Le Nouveau Spectateur (Bastide): Monsieur
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.3161
Niveau 1
Niveau 2
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur ,
Metatextualité
Je roule depuis quelque temps un projet
dans ma tête, qui pourroit être utile à
quelques honnêtes gens, & à ceux même dont le
ridicule me l’a fait imaginer. J’ai été tenté
plusieurs fois de le faire imprimer, mais j’ai tant
vu déjà que la raison ne sçauroit aller toute seule
à son but, & que les meilleurs projets sont
inutiles sans les prôneurs & la cabale, que
cette réflexion m’a toujours retenu. Mais
aujourd’hui, que nous avons un Spectateur, je sens
renaître mon courage, & le patriotisme pour moi
ne peut plus être un écueil. Ainsi mon projet pourra
avoir tout le succès que j’en ose espérer, si vous
daignez y mettre la derniere main par une
recommendation de trois ou quatre lignes. Le voici,
Monsieur, tel que je l’ai conçu. . . . .
Autoportrait
Un Spectateur est un homme, qui pouvant
nous dire tout ce qu’il pense, doit nous persuader
beaucoup de choses.
Niveau 4
Mes affaires m’obligent
quelquefois de prendre mes repas dans les
différentes auberges de paris, & je ne sçaurois
vous dire combien j’y souffre de
toutes façons. Premiérement, chacun y dévore ; &
il n’y point d’endroit sur la terre où les instans
soient plus rapides. Chaque plat occasionne un
combat où l’agilité triomphe. Il ne faut pas oublier
un moment, si l’on a faim, qu’on est en présence de
l’ennemi ; la moindre distraction causeroit la ruine
de l’estomac. J’éprouve quelquefois ce que je vous
dis là. Quand je me trouve placé à côté d’un
parleur, j’écoute par force ou par politesse, cela
emporte quelques minutes, je reviens à mon assiete,
je demande d’un mets ou d’un autre, mais tout est
englouti. & j’ai dîné. Secondement, on n’y
débite que de très-vieilles nouvelles ; gazettes
d’ailleurs toujours tronquées, & sur lesquelles
la livrée, qui lit aujourd’hui, comme vous sçavez,
s’est endormie déjà plus d’une fois. Le sérieux y
domine & y exclut tous les bons tons : il ne
faudroit pas s’aviser d’y montrer le
bel esprit ou la bagatelle ; ils seroient assommés à
la porte, par le génie lourd à qui la garde en est
confiée. Cependant on y ouvre quelquefois le
chapitre des brochures & des spectacles ; mais
c’est là le moment terrible. Pour ces Messieurs,
tout homme de lettres n’est qu’un auteur, & tout
auteur n’est qu’un faquin. Le mot parasite est leur
terme familier. Ils ne peuvent pas souffrir qu’un
homme écrive pour vivre. On pourroit leur dire, vous
le justifiez ; vous mangez de si bon appétit que
vous devriez pardonner à un être fait comme vous
d’avoir un estomac. Quant à la nouvelle piece, ils
l’ont vue : elle a été applaudie, mais il y a une
scene qui languit, ou une situation qui ressemble,
& cela leur paroît affreux ; pour vingt fois,
ils s’attendoient à voir un chef-d’œuvre. Parlons
des acteurs ; mais, non, parlons des actrices ;
c’est leur sort, & la digestion va leur fournir des éloges énergiques. Les
souveraines n’y auront aucune part. ce sont des
divinités qu’ils ne voient que dans leur gloire,
& malgré leurs nombreuses foiblesses, que les
oui-dire ont fait parvenir jusqu’à eux, ils n’en
parlent qu’en les nommant, tant ils sont éblouis.
Mais les nymphes ? Ah ! les nymphes sont à tout le
monde, & on peut les envisager sans se
méconnoître. On a proposé à l’un un soupé avec deux
des plus jolies, mais il a trouvé que dix louis
& un repentir étoient une usure, & il
abhorre les Juifs. Un autre a connu la petite**
quand elle avoit quinze ans, & alors elle étoit
encore passable. Un troisieme les auroit toutes sans
payer, mais il les trouve encore trop
génantes. . . . Ces expressions sont galantes, ces
propos sont légers, & voilà un changement de
décoration. La digestion, Monsieur, . . . . elle est
l’ame de la société & les nymphes triomphent par
elle, comme vous voyez. . .
