Le Nouveau Spectateur (Bastide): Lettre d’un Pere à son Fils
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Metatextuality
Il est un ton plus doux, une
correction plus sage & plus sûre, & je crois en
offrir une preuve certaine dans la lettre qui suit. Le père,
le plus despotique, y apprendra à borner lui-même ses
droits, & à connoître les devoirs & les égards
auxquels l’humanité l’assujettit.
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Letter/Letter to the editor
Lettre d’un Pere à son
Fils1. Depuis que vous êtes au monde, mon
fils, je n’ai pas à me reprocher d’avoir manqué un seul
moment aux engagemens d’amitié que j’avois contractés
avec vous en vous donnant le jour. J’en ai été
récompensé par un retour sincere, & je le suis
encore aujourd’hui par le témoignage glorieux que je m’en rends, dont je vous ai
l’obligation. Les preuves de tendresse que je vous
donnois m’étoient si naturelles, que souvent, sans votre
façon de les recevoir, elle me seroient échappées à
moi-même. Je vous dois donc la suprême douceur d’en
pouvoir jouir tous les jours de ma vie, sans craindre de
m’en glorifier mal à propos. Après ce préambule, qui est
le plus bel éloge que je puisse faire de votre cœur,
vous ne vous attendez pas que, prenant un ton triste, je
me plaigne aujourd’hui de votre conduite & même de
votre amitié ? Oui, mon fils, j’ai à me plaindre de
vous ; j’y suis contraint, & je vous demande pour
mes reproches la moitié de cette attention qu’autrefois
vous n’auriez pas cru suffire pour mes moindres
conseils. Je commence par vous prier de ma pardonner le
ton que je vais prendre, vous verrez aisément qu’il m’en
coûte de m’y contraindre. L’amitié m’a fait un langage si différent, que j’aurai bien de la peine
à trouver des expressions. Un père qui n’a vécu que pour
aimer son fils, qui en l’aimant n’a jamais vu sa
tendresse contrariée par sa raison, qui s’est toujours
retrouvé en lui avec toute cette complaisance qu’on peut
avoir pour soi-même, qui s’est vu aimé, chéri, respecté
avec cette sincerité, cette plénitude de sentimens, que
le cœur le plus tendre peut souhaiter & ressentir :
un tel Père est bien malheureux d’être obligé de
demander compte d’une félicité qu’il avoit cru
inaltérable. Des personnes trop bien instruites
m’écrivent que depuis mon absence, il s’est fait en vous
autant de changemens que vous aviez de vertus. Pour ne
me laisser aucun doute, on me détaille votre conduite.
Quel tableau ! & quel prix d’un voyage que je n’ai
entrepris que pour vous, que pour augmenter votre
fortune ! Vous avez fait de nouveaux amis,
qui ne peuvent jamais être de ceux qui honorent, parce
qu’il faudroit un moindre miracle dans un fat pour
prendre des sentimens qui demandent de l’estime, que
pour vouloir en inspirer à des cœurs estimables. Vous ne
les quittez plus, vous êtes leur copie fidelle, &
déjà même leur modele en bien des choses. Vous passez
une partie de la nuit à table dans la fureur des orgies,
sans considérer que c’est déja avoir perdu toute sa
raison que de se faire une habitude de la perdre tous
les jours. Vous ne voyez plus que des filles de
spectacle, peut-être encore assez délicat pour ne
vouloir pas qu’elles vous inspirent des sentimens ; mais
certainement assez subjugué pour ne plus regarder comme
un malheur les fantaisies qu’elles veulent toujours
inspirer. Dans vos conservations vous permettez tout à
votre esprit, vous plaisantez sur ce qu’il y a des plus
consacré par la raison comme par le
préjugé, sans songer que qui se permet de tout dire, se
permet bientôt de tout penser, & se prépare autant
d’ennemis secrets qu’il y a de principes respectables.
