Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "Lettre d’un Pere à son Fils", dans: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.1\010 (1758), pp. 319-342, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1786 [consulté le: ].
Niveau 1►
Niveau 2► Metatextualité► Il est un ton plus doux, une correction plus sage & plus sûre, & je crois en offrir une preuve certaine dans la lettre qui suit. Le père, le plus despotique, y apprendra à borner lui-même ses droits, & à connoître les devoirs & les égards auxquels l’humanité l’assujettit. ◀Metatextualité
Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Lettre d’un Pere à son Fils1 .
Depuis que vous êtes au monde, mon fils, je n’ai pas à me reprocher d’avoir manqué un seul moment aux engagemens d’amitié que j’avois contractés avec vous en vous donnant le jour. J’en ai été récompensé par un retour sincere, & je le suis encore aujourd’hui par le témoignage glorieux [320] que je m’en rends, dont je vous ai l’obligation. Les preuves de tendresse que je vous donnois m’étoient si naturelles, que souvent, sans votre façon de les recevoir, elle me seroient échappées à moi-même. Je vous dois donc la suprême douceur d’en pouvoir jouir tous les jours de ma vie, sans craindre de m’en glorifier mal à propos. Après ce préambule, qui est le plus bel éloge que je puisse faire de votre cœur, vous ne vous attendez pas que, prenant un ton triste, je me plaigne aujourd’hui de votre conduite & même de votre amitié ? Oui, mon fils, j’ai à me plaindre de vous ; j’y suis contraint, & je vous demande pour mes reproches la moitié de cette attention qu’autrefois vous n’auriez pas cru suffire pour mes moindres conseils. Je commence par vous prier de ma pardonner le ton que je vais prendre, vous verrez aisément qu’il m’en coûte de m’y contraindre. L’amitié m’a fait [321] un langage si différent, que j’aurai bien de la peine à trouver des expressions. Un père qui n’a vécu que pour aimer son fils, qui en l’aimant n’a jamais vu sa tendresse contrariée par sa raison, qui s’est toujours retrouvé en lui avec toute cette complaisance qu’on peut avoir pour soi-même, qui s’est vu aimé, chéri, respecté avec cette sincerité, cette plénitude de sentimens, que le cœur le plus tendre peut souhaiter & ressentir : un tel Père est bien malheureux d’être obligé de demander compte d’une félicité qu’il avoit cru inaltérable.
Des personnes trop bien instruites m’écrivent que depuis mon absence, il s’est fait en vous autant de changemens que vous aviez de vertus. Pour ne me laisser aucun doute, on me détaille votre conduite. Quel tableau ! & quel prix d’un voyage que je n’ai entrepris que pour vous, que pour augmenter votre fortune ! Vous avez [322] fait de nouveaux amis, qui ne peuvent jamais être de ceux qui honorent, parce qu’il faudroit un moindre miracle dans un fat pour prendre des sentimens qui demandent de l’estime, que pour vouloir en inspirer à des cœurs estimables. Vous ne les quittez plus, vous êtes leur copie fidelle, & déjà même leur modele en bien des choses. Vous passez une partie de la nuit à table dans la fureur des orgies, sans considérer que c’est déja avoir perdu toute sa raison que de se faire une habitude de la perdre tous les jours. Vous ne voyez plus que des filles de spectacle, peut-être encore assez délicat pour ne vouloir pas qu’elles vous inspirent des sentimens ; mais certainement assez subjugué pour ne plus regarder comme un malheur les fantaisies qu’elles veulent toujours inspirer. Dans vos conservations vous permettez tout à votre esprit, vous plaisantez sur ce qu’il y a des plus consacré par la raison comme [323] par le préjugé, sans songer que qui se