Metatextualité
Pour ne vous
ennuyer j’abandonnerai ici les crayons, mais je vous
ai annoncé un projet, le voici. Ces vieilles
nouvelles que ces Messieurs débitent ont deux
inconvéniens, auxquels on ne sçauroit trop remédier.
Elles sont cause qu’on s’ennuye avec eux, &
qu’ils s’ennuyent eux-mêmes dans le monde où l’on ne
parle jamais de la veille, & où pas conséquent
ils sentent qu’ils n’ont rien à dire. Pour les
corriger à cet égard, & leur rendre service, je
voudrois qu’un homme d’esprit fût préposé pour
écrire tous les jours les nouvelles courantes, &
que les maîtres des auberges fussent obligés de
pensionner un homme pour lire au repas du matin
cette gazette en pleine table, entre l’entremets
& le dessert. Vous sentez, Monsieur, le bien qui
en proviendroit. J’étois l’autre jour si excédé d’un
diné que je venois de faire à l’hôtel de ***, que je
rentrai chez moi pour tracer un modele, je le joins
ici afin que vous puissiez mieux juger
de l’excellence de mon idée.
Niveau 4
Messieurs, Adam est mort,
ses descendans ont vécu. Laissons des cendres
éteintes, dans le néant qui les engloutit.
Occupons-nous de l’instant : si l’on meurt sans
avoir vécu, c’est pour s’être trop occupé du passé.
( Ce formulaire initial seroit répété à chaque
gazette particuliere ; après cela, on passeroit aux
nouvelles. ) Madame de** soupa hier à Madrid, &
n’a pas fermé l’œil de toute la nuit pour être
revenue dans le carosse du Chevalier de***, où les
femmes sont toujours fatiguées. On doit juger demain
le procès de M. le** de**, & il le perdra. . .
Parce que. . . ( je mets ici des points, la chose
étant à présent sçue de tout le monde. ) On a mis ce
matin en vente un nouveau roman de l’auteur de**,
& l’on pense déjà à une nouvelle
édition, parce qu’il a été porté d’abord à douze
livres. On a trouvé ce matin sur le Pont Neuf une
lettre écrite à un usurier, & perdue apparemment
par un laquais. On pense qu’elle est de la petite**,
parce qu’il y a écrit, demain je vous enverrai mes
diamans, & vous remettrez cinquante mille écus.
On pense encore que c’est pour placer qu’elle
emprunte, car elle ne donne pas. Demain
Mademoiselle** débutera au théâtre de*******, &
elle sera fort applaudie, parce qu’elle n’a pas pu
encore être corrompue. Un nouveau prédicateur
prêchera demain dans l’église des***, & les
chaises seront à douze fois, parce que c’est un
homme qui débite fort bien. &c. &c. &c.
&c.
Metatextualité
Je crois le projet de mon
correspondant fort bon, & j’ai parcouru, avec plaisir,
le plan qu’il m’a envoyé. Mais je crois qu’en
général il a le malheur de s’exagérer ce qu’il voit, &
ce qu’il condamne. Si les tables d’auberge sont livrées à
des hommes tels que ceux qu’il nous représente, elles sont
également fréquentées par des esprits aimables & des
être <sic> polis ; & il me semble qu’à cet égard
le beau monde n’est guere mieux partagé que les auberges.
Depuis que j’ai commencé à écrire mes feuilles je vais
partout, & partout je vois que le plus & le moins
font, pour mille choses, toute la différence de ce qu’on
appelle la bonne compagnie, & de ce qu’il appelle la
mauvaise.
Metatextualité
J’ai annoncé une aventure
plaisante que mon coadjuteur m’a promise. Je viens de la
recevoir, & je l’ai lue ; mais elle ne m’a paru
plaisante que par le fonds. La lettre qui la précede l’est
beaucoup davantage.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
« Comédie pure que ce monde,
mon cher ami ! Rions de voir tant de
masques. Masques pour les sots, car l’homme d’esprit
n’est plus dupe de rien. Un mari qui meurt d’amour pour
sa femme, & qui mourroit de honte de le dire ! Ah,
Messieurs nos peres ! vous étiez d’honnêtes gens de
n’avoir de l’amour que pour vos femmes, & de voix
que pour le publier. . . . Ne prenez pourtant pas ceci à
la lettre. Je crois qu’alors comme aujourd’hui on
voltigeoit volontiers sur le terrein d’autrui. Mais
alors du moins le mari trompé n’étoit pas faquin, &
le mari amoureux n’étoit pas hypocrite, & ces deux
vices de plus dans nos mœurs, ont bien contribué à nous
ravaler. Quoi qu’il en soit, voici l’aventure d’un de
ces hypocrites. Je suis obligé de vous conter cela
sérieusement : car il y a des ridicules si sots qu’ils
me font même perdre l’esprit d’en rire. Mais je tacherai
de n’être pas long. »
Niveau 4
Récit général
La semaine passéé Cliton,
qui est un homme de bon sens & très considéré,
vit Araminte dans une maison où il alloit rarement.