Je sçais que vous n’êtes encore emporté dans ce
tourbillon que par le mouvement des autres ; je veux
même croire que si vous sçaviez où il peut vous
entraîner, vous vous roidiriez contre un torrent auquel
on n’est plus capable de résister lorsqu’on l’a envisagé
sans horreur. Mais qui vous montrera le précipice où
vous courez ? quel mortel assez généreux vous avertira
de votre danger ? Dans le monde, chacun a son intérêt à
la folie des autres, sans compter que l’égarement d’un
jeune homme est un fonds où mille gens puisent de
préférence, parce qu’il doit produire davantage &
durer plus long-temps. Il n’y a donc que votre père qui
puisse vous arrêter sur le bord d’un penchant funeste ;
sa main y est toute disposée : mais quel affreux emploi pour cette main accoutumée à vous
caresser & à s’appuyer sur vous ? Ah ! mon fils,
qu’êtes-vous devenu ? que voulez-vous que je devienne ?
Rappellez-vous ces jours heureux que vous rendiez
éternels par le charme de votre société. Vous consoliez
une vieillesse qui s’appesantissoit loin de vous, vous
me la faisiez oublier : mes yeux affoiblis par les longs
travaux, retrouvoient en vous une lumiere nouvelle ; vos
lectures variées m’offroient toute la scene des esprits
& des arts. Hélas ! je ne retrouverai plus mon fils,
je ne jouirai plus de ses embrassemens, je ne partagerai
plus ses plaisirs, je n’entendrai plus son langage ; le
jour que je rentrerai dans ma maison sera le dernier de
mes jours. O mon fils ! avez-vous résolu de me voir
mourir de douleur ? vous êtes-vous promis de vous
repaître de mes larmes ? Non, ce projet affreux n’est
point entré dans votre esprit : vous m’aimez toujours,
vous attendez mon retour, & vous le
souhaitez ; la nouvelle de mon arrivée vous attendrit,
vous courez au-devant de moi, vous vous précipitez dans
me bras. Mais dans quel état vous offrez-vous à mes
regards ? quelle parure fastueuse, quel amas de pompons,
quel air efféminé, quel teint pâle & livide me
dérobent mon fils ? Je vous cherche, je cherche tout ce
que j’aime, tout ce que j’estimois, & je recule
d’effroi en m’embrassant qu’une image méconnoissable
d’un objet adoré. Voilà comme je vous trouverai, &
comme vous êtes sans doute déjà ; car les excès &
les travers portent avec eux une indiscrétion & un
malheur qui les décelent toujours. Qui vous eût annoncé,
il y a un an, cette épouvantable dégradation, vous
l’eussiez accablé de tout votre mépris. Voilà ce que
font les liaisons inconsidérées. Plus dangereuses à
mesure qu’on a plus à perdre, elles introduisent plus
aisément dans un cœur timoré le vice qui
marche à leur suite, parce qu’il en connoît moins le
danger, & il y germe plus aisément aussi, parce que
c’est un terrein tout neuf qu’il trouve. Persuadez-vous,
mon fils, qu’un jour vous serez pour vous-même un
spectacle odieux & inconcevable. Vous êtes né avec
une raison qui exige des mœurs ; c’est un juge au
tribunal duquel vous vous sentirez entraîné : vous
n’attendrez pas son jugement pour être désespéré, il
sera dans le fonds de votre cœur. Comment pourriez-vous
vous faire la moindre grace ? Le flambeau qui vous
éclairera, pénetre par ses rayons toute l’étendue d’un
égarement qui nous deshonore & dont nous commençons
à rougir. Oui, mon fils, vous verrez un jour avec un
secret mépris pour vous-même, combien un fat est
méprisable, & vous ne pourrez ni vous pardonner de
l’être devenu, ni concevoir comment cela a pu se faire.