permet de tout dire, se permet bientôt de tout penser, & se prépare autant d’ennemis secrets qu’il y a de principes respectables. Je sçais que vous n’êtes encore emporté dans ce tourbillon que par le mouvement des autres ; je veux même croire que si vous sçaviez où il peut vous entraîner, vous vous roidiriez contre un torrent auquel on n’est plus capable de résister lorsqu’on l’a envisagé sans horreur. Mais qui vous montrera le précipice où vous courez ? quel mortel assez généreux vous avertira de votre danger ? Dans le monde, chacun a son intérêt à la folie des autres, sans compter que l’égarement d’un jeune homme est un fonds où mille gens puisent de préférence, parce qu’il doit produire davantage & durer plus long-temps. Il n’y a donc que votre père qui puisse vous arrêter sur le bord d’un penchant funeste ; sa main y est toute disposée : mais quel affreux [324] emploi pour cette main accoutumée à vous caresser & à s’appuyer sur vous ? Ah ! mon fils, qu’êtes-vous devenu ? que voulez-vous que je devienne ? Rappellez-vous ces jours heureux que vous rendiez éternels par le charme de votre société. Vous consoliez une vieillesse qui s’appesantissoit loin de vous, vous me la faisiez oublier : mes yeux affoiblis par les longs travaux, retrouvoient en vous une lumiere nouvelle ; vos lectures variées m’offroient toute la scene des esprits & des arts. Hélas ! je ne retrouverai plus mon fils, je ne jouirai plus de ses embrassemens, je ne partagerai plus ses plaisirs, je n’entendrai plus son langage ; le jour que je rentrerai dans ma maison sera le dernier de mes jours. O mon fils ! avez-vous résolu de me voir mourir de douleur ? vous êtes-vous promis de vous repaître de mes larmes ? Non, ce projet affreux n’est point entré dans votre esprit : vous m’aimez toujours, vous [325] attendez mon retour, & vous le souhaitez ; la nouvelle de mon arrivée vous attendrit, vous courez au-devant de moi, vous vous précipitez dans me bras. Mais dans quel état vous offrez-vous à mes regards ? quelle parure fastueuse, quel amas de pompons, quel air efféminé, quel teint pâle & livide me dérobent mon fils ? Je vous cherche, je cherche tout ce que j’aime, tout ce que j’estimois, & je recule d’effroi en m’embrassant qu’une image méconnoissable d’un objet adoré. Voilà comme je vous trouverai, & comme vous êtes sans doute déjà ; car les excès & les travers portent avec eux une indiscrétion & un malheur qui les décelent toujours. Qui vous eût annoncé, il y a un an, cette épouvantable dégradation, vous l’eussiez accablé de tout votre mépris. Voilà ce que font les liaisons inconsidérées. Plus dangereuses à mesure qu’on a plus à perdre, elles introduisent plus aisément dans un cœur timoré [326] le vice qui marche à leur suite, parce qu’il en connoît moins le danger, & il y germe plus aisément aussi, parce que c’est un terrein tout neuf qu’il trouve. Persuadez-vous, mon fils, qu’un jour vous serez pour vous-même un spectacle odieux & inconcevable. Vous êtes né avec une raison qui exige des mœurs ; c’est un juge au tribunal duquel vous vous sentirez entraîné : vous n’attendrez pas son jugement pour être désespéré, il sera dans le fonds de votre cœur. Comment pourriez-vous vous faire la moindre grace ? Le flambeau qui vous éclairera, pénetre par ses rayons toute l’étendue d’un égarement qui nous deshonore & dont nous commençons à rougir. Oui, mon fils, vous verrez un jour avec un secret mépris pour vous-même, combien un fat est méprisable, & vous ne pourrez ni vous pardonner de l’être devenu, ni concevoir comment cela a pu se faire. Vous ne verrez dans les moins coupables que [327] des automates monotones, au dessous, pour la plûpart, de