Cita bibliográfica: Jean-François de Bastide (Ed.): "Lettre du Libraire", en: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.1\012 (1758), pp. 366-379, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1788 [consultado el: ].


Nivel 1►

Nivel 2► Relato general► Je suis depuis huit jours à la campagne où je vais quelquefois, parce que je l’ai toujours beaucoup aimée, & qu’elle me fournit l’occasion de faire un exercice dont la ville nous prive, & que ma mauvaise santé me rend trop nécessaire. J’y recois une lettre de mon Libraire, qui me feroit de la peine, si je n’avois pas pris mon mari sur les évenemens de la vie. Je l’insere ici avec la fidélité que je dois au public, & j’y joins ma réponse par une suite de cette même fidélité.

Nivel 3► Carta/Carta al director► Monsieur,

J’ai une terrible nouvelle à vous apprendre ; je me charge, malgré moi, de vous en informer, mais je me flatte que vous jugerez de mes sentimens pour vous, par la peine que je me fais à moi-même en cela. La cassette que vous [367] aviez confiée à M- de ** lui a été volée cette nuit. Il n’a pas la force de vous l’écrire, mais il croit deviner la ravisseur, & il espere que vous aurez bientôt de meilleures nouvelles. Mandez-moi ce que vous voulez qu’on fasse à cet égard, si toutefois il y a encore quelque chose à faire que vous croyez que ne se soit pas présenté à M. de** dans l’affliction où il est. . . . A l’égard de vos feuilles, Monsieur, je vous dirai qu’il s’en débite toujours raisonnablement depuis votre absence ; mais comme vous l’avez sans doute prévu, je vois arriver beaucoup plus de raisonneurs que d’abonnés. Les uns disent que vous moralisez trop ; les autres, que votre morale pourroit embrasser des objets moins philosophiques ; d’autres enfin, que vous devriez répandre plus de gaieté dans votre style, que vous épargnez trop les femmes, que vous êtes économe de portraits, qu’en général vos histoires roulent trop [368] sur le sentiment ; & enfin, que vous n’êtes pas assez méchant. Voilà ce que j’entends dire contre vos feuilles ; j’oubliois de vous marquer que bien des gens ont trouvé votre préface ridicule, & estiment que vous ne deviez pas faire un aveu si complet de vos motifs intéressés. Vous m’avez ordonné de vous parler à cœur ouvert, & j’obéis, malgré moi ; me refusant même la satisfaction de vous communiquer ce que j’entends dire à une autre partie du public, moins nombreuse à la vérité, mais certainement plus équitable- J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Carta/Carta al director ◀Nivel 3