Araminte est une de ces femmes auxquelles on donne
son cœur si naturellement, qu’on ne réfléchit aux
sentimens qu’elles font naître, que pour s’y livrer.
Cliton fut si touché de sa beauté qu’il ne lui
laissa pas ignorer sa conquête. Il trouva dans
Araminte une disposition marquée à recevoir ses
soins. Un bonheur encore si peu acheté, ne lui fit
faire aucune réflexion désagréable. La physionomie
d’Araminte, pleine de noblesse & de douceur, la
défendoit contre toute impression désavantageuse,
& ce qui eût paru facilité dans un autre n’étoit
regardé que comme un charme de plus en elle.
Lorsqu’elle sortit, il ne s’étoit encore que
foiblement expliqué ; mais il avoit été
écouté, & par là il jugeoit avoit été entendu
avec plaisir. Il lui donna la main, & en la
quittant, il lui demanda son aveu pour la voix chez
elle. Il l’obtint, & le lendemain son premier
soin fut d’en profiter. Il lui parla de sa passion
avec toute l’ardeur que la sécurité donne. Araminte
ne promit rien, mais il se croyoit aimé, & il
crut avoir tout obtenu. Rentré chez lui, on lui
annonça le mari d’Araminte. Il courut au-devant de
lui. L’extrême amour confond l’objet aimé avec tout
ce qui lui est relatif. Vous devez être étonné, lui
dit Saint-Isle, de recevoir si tard la visite d’un
homme qui vous est presque inconnu. Je voulois
différer jusqu’à demain ; ma juste impatience ne me
l’a pas permis. Dans la situation où je me trouve,
un moment perdu ne se retrouve plus. . . . . Sans
doute, je peux vous rendre quelque service,
répondit Cliton : si cela est, vous
trahiriez ma propre impatience en combattant la
vôtre. . . .Sans avoir jamais eu de relation avec
vous, reprit Saint-Isle, votre caractere m’est
connu ; je sçais que vous aimez à obliger : j’avois
besoin de la confiance que l’on doit prendre en
vous ; sans cela, je n’aurois jamais pu me résoudre
à la démarche que je fais aujourd’hui. Je sçais,
continua-t-il, que vous aimez ma femme ; vous l’avez
vue hier pour la premiere fois, & votre cœur
s’est donné à elle. Je sçais de plus, qu’elle a
contribué à ces mouvemens de passion par une sorte
de plaisir qu’elle a paru prendre à en écouter les
sermens. Je viens à ce sujet vous demander une grace
& vous donner un conseil. Vous croyez ma femme
disposée à vous aimer ? Vous vous trompez, elle ne
peut aimer que moi : elle n’a paru vous écouter avec
plaisir, que parce qu’elle étoit irritée contre un
époux indigne d’elle. Elle n’a pas sçu
ce qu’elle faisoit, peut-être même n’a-t-elle voulu
que paroître s’attacher à quelqu’un pour me donner
de la jalousie. Si je lui reprochois son étourderie,
& qu’elle pût la sentir, elle en seroit
honteuse, désespérée, & elle ne voudroit jamais
vous revoir. Ce feroit donc vous préparer des
chagrins que vous livrer à vos sentimens ; demain
elle ne verroit qu’avec désespoir l’humiliante
erreur où ils l’ont entraînée : indépendamment de ce
que, maître de son sort & de ses démarches, je
la ferois pour jamais disparoître de ces lieux, si
je pouvois la soupçonner de la plus légere
foiblesse. Voilà, Monsieur, continua-t-il, ce que
j’ai dû vous dire par rapport à vous. Pour ce qui me
regarde, je vous avoue qu’il en coûte beaucoup à mes
sentimens de m’expliquer avec la même sincérité.