ceux que l’art des Vaucansons a produit mille fois, & dans les autres, dans ceux qui pensent, qui agissent, qui ont une ame, & qu’on est malheureusement obligé de regarder comme des hommes, vous y appercevrez une secrette horreur pour le devoir, une dureté pour les malheureux, une mauvaise foi dans le commerce, une indiscrétion, une impudence, un orgueil, un libertinage qui vous feront frémir. Vous serez pourtant obligé de vous reconnoître dans ce tableau insoutenable ; vous ne serez plus étonné d’avoir insensiblement consommé votre dégradation par bien d’autres excès : vous trouverez tout simple d’avoir perdu toute honte, après voir perdu tout jugement. Mais vous sera-t-il aussi facile de vous pardonner vos torts que de les sentir ? Ah ! mon fils, mon cher fils, par pitié pour vous-même, ouvrez les yeux sur vous, [328] tournez-les vers l’avenir ; il n’est pas loin : votre malheureux père sçaura les hâter par son désespoir. N’attendez pas d’avoir à opter entre ma mort & votre repentir. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3
En 1755, M. le Chevalier de Causans publia qu’il avoit trouvé la quadrature de cercle. Il consigna chez un Notaire une somme de dix mille livres pour être livrée à celui qui, le premier, démontreroit un paralogisme dans ses démonstrations. Monsieur Esteve fit cette découverte, & réclama la somme consignée, dont son objet étoit d’établir une chaire de mathématiques. Mais l’argent lui fut contesté & cela fit un procès. Dans le mémoire qu’il publia à ce sujet, il dit : Niveau 3► « Mais doit-on être forcé à payer chérement ceux qui, par des solides raisons nous prouvent notre erreur ? Oui, quand on l’a promis. Il est vrai que dans la plûpart des hommes, l’amour propre s’op-[329]pose à un pareil marché : mais cela n’empêche pas que M. de Causans ne se soit engagé à donner dix mille livres à qui lui démontreroit qu’il a ignoré les véritables principes de la géométrie. Puisque la loi ne lui a pas interdit les moyens de faire usage de ce qu’il possede, son engagement ne sçauroit être revoqué. Si M. de Causans eût été un homme vain & avide d’éloges, il auroit pu proposer la même somme à qui auroit prouvé qu’il étoit un grand homme ; mais n’écoutant que les sentimens philosophiques dont il fait profession, il a seulement demandé la démonstration de son erreur. Il seroit à souhaiter que cet exemple admirable trouvât des imitateurs ; en proposant des prix pour qui nous démontreroit nos erreurs, nos défauts, nos vices & nos ridicules, on apprendroit à se connoître soi-même, & on deviendroit plus parfait, &c. » ◀Niveau 3
[330] J’avois lu ce mémoire lorsqu’il parut, & une aventure qui m’est arrivée il y a quelque temps, m’a rappellé aisément le trait que j’en cite. Je commence par une réflexion. Si l’on nous démontroit nos erreurs, nos défauts, &c. nous rendroit-on plus parfaits que nous ne sommes ? Je n’en crois rien, & je doute même que la plus estimable partie des hommes qui est celle qui désire sincérement d’être éclairée par de bons avis, pût fournir en dix ans, dix exemples du contraire de ce que je pense. L’amour propre nous a fait des loix & nous a défendu de nous connoître. S’il n’a pas permis que nous suffions notre censeur nous-mêmes ; permettra-t-il que nous recourions impunément aux lumieres étrangeres ? Il sçaura bien se dédommager du tort que notre désobéissance pourra lui faire. Nous serons corrigés d’un défaut, un vice prendra sa place : oui, un vice ; car le changement d’humeur & de sen-[331]timens envers ceux qui nous ont éclairé de bonne foi & à notre propre sollicitation, en est un des plus grands ; & certainement l’ami qui nous aura dit son avis à notre