Vous ne verrez dans les moins coupables que des automates monotones, au dessous, pour la plûpart,
de ceux que l’art des Vaucansons a produit mille fois,
& dans les autres, dans ceux qui pensent, qui
agissent, qui ont une ame, & qu’on est
malheureusement obligé de regarder comme des hommes,
vous y appercevrez une secrette horreur pour le devoir,
une dureté pour les malheureux, une mauvaise foi dans le
commerce, une indiscrétion, une impudence, un orgueil,
un libertinage qui vous feront frémir. Vous serez
pourtant obligé de vous reconnoître dans ce tableau
insoutenable ; vous ne serez plus étonné d’avoir
insensiblement consommé votre dégradation par bien
d’autres excès : vous trouverez tout simple d’avoir
perdu toute honte, après voir perdu tout jugement. Mais
vous sera-t-il aussi facile de vous pardonner vos torts
que de les sentir ? Ah ! mon fils, mon cher fils, par
pitié pour vous-même, ouvrez les yeux sur vous, tournez-les vers l’avenir ; il n’est pas
loin : votre malheureux père sçaura les hâter par son
désespoir. N’attendez pas d’avoir à opter entre ma mort
& votre repentir.
En 1755, M. le Chevalier de Causans publia qu’il avoit
trouvé la quadrature de cercle. Il consigna chez un Notaire une
somme de dix mille livres pour être livrée à celui qui, le
premier, démontreroit un paralogisme dans ses démonstrations.
Monsieur Esteve fit cette découverte, & réclama la somme
consignée, dont son objet étoit d’établir une chaire de
mathématiques. Mais l’argent lui fut contesté & cela fit un
procès. Dans le mémoire qu’il publia à ce sujet, il dit : Level 3
Letter/Letter to the editor
Lettre d’un Pere à son
Fils1.
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« Mais doit-on être forcé à payer
chérement ceux qui, par des solides raisons nous prouvent
notre erreur ? Oui, quand on l’a promis. Il est vrai que
dans la plûpart des hommes, l’amour propre s’oppose à un pareil marché : mais cela n’empêche pas que M.
de Causans ne se soit engagé à donner dix mille livres à qui
lui démontreroit qu’il a ignoré les véritables principes de
la géométrie. Puisque la loi ne lui a pas interdit les
moyens de faire usage de ce qu’il possede, son engagement ne
sçauroit être revoqué. Si M. de Causans eût été un homme
vain & avide d’éloges, il auroit pu proposer la même
somme à qui auroit prouvé qu’il étoit un grand homme ; mais
n’écoutant que les sentimens philosophiques dont il fait
profession, il a seulement demandé la démonstration de son
erreur. Il seroit à souhaiter que cet exemple admirable
trouvât des imitateurs ; en proposant des prix pour qui nous
démontreroit nos erreurs, nos défauts, nos vices & nos
ridicules, on apprendroit à se connoître soi-même, & on
deviendroit plus parfait, &c. »
Metatextuality
Je crois raisonner
juste ; si je me trompe, voici qui me justifie.
General account
Un de mes amis avec qui je vivois
depuis long-temps dans la plus intime liaison, vint me
trouver il y a quelques jours, & me dit :
Je ne disois pas ce que je pensois, mais je ne
voulois pas lui parler autrement, parce que je connoissois
le danger des conseils, plus grand souvent que celui des
reproches. Enfin je ne pus mettre des bornes à son
importunité, & il fallut faire ce à quoi je ne
conseillerai jamais à pesonne de consentir, y eût-il la plus
grande nécessité.
J’allois continuer, il y avoit encore quelque chose à
ajouter au portrait, mais je m’apperçus que mon ami avoit
les yeux baissés & n’étoit pas à son aise.
Il se leva, me parla toujours avec les yeux baissés,
me remercia beaucoup de service que je venois de lui rendre,
& huit jours après j’étois brouillé avec lui.
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Dialogue
Je connois la sagacité
& la droiture de votre ame pour vos amis ; vous
voyez d’un coup d’œil ce qui peut leur nuire ; je
viens vous prier instamment d’employer
pour moi aujourd’hui ces yeux si bons. En quoi
peuvent-ils vous être si utiles, lui demandai-je ?
vous êtes heureux, vous êtes aimé, vous êtes
aimable, vous allez épouser une femme charmante
& que vous adorez. . . Tout cela n’est pas
également vrai, reprit-il, il y manque l’essentiel.
