le tour de la tapisserie, il pourroit mourir : on ne prendra plus garde à lui ; le petit espace qu’il occupe est à cent lieues du centre où sont placés les maîtres ; c’est un atome qui a disparue . . . Voilà, Monsieur, comme on reçoit généralement ; quelle inhumanité ? . . . . Si ce n’est pas une partie qui en est le prétexte, c’est une conversation qui en est la cause. On a commencé à raconter l’histoire de la veille ; objet intéressant, & plus intéressant cent fois qu’un honneur qu’on vient nous rendre, qu’un procédé que nous devons avoir. C’est un plaisant qui raconte ; il ne faut pas interrompre un parleur qui a tant d’esprit. Quel meurtre de couper une narration si vive, si piquante ! Le patient écoute, il n’entend que des noms, & souvent que des mots qui lui font totalement étrangers : les uns ne sont connus que dans cette société, & les autres ne sont admis que dans la langage qu’elle s’est fait ; c’est un énigme ; cependant il faut qu’il rie avec les auditeurs ; sans cela il s’appercevra qu’il est tout seul, & on le traitera comme un homme sérieux, qui a l’insupportable défaut de penser & de vouloir comprendre, avant que de rire . . . . Je ne ferai pas mon exposition plus longue, Mon-sieur ; vous devinerez aisément ce que je supprime, & votre critique a de quoi s’exercer. Vous avez dû être témoin souvent de ce que je viens de dire, & je ne doute pas que vous n’ayez été pénétré comme moi de voir un si parfait oubli des égards & des bienséances. J’ai l’honneur d’être, &c. Mon correspondant a raison, & je puis me vanter d’avoir fait avant lui, ainsi que bien d’autres sans doute, la réflexion qui me procure aujourd’hui sa lettre. Je dirai même que je m’en suis plaint souvent aux maîtres de maison, au nom de ceux qu’ils ont outragés en ma présence ; mais j’ai obtenu l’aveu d’un tort sans pouvoir obtenir les remede à un mal. Espérons que le tableau que mon correspondant vient de tracer, pourra produire plus d’effet. En vérité, je ne sçache guere de défaut dans le monde qui soit plus choquant, & doive faire plus douter de la poli-tesse de notre nation. Il y a même un second article totalement uni au premier, que mon correspondant n’a pas traité ; c’est cet air étonné, ce maintien fier, cette curiosité insultante, ce je ne sçais quoi qui paroît du mépris, & se joint dans toute l’assemblée, à l’impolitesse, souvent grossiere, des maîtres de la maison : on diroit que c’est un Persan qui vient de se présenter, & qu’on ne sçait en quelle manière plus insultante, on ne peut lui dire comment peut-on être Persan ? Eh non, Messieurs, c’est un François, c’est un homme comme vous ; mais de plus, un homme aimable, un homme courageux, un homme d’esprit, qui dans un quart d’heure scauta braver vos regards & arracher votre estime ; vous la regarderez, / vous craindrez d’avoir choqué son amour propre ; ses regards vous embarrasseront ; vous l’écouterez parler, & vous lui montrerez tout aussi étourdiment l’envie de l’entendre, que vous lui avez montré d’empressement à briller par vos fadaises pour vous conserver le droit d’ancienneté . . . . Ces excès viennent sans doute de la précipitation que l’on a de mettre les jeunes gens dans le monde, de la négligence à les corriger des défauts de leur âge, & peut-être encore du peu de soin que les femmes apportent à se faire respecter. Il y a une liaison sensible entre le respect pour les femmes & la politesse générale, & par conséquent entre les qualités contraires. Je demande la permission de parler de moi aujourd’hui : l’occasion m’y porte, & m’excusera auprès de ceux qui sçavent qu’il n’y a point d’homme qui ait le droit d’en juger un autre avant de l’avoir entendu. J’étois hier dans une maison où l’on demanda à une femme si elle lisoit le Spectateur. Cette femme qui a, comme tant d’autres, la verbosité sans idées, la science universelle sans connoissances, la liste de tout ce qui se fait sans en soupçonner le motif ; qui est toujours étrangere dans Paris, quoiqu’elle soit toujours partout, parce que nulle part elle n’écoute ni n’interroge qui ne connoît, ni les choses par leur usage, ni les hommes par leur nom ; cette femme, dis-je, qui ne sçait rien, ne sçavoit pas que j’étois moi-même le Spectateur. Elle répondit que