Soit erreur, soit raison, j’ai attaché une gloire au
secret que je vous confie, & il me semble que me
trahir, c’est me dégrader. Vous avez
peut-être jugé de moi sur les apparences & sur
le bruit public ? Vous me jugerez mieux sur ce que
je vais vous apprendre. Mis de trop bonne heure dans
le monde, j’en ai pris les travers ; j’adore
Araminte, mais la satuité a réglé qu’il seroit
honteux d’aimer sa femme, & je rougirois de
paroître aimer la mienne. Toutes les preuves
d’infidélité que je lui donne, ont leur source dans
la crainte d’être démasqué. Le monde est plein de
gens qui cherchent à lire dans notre ame pour nous
trouver des ridicules : la terreur que me cause leur
fatale curiosité, me fait sans cesse former de
nouvelles intrigues ; mais au milieu de ce tumulte
qu’on croit que j’adore, mon cœur se plaint
amérement ; j’en entends le murmure avec douleur, je
maudis le nom que je porte qui me réduit à une
dissimulation affreuse ; je ne suis soutenu que par
la vertu de ma femme : si j’étois moins
sûr de la tendresse, je crois que ne pouvant me
résoudre À me donner un travers, je me serois déjà
percé le cœur à ses pieds, en lui jurant pour la
premiere fois que je l’aime. Jugez de ce que j’ai dû
souffrir lorsque j’ai appris par un témoin fidele
qui la suit partout, que vous l’aimiez & que
vous cherchiez à vous en faire aimer ? On a beau
être persuadé de la vertu de l’objet qu’on aime, on
n’est plus tranquille, lorsqu’on a le remords de lui
avoir manqué. Je n’aurois pas craint un fat, mais
Araminte qui a des sentimens vertueux, est faite
pour être vaincue par eux. C’est cette réflexion
trop juste & trop accablante qui m’amene chez
vous. Vous êtes honnête homme, Monsieur, & je
crois que vous sentirez ma situation. Saint-Isle se
tut. Le conseil que vous me donnez, lui dit Cliton,
obtient ma reconnoissance ; mais l’aveu que vous me
faites, corrompt la satisfaction que je
vais goûter à vous obliger. Quoi, Monsieur, vous
aimez Araminte, & vous rougiriez de paroître
l’aimer ? Quelle étonnante contradiction entre les
sentimens & les idées ? Eh ! quel est donc le
prix, dont ce monde, auquel vous vous immolez, paye
le sacrifice que vous lui faites ! Le pénible &
vain honneur d’être cité peut-il vous flatter assez
pour emporter la préférence sur le plus doux plaisir
de la vie ? Sans examiner le principe d’une gloire
qui ne cesse d’être stérile, que parce que tôt ou
tard elle produit des regrets : songez du moins
qu’au milieu de ce tumulte, qui assourdit plus qu’il
ne flatte, votre ame a des tourmens & n’a point
de plaisirs. On ne peut être heureux, que par les
sentimens d’un cœur rempli : le vôtre tourmenté par
l’amour, n’en connoît que les injustices, & n’en
éprouve que les douleurs. Je sçais qu’il est des
ridicules brillans, qui par l’éclat qu’ils
répandent. Se naturalisent presque
d’eux-mêmes dans l’empire de la raison. Mais
celui-ci n’est pas de ce genre ; il n’est même pas
un ridicule ; il est plus que cela. Tout ce qui fait
le malheur d’un cœur justement enflammé, est un
crime dans celui qui s’en fait un amusement. Mais un
objet plus frappant me fournit des réflexions plus
victorieuses. Vous aimez votre femme ; son
changement, dites-vous, seroit l’arrêt de votre
mort. Si vous sentez ce que vous souffririez à la
voir infidele, pourquoi vous privez-vous de son
amour ! A quelles douleurs ne vous exposez-vous
pas ! Eh, pour quelle gloire ! Mais je me trompe
& je m’explique mal. Vous avez déjà toutes les
douleurs que vous croyez braver. Vous êtes la
victime d’une coupable séduction, & vous n’en
êtes pas la dupe. Une foible illusion vous entraîne,
une lumiere affreuse vous éclaire ; vous achetez un
peu de fumée par des combats cruels, & vous vous
efforcez d’être injuste sans avoir même
la ressource de l’erreur. Il faut, Monsieur, oser
apprécier les suffrages d’un monde méprisable ; les
comparer aux charmes d’une tendresse heureuse ;
revenir à votre femme, l’aimer, le lui dire,
mépriser. . . .Cela ne se peut point, répondit
Saint-Isle, croyant penser ce qu’il disoit ; il
faudroit que je me sauvasse dans mes terres, &
ni mon rang, ni la haute fortune que j’attends, ne
me permettent une pareille foiblesse. Monsieur,
reprit séchement Cliton, le conseil que je vous
donne est le seul qu’un homme d’honneur doive vous
donner, & vous devez le suivre. Si vous vous
refusez aux avantages que vous y trouveriez,
j’oublie que vous m’avez parlé, & demain je suis
aux genoux de votre femme. Une si terrible menace,
faite à un homme déjà jaloux, fixa son irrésolution.