égard, ne sera plus pour nous qu’un objet pour le moins importun. Ce n’est pas faute de jugement & de conscience que nous ne nous connoissons pas ; ou plutôt, ce n’est pas faute de nous connoître, que nous ne nous corrigeons point. Nous sommes en général toujours avec nous & toujours devant les autres ; nous avons les réflexions & les comparaisons ; secours prompts, flambeaux pénétrans. Excepté quelques hommes qui sont toujours dans le mouvement, & s’éloignent d’eux, même sans se fuir, par la nécessité des conjonctures, tous les hommes s’interrogent & se voient à nud. L’amour propre a beau être là pour détourner le flambeau, un seul rayon suffit pour nous éclairer. Nous nous connoissons, & nous nous con-[332]noissons si bien que lorsque nous interrogeons notre ami, nous sçavons déjà les tristes vérités qui vont lui échapper. Mais il y a une très-grande différence entre le jugement de notre conscience, & le jugement de notre ami, pour l’effet qui va s’ensuivre. Nous nous sommes interrogé nous-mêmes, nous étions seuls avec nous ; nous ne perdrons pas notre estime pour nous être trouvé des défauts, & nous sommes sûrs de l’augmenter en nous corrigeant. Nous avons interrogé notre ami : nous nous attendions bien à quelques petits avis, nous comptions bien sur quelques petites découvertes ; mais il a tout vu, il a fouillé partout : il n’y aura plus moyen de paroître devant lui avec cet air aisé, cette tête levée qu’autorise le masque. Le masque est levé, l’homme qui passoit pour avoir un beau visage, est connu pour avoir le teint livide, l’air commun, les traits irréguliers. Il est jugé, & c’est son ami [333] qui le juge, c’est un homme qui sera sans cesse avec lui, qui aura la droit d’y être ; il faut le punir de ce droit. Mais il respectra toujours l’amour propre, il donnera modestement des conseils ! Il ne sera qu’un bon usage de sa pénétration ! Non, ces conseils & cette pénétration établissent une supériorité, il faut l’en punir. C’est, si l’on veut, malgré soi qu’on s’y porte, on en rougit, on en gémit ; mais il le faut, un génie suprême l’ordonne ; on a désobéi à l’amour propre, on a voulu céder, malgré lui, à un sentiment subalterne, & voilà sa vengeance.
Metatextualité► Je crois raisonner juste ; si je me trompe, voici qui me justifie. ◀Metatextualité Récit général► Un de mes amis avec qui je vivois depuis long-temps dans la plus intime liaison, vint me trouver il y a quelques jours, & me dit : Niveau 3► Dialogue► Je connois la sagacité & la droiture de votre ame pour vos amis ; vous voyez d’un coup d’œil ce qui peut leur nuire ; je viens vous prier instam-[334]ment d’employer pour moi aujourd’hui ces yeux si bons. En quoi peuvent-ils vous être si utiles, lui demandai-je ? vous êtes heureux, vous êtes aimé, vous êtes aimable, vous allez épouser une femme charmante & que vous adorez. . . Tout cela n’est pas également vrai, reprit-il, il y manque l’essentiel. Eh ! qu’y manque-t-il donc ? La certitude de ce mérite dont vous me félicitez : l’amour l’exige, & la sécurité même ne suffiroit pas. Je sens que je doute, je sens que je dois douter. J’ai des défauts, l’esprit les ignore, mais le cœur les reproche. A la veille d’épouser Emilie, je voudrois être parfait, je sens que je ne le suis pas ; je sens cela, parce que je ne suis pas tranquile. Les sentimens d’Emilie doivent me rassurer ; mais, malgré moi, je consulte plus son esprit que son cœur ; & son esprit qui voit tout, qui saisit tout, qui, malgré le penchant à l’indulgence, ne doit rien pardonner, me fait [335] trembler pour l’avenir. . . .Vous voudriez donc que je vous aidasse à vous connoître, lui dis-je ; l’amitié m’y porteroit aisément ; votre