mon livre ne l’avoit point tentée, parce qu’on n’y apprenoit rien . . . Vous avez donc parcouru ce qui en a paru jusqu’à présent, lui demandai-je poliment ? Car comment juger un livre, si on n’en connôit que le titre ? Je le connois par mes amis, répondit-elle, & c’est assez pour moi ; je ne le lirai point. A la bonne heure, Madame, pour ce dernier point, repris-je ; les actions sont libres, mais les jugemens ne le sont pas . . . . Ils le sont, poursuivit-elle, quand ce n’est qu’à des gens bien instruits qu’on s’en rapporte. Ah ! c’est donc que Madame a des amis infaillibles, qui prennent la peine de lire pour elle, repris-je en plaisantant ? Oui, de cette façon on peut se dispenser de lire, & même de penser. Je n’avois pas bien compris ce que Madame me faisoit l’honneur de me dire. Je plaisantois alors, & j’aurois plaisanté deux heures de suite sans user du droit d’auteur ; parce que, soit indifférence pour la gloire, soit que je ne croye pas qu’elle dépende des discours des perroquets, je ne prends jamais la défense de mes ouvrages, que lorsqu’ils sont attaqués par des personnes dignes d’être désabusées. Mais rentré chez moi, je me rappellai la réponse de cette femme, & je sentis qu’une partie de ce qu’elle renfermoit ne devoit pas m’être tout à fait indifférente. Elle avoit parlé d’amis qui avoient jugé mon livre absolument inutile. Voilà plusieurs voix rassemblées, me dis-je, voilà donc un tribunal ? Car il y a des millions d’esprits qui ne peuvent pas se persuader que de pareils tribunaux ne soient pas infaillibles ; & si malheureusement il s’en forme trois ou quatre comme celui-ci, poursuivis-je, voilà les deux tiers de Paris entiérement prévenus contre mes feuilles, sans compter les ennemis & la cabale. Il faut détourner ce torrent, contiuai-je à me dire, il faut du moins que les bons esprits qui me lisent, ne soient pas exposés à condamner un innocent sur de faux rapports. Et sur cela je m’imaginai de faire un petit discours en forme de raisonnement. J’y ai rêvé toute la nuit ; j’ai donc eu le temps de le faire court, solide & intéressant ; s’il n’est pas l’un & l’autre, je confesse d’avance que c’est ma faute. Deux questions se présentent dans le reproche que je suppose qu’on me fait généralement. C’est-à-dire, que ce reproche conduit à me faire deux questions que voici.1°. Votre livre est-il utile ? 2°. A quelle sorte de personnes peut-il être utile ? Je réponds, il peut être utile à tout le monde, & il ne doit être indifférent à personne. En premier lieu, il renferme la critique des défauts ; en second lieu, il peint jusqu’aux nuances des ridicules ; en troisieme lieu, il fait l’éloge de la vertu en général, & est un espece de centre où vont aboutir mille vertus particulieres par leur mouvement & leur effet. S’il est ce que je dis, il est incontestable qu’il ne doive instruire & plaire . . . Mais l’est-il comme je l’avance ? Pour être en droit de soutenir le contraire, il faut le lire & prouver ensuite. Je dis qu’il l’est, & jusqu’à ce qu’on ait dû me détromper, je continue à raisonner sur ce principe. Autrefois le Spectateur Anglois réussit beaucoup à Londres, & l’Europe depuis l’a placé dans ses bibliotheques. Je ne dirai rien de plus en faveur du genre. L’éloge est toujours incontestable, quand l’estime est universelle. Passons à l’examen de la manière. Les Anglois eurent la leur. Je l’ai admirée moi-même. Sous un air riant, ils cacherent une sévérité réelle. La vérité parut dans leurs écrits, mais enveloppée, pour ainsi dire, du doux mensonge du badinage ; elle se fit aimer avant que de se faire voir, & elle instruisit sans effaroucher. Dans mon livre, elle n’a pas cet air apprivoisé ; elle ne cache ses desseins sérieux sous aucun artifice ; elle a tous ses traits ; toute sa voix ; elle paroît même résolue à réussir dans tout son objet, & menace l’esprit de le convaincre s’il doute de sa réalité auguste. Les Anglois prirent le bon parti ; je ne crois pas celui que j’ai pris moins louable. Une nation, dont le sérieux & la médiation sont le caractere, exigeoit d’eux un ton badin, un air insinuant, un extérieur simple. De mon côté je dirai qu’une nation qui rit de tout, qui n’aime les maximes que dans les chansons, les réflexions que