C’en est trop, lui dit-il, suspendez vos menaces ;
elles sont inutiles au succès de vos
vœux ; vous m’avez éclairé par vos sages discours,
& je me rends à la persuasion non moins qu’à
l’amour. . . .
Lettre/Lettre au directeur
« Avouez, mon cher ami, qu’il
faut bien des façons pour faire rentrer un homme dans le
chemin de la nature. Je vois une énorme barriere qui en
ferme l’entrée, & une pépiniere de sentiers qui en
détournent. O fatuité ! . . . .je ne sçais pas où notre
siecle ira aboutir, mais pour bien des choses, il me
semble presque arrivé à un terme fatal, après lequel il
n’y a plus que la décadence . . . . Je continue toujours
mes recherches. La peine n’est pas grande ; la futilité
de ma séconde nation va si bien en croissant, que je
n’aurai bientôt plus qu’à choisir entre l’impertinence
& le ridicule. »
Metatextualité
Voici un homme qui n’est pas menacé de causer la
même crainte à ses amis.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur le Spectateur, Je
lis vos feuilles, & deux ou trois morceaux que j’y
ai trouvés, m’ont déjà mis au nombre de vos partisans.
Mais je crois qu’en général vous êtes trop honnête
homme. On a déjà bien des ouvrages estimables,
Monsieur : ne pourriez-vous pas faire ensorte que les
vôtre le fût un peu moins ? Je vous promets un zero de
plus au nombre des certaines d’abandonnés que vous avez
déja, si vous voulez vous relâcher un peu de la noble
fureur de nous rendre plus sages. Je vous
dirai, pour mon intérêt propre, que les Socrates de tous
les siecles n’ont pas produit dix honnêtes gens comme
vous l’entendez, & c’est déjà une grande difficulté
pour nous persuader qu’il faille le devenir. Car il en
est des mœurs comme des maladies. Des maximes ne
prennent non plus que des remedes, quand on est bien
convaincu par leur inutilité générale, qu’elles ne
peuvent produire aucun effet. Mais de plus, nous ne
voulons pas devenir plus sages que nous ne le sommes ;
notre parti est pris sur cela ; nous avons tout pesé,
bien calculé ; nous trouvons que la sagesse mene à la
réflexion, que la réflexion fait sortir mille crimes,
mille coquins du sein de l’obscurité qui les cache,
& c’est une si triste & si cruelle découverte à
faire, qu’assurément il faut être bilieux & fou pour
en être tenté. Mettez les plaisirs aimables à la place
de ces monstres nouveaux ; réléguez ces dernies dans un coin ignoré, où la dissipation &
l’ivresse empêchent de les discerner, & répandez les
autres sur la terre tout embellir. Croyez-vous que cette
distribution ne fut pas un digne ouvrage de la raison,
si elle prenoit la peine de s’en mêler ? Eh ! quel plus
grand bien pourroit produire le systême le mieux
raisonné. Croyez-moi, Monsieur, le monde tel qu’il est,
est la machine la mieux d’accord & la mieux
organisée qu’il y ait & qu’il puisse y avoir. La
raison s’est quelquefois mêlée de faire des mondes ?
Ah ! qu’ils étoient tristes, uniformes & maussades !
je vous épargnerai l’ennui d’un nombre infini
d’hypotheses qui se présentent à mon esprit ; je n’aime
point d’ailleurs à prodiguer vainement des secrets,
& mes raisonnemens en ont le caractere, puisqu’ils
me rendent heureux. Mais, Monsieur, j’offre de vous
ouvrir tout le trésor de mon imagination, si vous voulez
y puiser pour le bonheur de ceux qui ont déjà le plaisir de vous lire. J’ai l’honneur d’être,
&c.