Carta/Carta al director► « Je me hâte de répondre à votre lettre, Monsieur, parce qu’en effet il se présente quelque chose à mon esprit, qui ne peut pas s’être présenté à celui de M. de**, au sujet de ma cassette perdue. C’est de ne pas poursuivre le coupable avec cette chaleur qui conduit à l’échafaud. Je ne [369] veux point qu’on le livre à la justice, si on le découvre, ni même qu’on s’adresse à elle pour tâcher de la découvrir. Il n’y avoit dans cette cassette que de l’argent & mes mémoires. La perte est petite de toutes façons ; l’argent va & vient, je sçais le perdre, & c’est un service que m’ont rendu les hommes lâches, qui en tant occasions, ont surpris ma bonne foi ; à l’égard de mes mémoires, il faut s’en consoler également. Il n’y aura pas grand mal que l’on ignore que j’ai fait des sottises & que j’en ai vu. . . . Je ne suis pas aussi peu sensible aux critiques que vous entendez faire de mon ouvrage : cependant je ne voudrois pas cesser de les mériter, s’il étoit vrai que je les méritasse. Je penserois que ce qui est honnête ne pique plus, que ce qui n’est que vrai n’excite plus la curiosité, mais je n’en conclurois pas que je doive vendre ma plume aux partisans de la satyre [370] & aux adorateurs de la volupté. Mais il n’est pas vrai que j’aie les défauts qu’on me reproche, ou du moins il très-faux que ce qu’on me reproche soit un défaut. Je conviens que je moralise souvent ; mais en prenant la titre de Spectateur, me suis-je engagé à donner aux hommes des leçons de folie & de libertinage ? Leur ai-je promis de me deshonorer à leurs yeux, malgré leur prédilection pour l’indécence, par un monstrueux contraste entre un rolle estimable & des discours corrupteurs ! J’ai annoncé mes desseins, j’ai fait mes conditions, & je n’écrirai jamais que je n’aie mes engagemens tracés sur ma table. On croit me reprocher un excès, on me reproche une vertu ; ou du moins, il est bien triste de penser qu’il y ait de l’excès à répéter quelquefois les dogmes de la raison, dans un livre qui est fait pour en persuader les avantages. . . . . de [371] bonne foi, Monsieur, n’est-il pas bien singulier qu’on me fasse un crime de traiter des matieres élevées. Voilà un aveu bien humble, & je vois que la fureur de critiquer peut faire oublier jusqu’aux égards que l’on se doit à soi-même. J’ai une réponse à faire à ces Messieurs, qui est sans réplique. Nivel 3► Relato general► Dimanche passé j’allai à la Messe de la Paroisse dans le village où je suis depuis quelques jours. Quand le prône commença, je vis tout l’arriere-banc défiler & l’Eglise rester presque déserte. Après le sermon, la troupe revint. Je demandai à trois ou quatre de ceux qui s’étoient comme sauvés, pourquoi cette évasion ? Que voulez-vous, Monsieur, me dirent-ils, notre Curé nous prêche comme à des enfans, il n’y a pas un de nous qui ne sçache d’avance ce qu’il va nous débiter. (Il est vrai que tout ce que je lui avois entendu réciter étoit très-commun.) ◀Relato general ◀Nivel 3 [372] J’ai cru, Monsieur, que des hommes auroient autant de vanité que des paysans, & que dans un siecle où tant de gens veulent être philosophes, & où tant d’autres sont plus philosophes qu’ils ne croient, on me feroit un crime de traiter des matieres communes. C’est encore un défaut dont je ne me corrigerai pas, persuadé qu’en prêtant de la vanité aux hommes, j’agis d’après un principe certain, & que du moins je ne sçaurois ne pas pas plaire au grand nombre. . . A l’égard du style, je sçais en quoi il péche ; on m’accusa autrefois d’avoir trop d’esprit1 & de faire souhaiter que j’en eusse moins. J’ai tâché de me corriger depuis ce temps, & de tout temps ; car les avis qui portent sur la vérité me sont chers ; mais on n’obtient jamais que de foibles triomphes sur ses défauts ; on [373] voit le mieux, À peine devient-on capable du bien. Mon malheur est de sentir trop vivement, je me pénetre des choses que je pense, & avec une ame & des mœurs, cela est naturel, dans le genre que j’ai adopté ; mes idées me tourmentent jusqu’à ce qu’elles aient toute l’étendue, toute la force qu’elles exigent de moi ; cela fait que mes réflexions sont presque des sentimens profonds, lorsque je les écris. C’est donc la raison qu’on me reproche d’analiser <sic> trop, d’approfondir trop ; mais j’aurai raison à mon tour d’exiger un peu d’indulgence pour ce défaut insurmontable, si je m’engage à le réparer en partie par la clarté, & sur-tout si je tiens parole. . . Passons aux autres articles. Je ménage trop les femmes, dit-on, & moi, je m’accuse de ne les avoir assez ménagées dans mes autres écrits. Un étourdi croit briller par des épigrammes, contre un [374] sexe qui a plus de droit d’en faire, que de penchant à en