Eh ! qu’y manque-t-il donc ? La certitude de ce
mérite dont vous me félicitez : l’amour l’exige,
& la sécurité même ne suffiroit pas. Je sens que
je doute, je sens que je dois douter. J’ai des
défauts, l’esprit les ignore, mais le cœur les
reproche. A la veille d’épouser Emilie, je voudrois
être parfait, je sens que je ne le suis pas ; je
sens cela, parce que je ne suis pas tranquile. Les
sentimens d’Emilie doivent me rassurer ; mais,
malgré moi, je consulte plus son esprit que son
cœur ; & son esprit qui voit tout, qui saisit
tout, qui, malgré le penchant à l’indulgence, ne
doit rien pardonner, me fait trembler
pour l’avenir. . . .Vous voudriez donc que je vous
aidasse à vous connoître, lui dis-je ; l’amitié m’y
porteroit aisément ; votre bonheur m’en seroit une
loi ; mais en vérité, mon ami, je ne vous connois
aucun défaut, & si vous en avez, le sentiment
qui vous conduit aujourd’hui, l’instinct qui vous
agite, suffisent seuls pour vous éclairer. Non,
reprit-il vivement, vous vous trompez ou vous n’êtes
pas sincere. Je m’examine & je m’échappe ; je me
mets devant un miroir, mais la vue n’est pas assez
bonne. Quand à vous, vous pouvez bien à présent me
parler sincerement, mais sçachez que vous me
connoissez ; je vous ai surpris vingt fois avec de
petits mouvemens qui disoient beaucoup ; vous me
condamniez, vous trouviez des choses à reprendre ;
si je vous avois interrogé alors, vous m’auriez
dispensé de vous interroger aujourd’hui. . .Cela
peut-être, repris-je, je me rappelle, même ce que vous voulez me dire ; mais ces petits
mouvemens échappent & s’évanouissent, ils
naissent plus de l’instant que de la chose qui
paroît les produire ; c’est souvent notre humeur,
notre disposition actuelle qui les occasionne, &
si vous voulez que je vous dise vrai, je crois que
dans ces momens que vous me rappellez, c’est moi qui
avois tort.
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Dialogue
Vous ne vous plaindrez pas
de moi davantage, lui dis-je, mais craignez que je
n’aie bientôt à me plaindre de vous ; vous vous
exposez à donner une cruelle leçon à votre ami. Vos
sentimens pour lui ne seront plus les
mêmes quand il aura parlé, & vous lui aurez
appris à flatter, dût-il nuire ; . . . Il insista
encore, & il fallut le satisfaire. Ce que j’ai
remarqué en vous, lui dis-je, est peu de chose,
& assurément, si l’amour ne vous donnoit les
craintes & les vues les plus délicates, vous
vous croiriez à un très-petit éloignement de la
perfection, & vous vous rendriez justice. Mais
on n’est jamais assez parfait lorsqu’on aspire à
fonder par ses vertus tout le bonheur de l’objet
qu’on aime. Ce qui vous empêche de l’être, c’est
premiérement une certaine obstination à défendre
votre avis, quel qu’il soit. Si c’étoit cet
entêtement ingénu qui part de l’esprit, ce ne seroit
pas un défaut, ou du moins ce défaut n’auroit rien
de choquant. Mais il part d’amour propre ; on voit
que vous sçavez que vous avez de l’esprit & que
vous croyez naturellement avoir raison, parce que
vous n’imaginez pas pouvoir jamais avoir tort. Il est vrai que vous adoucissez cela
par beaucoup de politesse, mais la politesse ne
flatte pas tous les hommes, & ne trompe pas les
bons juges. Il s’en trouve même parmi les premiers,
qui aimeroient mieux une dispute en forme qu’une
contestation mitigée, parce que l’une leur donne de
l’esprit en leur laissant la liberté d’avoir de
l’humeur, & que l’autre en imposant des loix à
leur vivacité, énerve leur imagination. Parmi les
derniers il n’y a personne qui ne sçache que la
politesse, quand on contrarie, est pure fausseté ;
& en général même, ils la regardent comme un
faux air de supériorité que l’on veut se sonner pour
faire penser, soit qu’on gagne sa cause, soit qu’on
la perde, qu’on n’a pas employé toute sa force.