bonheur m’en seroit une loi ; mais en vérité, mon ami, je ne vous connois aucun défaut, & si vous en avez, le sentiment qui vous conduit aujourd’hui, l’instinct qui vous agite, suffisent seuls pour vous éclairer. Non, reprit-il vivement, vous vous trompez ou vous n’êtes pas sincere. Je m’examine & je m’échappe ; je me mets devant un miroir, mais la vue n’est pas assez bonne. Quand à vous, vous pouvez bien à présent me parler sincerement, mais sçachez que vous me connoissez ; je vous ai surpris vingt fois avec de petits mouvemens qui disoient beaucoup ; vous me condamniez, vous trouviez des choses à reprendre ; si je vous avois interrogé alors, vous m’auriez dispensé de vous interroger aujourd’hui. . .Cela peut-être, repris-je, je me rappelle, [336] même ce que vous voulez me dire ; mais ces petits mouvemens échappent & s’évanouissent, ils naissent plus de l’instant que de la chose qui paroît les produire ; c’est souvent notre humeur, notre disposition actuelle qui les occasionne, & si vous voulez que je vous dise vrai, je crois que dans ces momens que vous me rappellez, c’est moi qui avois tort. ◀Dialogue ◀Niveau 3
Je ne disois pas ce que je pensois, mais je ne voulois pas lui parler autrement, parce que je connoissois le danger des conseils, plus grand souvent que celui des reproches. Enfin je ne pus mettre des bornes à son importunité, & il fallut faire ce à quoi je ne conseillerai jamais à pesonne de consentir, y eût-il la plus grande nécessité. Niveau 3► Dialogue► Vous ne vous plaindrez pas de moi davantage, lui dis-je, mais craignez que je n’aie bientôt à me plaindre de vous ; vous vous exposez à donner une cruelle leçon à votre ami. Vos sentimens pour [337] lui ne seront plus les mêmes quand il aura parlé, & vous lui aurez appris à flatter, dût-il nuire ; . . . Il insista encore, & il fallut le satisfaire. Ce que j’ai remarqué en vous, lui dis-je, est peu de chose, & assurément, si l’amour ne vous donnoit les craintes & les vues les plus délicates, vous vous croiriez à un très-petit éloignement de la perfection, & vous vous rendriez justice. Mais on n’est jamais assez parfait lorsqu’on aspire à fonder par ses vertus tout le bonheur de l’objet qu’on aime. Ce qui vous empêche de l’être, c’est premiérement une certaine obstination à défendre votre avis, quel qu’il soit. Si c’étoit cet entêtement ingénu qui part de l’esprit, ce ne seroit pas un défaut, ou du moins ce défaut n’auroit rien de choquant. Mais il part d’amour propre ; on voit que vous sçavez que vous avez de l’esprit & que vous croyez naturellement avoir raison, parce que vous n’imaginez pas pouvoir jamais [338] avoir tort. Il est vrai que vous adoucissez cela par beaucoup de politesse, mais la politesse ne flatte pas tous les hommes, & ne trompe pas les bons juges. Il s’en trouve même parmi les premiers, qui aimeroient mieux une dispute en forme qu’une contestation mitigée, parce que l’une leur donne de l’esprit en leur laissant la liberté d’avoir de l’humeur, & que l’autre en imposant des loix à leur vivacité, énerve leur imagination. Parmi les derniers il n’y a personne qui ne sçache que la politesse, quand on contrarie, est pure fausseté ; & en général même, ils la regardent comme un faux air de supériorité que l’on veut se sonner pour faire penser, soit qu’on gagne sa cause, soit qu’on la perde, qu’on n’a pas employé toute sa force. D’ailleurs, il n’est question ici que d’Emilie, ce n’est que pour elle que vous avez des scrupules, & j’avoue qu’ils sont fondés. Emilie voit tout, juge très-bien, & vous adore ; & [339] pour ces sortes de femmes, la tache la plus légere, la plus petite imperfection n’est jamais imperceptible, & est