fournir. C’est par où l’on se distingue jusqu’à trente ans. Mais quand l’âge d’apprécier est venu ; quand la décence nous a fait sentir la sagesse de les loix, & que nous nous trouvons placés entre la bonne compagnie qui nous appelle, & les folles que nous avons amusées, nous ne regardons plus ces épigrammes si aisées, & ces petits libelles que nous adorâmes & qu’on n’adore que comme des facéties : nous jugeons mieux des femmes, que nous ne pûmes faire dans le temps de nos accès ; nous ne nous exagérons plus leurs défauts, parce que nous voyons les nôtres & ceux de notre sexe ; nous n’attachons plus de la vanité à les critique avec esprit, parce que nous sçavons qu’on les découvre sans peine, & nous ne somme plus méchans enfin, parce que nous ne voulons plus être indiscrets. Je ne [375] crois pas d’ailleurs avoir ménagé les femmes plus qu’il le falloit ; je m’en rapporte à elles. Elles ont assez d’esprit pour nous demander une satyre délicate ; elles ne nous interdisent que l’injure ; & j’attendrai qu’elles se soient plaint de mes fadeurs, pour m’accuser de leur en avoir dit. . . . . Quand aux portraits, dont on voudroit que je fusse plus prodigue, ayez la bonté de dire à ceux qui se plaignent de mon avarice à cet égard, que d’un côté tout portrait idéal ressemblant à beaucoup d’autres, j’ai dû les répandre avec beaucoup d’économie ; que de l’autre côté les portraits vrais nous sont interdits depuis qu’on s’est appercu que les Vaudevilles avoient fourni des mémoires éternellement deshonorans, parce qu’ils sont fideles ; & que, fussent-ils tolérés, je me les interdirois moi-même pour ne pas sacrifier ma tranquilité à un mot, & mon honneur à un [376] éclair. . . .Passons au dernier article, qui est celui de ma préface ; car pour les autres j’y ai répondu d’avance dans ce que vous venez de lire. Je m’étois bien douté que ma préface seroit critiquée, & vous devez vous rappeller que je fis faire cette observation à mon ami, lorsqu’il me pressa de céder à son envie. Mais au surplus, quoique moi-même je me la reproche, je ne reste pas sans reponse vis-à-vis des contempteurs de ma sincérité. Je conviens que la vanité d’un lecteur peut exiger qu’on n’écrive que pour mériter son estime ; tous les hommes veulent y jouer un rolle, & c’en est un que de contribuer à la réputation d’un homme qui devient public. On n’aura plus cet honneur si l’auteur écrit pour se procurer de l’aisance ; par l’aveu qu’il en fait, il semble déclarer qu’il aime beaucoup mieux un souscripteur qu’un panégiriste, & alors les [377] louanges qu’on pourra lui donner n’attireront plus une certaine considération, ne feront plus un certain effet dans le monde, parce qu’il est à supposer que l’auteur y sera médiocrement sensible : d’ailleurs un pareil auteur n’excite aucune cabale : dès que l’on sçait qu’il n’écrit pas précisément pour la gloire, personne ne s’avisera d’être jaloux de ses succès ; & ce sont les cabales qui donnent du relief aux lecteurs ; c’est leur fureur, leur influence qui donnent de la consistance, soit aux louanges, soit aux critiques ; & par conséquent dès qu’il n’y aura point de parti établi, il n’y aura point de gloire ni de profit à en prendre un. Voilà donc une perte pour bien des gens ; voilà une trahison, une singularité ridicule ; j’en conviens, & je ne prétends pas la moindre grâce à cet égard. Vous voyez que je sçais rendre justice contre moi. Mais dans l’immensité de la [378] nature n’y a-t il qu’un seul mobile ? le sentiment a-t-il péri totalement par les armes de la vanité ? n’est-il plus flatteur de faire du bien ; & puisqu’il est question de vanité, n’est-il plus possible d’en attacher au plaisir de défendre un honnête homme contre les outrages de l’infortune ? il me semble que le nom de mes abonnés, mis à la tête de mes feuilles, est une reconnoissance de ma part qui les honore assez, & que pour moins d’un louis, c’est acquérir assez de gloire ; puisque je prouve dès-lors que je regarde toute souscription comme un bienfait. Mais n’entrons pas dans plus de détails. Ma préface est un de ces coups de théâtre qu’il n’appartient qu’au sentiment d’apprécier, & que l’ésprit, toujours outré, définit toujours mal. . . Ne nous arrêtons point à tous ces petits désagrémens, ils disparoissent au bout de six mois, & il reste le plaisir d’avoir raison. Continuons comme [379] nous avons commencé ; vous, à servir le public bien fidélement, moi à chercher toujours à lui plaire, à l’écouter lorsqu’il s’expliquera par le petit nombre d’oracles qu’il a choisis pour nous instruire de ses goûts, & espérons que le temps me jugera. Adieu, Monsieur. » ◀Carta/Carta al director ◀Relato general ◀Nivel 2 ◀Nivel 1

1M. Freron, dans l’extrait des têtes Folles.