dans les romans, & qui est cependant capable de se laisser entraîner avec goût à la plus profonde médiation, exigeoit de moi que je lui fisse une violence dont elle est digne, & que, pour la lui rendre profitable, j’y employasse la force, la vigueur, l’air déterminé, l’air imposant, uniques moyens d’arracher l’enfant vif, étourdi, gâté, à l’amusement de sa poupée, pour le conduire avec fruit à l’école. Je ne ferai pas une longue réponse à la premiere question. Je veux éviter de dire de moi tout le bien que j’en pense peut-être. Je ne ferai point sentir qu’en général, dans mes feuilles, c’est surtout an cœur que je parle, & que cette manière vaut bien celle de tous mes prédécesseurs, lorsqu’elle n’ex-olut ni l’esprit, ni le ton de l’esprit. Je ne dirai pas non plus que bien différent en cela des auteurs Anglois, d’ailleurs si admirables, j’évite qu’il y air du vuide dans aucune page, & que cette attention-là dans un ouvrage qui part tout de l’imagination, jointe à une succession rapide de cahiers, doit peut-être m’être comptée comme un mérite tout particulier. Je ne dirai rien de tout cela, sçachant qu’avec le temps il est impossible qu’on ne récompense un si grand travail pas une estime plus générale, & craignant qu’on ne m’accusât, même alors, d’avoir trop pressé cette récompense. Passons à la seconde question. A qui ce livre peut-il être utile ? A ceux qui, en voyant un homme supérieur, soupçonnent qu’ils ne sçavent pas tout, & qu’on peut leur apprendre encore quelque chose. A ceux qui, croyant tout sçavoir sans avoir jamais rien appris, ne pensent pas que Dieu ne peut point avoir fait naître un homme uniquement favorisé, pour être la honte de tant d’hommes qui ont passé leur vie à étudier, & ne sçavent que peu de choses. A ceux qui, pensant assez mal pour se faire un doux spectacle des vices de la société, trouvent leur intérêt à publier qu’il n’y a point de leçons utiles. A ceux qui, pensant assez peu pour ne pas penser à leur propre bonheur, croient ingénuement que tout est bien, qu’il faut qu’il y ait des coquins, (fut la soi des cruels adorateurs de la prétendue harmonie,) & sont tout-prêts à regarder un livre de morale comme un attentat contre l’ordre. A ceux qui, dans les diverses sociétés, critiquent par envie tout ce qui est nouveau & bon, dans l’intention de reculer, autant qu’il est possible, ce moment où les esprits se réunissant en faveur du mérite & du talent, ils perdent de la considération qu’ils avoient usurpée à force de s’élever sur des ruines & des talons. A ceux qui, fiers d’avoir des millions, des châteaux, des valets, des complaisants, ne sçavent pas que l’inhumanité des gens riches fait presque excuser la cruauté des scélérats. A ceux qui, désespérés de n’être pas riches, sont bas, fourbes, lâches, font tout pour le devenir, & deviennent insolens après avoir volé. A celles qui regardent un amant comme un meuble, un mari comme un fermier, un créancier comme un attribut, un nom comme une dispense de mœurs, & les commodités du vis-à-vis comme un dédommagement de la décence du tabouret. A celles qui, ne voyant point sans humeur les plus petits triomphes de leurs amies (quoique infiniment favorisées de la nature), voudroient engloutir tous les charmes & tous les hommes ; & qui, se livrant tous les jours à cette jalousie odieuse, n’ont pas même pour excuse l’amour de plaisir ou le doute de leur beauté. A ceux qui, rougissant d’un état qui les a fait connoître, font voir qu’ils en rougissent, font rougir de leur insolente honte, & oublient qu’ils n’auroient peut-être jamais été que de vils artisans, si la providence ne se fût mêlée bien précisément de leur destinée. Il convient à tous ceux qui ne font point dans l’ordre ; à ceux qui les sçavent & s’en glorifient ; à ceux qui l’ignorent & sont hors d’état d’y rentrer d’eux-mêmes ; à ceux qui n’ont que de petits défauts, mais un grand aveuglement ; à ceux qui n’ont qu’un très-petit merite & un grand fonds d’amour propre ; à tous ceux enfin qui ne peuvent pas dire justement avec le Corrége, & moi aussi, je suis peintre ; avec Henry IV, je pese tout pour faire le vrai bien ; avec Socrate, j’ai fait le bénéfice des autres ; avec le sage enfin, meâ virtute me involvo. Fin du premier Tome.