D’ailleurs, il n’est question ici que d’Emilie, ce
n’est que pour elle que vous avez des scrupules,
& j’avoue qu’ils sont fondés. Emilie voit tout,
juge très-bien, & vous adore ; & pour ces sortes de femmes, la tache la plus
légere, la plus petite imperfection n’est jamais
imperceptible, & est toujours un défaut. Elle ne
vous parlera pas de celui-ci ; parce que, qui juge
bien, excuse aisément ; mais elle le sentira, &
dès que vous ne voulez pas qu’elle puisse rien avoir
à vous pardonner, je vous conseille d’être un peu
plus de l’avis des autres, & surtout toujours du
sien, car elle instruit toutes les fois qu’elle
pense. Secondement, vous n’êtes pas véritablement
généreux : vous donnez souvent, & tout aussi
souvent qu’il faut ; mais vous négligez la manière ;
vous n’accompagnez pas vos présens de tout l’air de
plaisir que doit avoir celui qui est assez heureux
pour pouvoir se répandre par des dons. Vous donnez.
Parce que vous voulez plaire, & il ne faudroit
donner que parce qu’on aime : c’est une légere
nuance entre l’un & l’autre ; mais Emilie la
sent lorsqu’elle reçoit de vous, &
j’ai vu même, que, malgré elle, elle la faisoit
sentir à ceux qui étoient temoins de vos dons. . .
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Dialogue
Voilà tout, lui dis-je
promptement. Ce sont des riens, & l’amitié
peut-être me les exagere ; je voudrois bien n’avoir
pas de plus grands défauts. . .
Metatextuality
Voici une lettre qui fera voir
les motifs qu’il a eu en rompant avec moi.
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Letter/Letter to the editor
« J’ai eu des idées trop
délicates, Monsieur, & je n’ai pas vu l’excès
& le danger que nous cache tout ce qui approche
du roman. Nous ne sommes point faits pour la
perfection : en voulant s’y élever, on renouvelle le
vol d’Icare, on tombe du haut de
soi-même, on se connoît, on voit ce qui manque,
& l’on perd jusqu’au plaisir de pouvoir estimer
ce qu’on a. Depuis que j’ai eu l’ambition que je
déplore, je suis mal avec moi, honteux devant tout
le monde, tremblant devant Emilie, mais surtout
malheureux devant vous. Toutes le fois, que, depuis
notre conversation, vous me vantez l’amour d’Emilie,
je m’imagine que vous vous mocquez de moi, que vous
ne pensez point que cet amour puisse durer, que vous
me regardez comme un homme qu’on va quitter, &
qui mérite bien un peu de plaisanterie pour avoir
cru qu’il seroit longtemps aimé. Cette fatale
prévention est naturelle ; vous connoissez mes
défauts, je ne dois plus me croire digne de votre
estime ; & quand on pense qu’on a perdu l’estime
d’un honnête homme, on se persuade bien aisément
qu’on n’a plus à ses yeux, ni l mérite
d’être aimable, ni le droit d’être aimé. J’ai voulu
me corriger des défauts que vous m’avez reproché,
c’étoit le seul moyen de vous pardonner de les voir
vus, mais le dépit d’est armé contre moi, il agite
mon cœur, trouble mon imagination, & n’y laisse
plus entrer que les tristes pensées, & les
injustes sentimens. Vous fuir, est tout ce que je
pense ; vous haïr, est tout ce que je sens. C’est
pour vous en informer, Monsieur, & vous arracher
votre pitié en vous insultant, que je vous écris
aujourd’hui. Vous me permettrez de vous éviter, vous
m’éviterez vous-même, pour ne pas devenir
publiquement l’un pas l’autre la justification des
adulateurs & des faux amis. »
1Cette Lettre est tirée du Mercure de Février 1757, page 30. Je la place ici, parce qu’elle y vient très-naturellement, & que j’ai le droit d’en disposer. Si quelqu’un doute de ce droit, j’offre de lui en prouver la réalité.