toujours un défaut. Elle ne vous parlera pas de celui-ci ; parce que, qui juge bien, excuse aisément ; mais elle le sentira, & dès que vous ne voulez pas qu’elle puisse rien avoir à vous pardonner, je vous conseille d’être un peu plus de l’avis des autres, & surtout toujours du sien, car elle instruit toutes les fois qu’elle pense. Secondement, vous n’êtes pas véritablement généreux : vous donnez souvent, & tout aussi souvent qu’il faut ; mais vous négligez la manière ; vous n’accompagnez pas vos présens de tout l’air de plaisir que doit avoir celui qui est assez heureux pour pouvoir se répandre par des dons. Vous donnez. Parce que vous voulez plaire, & il ne faudroit donner que parce qu’on aime : c’est une légere nuance entre l’un & l’autre ; mais Emilie la sent lorsqu’elle reçoit [340] de vous, & j’ai vu même, que, malgré elle, elle la faisoit sentir à ceux qui étoient temoins de vos dons. . . ◀Dialogue ◀Niveau 3 J’allois continuer, il y avoit encore quelque chose à ajouter au portrait, mais je m’apperçus que mon ami avoit les yeux baissés & n’étoit pas à son aise. Niveau 3► Dialogue► Voilà tout, lui dis-je promptement. Ce sont des riens, & l’amitié peut-être me les exagere ; je voudrois bien n’avoir pas de plus grands défauts. . . ◀Dialogue ◀Niveau 3 Il se leva, me parla toujours avec les yeux baissés, me remercia beaucoup de service que je venois de lui rendre, & huit jours après j’étois brouillé avec lui. Metatextualité► Voici une lettre qui fera voir les motifs qu’il a eu en rompant avec moi. ◀Metatextualité
Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► « J’ai eu des idées trop délicates, Monsieur, & je n’ai pas vu l’excès & le danger que nous cache tout ce qui approche du roman. Nous ne sommes point faits pour la perfection : en voulant s’y élever, on renouvelle le vol d’Icare, on tombe du [341] haut de soi-même, on se connoît, on voit ce qui manque, & l’on perd jusqu’au plaisir de pouvoir estimer ce qu’on a. Depuis que j’ai eu l’ambition que je déplore, je suis mal avec moi, honteux devant tout le monde, tremblant devant Emilie, mais surtout malheureux devant vous. Toutes le fois, que, depuis notre conversation, vous me vantez l’amour d’Emilie, je m’imagine que vous vous mocquez de moi, que vous ne pensez point que cet amour puisse durer, que vous me regardez comme un homme qu’on va quitter, & qui mérite bien un peu de plaisanterie pour avoir cru qu’il seroit longtemps aimé. Cette fatale prévention est naturelle ; vous connoissez mes défauts, je ne dois plus me croire digne de votre estime ; & quand on pense qu’on a perdu l’estime d’un honnête homme, on se persuade bien aisément qu’on n’a plus à ses [342] yeux, ni l mérite d’être aimable, ni le droit d’être aimé. J’ai voulu me corriger des défauts que vous m’avez reproché, c’étoit le seul moyen de vous pardonner de les voir vus, mais le dépit d’est armé contre moi, il agite mon cœur, trouble mon imagination, & n’y laisse plus entrer que les tristes pensées, & les injustes sentimens. Vous fuir, est tout ce que je pense ; vous haïr, est tout ce que je sens. C’est pour vous en informer, Monsieur, & vous arracher votre pitié en vous insultant, que je vous écris aujourd’hui. Vous me permettrez de vous éviter, vous m’éviterez vous-même, pour ne pas devenir publiquement l’un pas l’autre la justification des adulateurs & des faux amis. » ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Récit général ◀Niveau 2 ◀Niveau 1
1Cette Lettre est tirée du Mercure de Février 1757, page 30. Je la place ici, parce qu’elle y vient très-naturellement, & que j’ai le droit d’en disposer. Si quelqu’un doute de ce droit, j’offre de lui en prouver la réalité.