Le Nouveau Spectateur (Bastide): Histoire de Julie
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.3159
Ebene 1
Ebene 2
Ebene 3
Brief/Leserbrief
Monsieur, tous les caracteres
doivent entrer dans votre ouvrage ; & par conséquent
la critique de tous les ridicules. Il en est un, auquel
je ne donne que ce nom, parce qu’il se trouve
aujourd’hui consacré par la mode, & contre lequel
cependant on ne sçauroit sévir avec trop de rigueur.
C’est cette misérable fureur qu’affectent les hommes un
peu aimables de courir après toutes les femmes, moins
pour le plaisir de leur plaire que pour l’honneur de les
compter. Du côté de l’amour propre, c’est une systême
bien dépourvu de délicatesse & de réalité ; car en
vérité, Monsieur, il n’est pas bien glorieux de
subjuguer une femme assez facile pour se rendre à un
homme qui soupire par air, & qui ne
cherche publiquement qu’à faire une liste. Du côté du
plaisir, je ne sçais pas si l’on peut avoir une
imagination assez vive pour se frapper si
consécutivement de femmes, qui pour la plûpart n’ont pas
même une réputation à perdre, puisqu’elles se donnent si
asiément ; mais je sçais bien que pour peu que chacune
offre de plaisir, il est physiquement impossible qu’au
bout d’un certain temps les sens & la sensibilité
d’un homme, à bonnes fortunes, ne soient presque
entiérement usés. Je prévois que cette mode (vrai mal
épidémique) durera long-temps ; j’en prévois aussi les
suites funestes. La nature en gémit déjà ; il n’y a
presque plus de plaisirs naturels ; je n’envisage ici
que cette classe brillante que la fortune & la
naissance mettent au premier rang, pour corrompre,
hélas ! par ses exemples, les classes inférieures ! Il
faut des plaisirs aux hommes ; la nature leur en a fait,
pour éviter qu’ils s’en fissent eux-mêmes,
parce qu’ils n’y sçauroient être aussi habiles qu’elle ;
s’ils les épuisent, il faut qu’ils se fassent bientôt
des ressources. On sent combien la bisarrerie doit
contribuer à l’invention, & l’on sent aussi combien
tout ce qu’elle y peut mettre du sien, prend
nécessairement sur des organes déjà affoiblis. Delà, il
arrive qu’à quarante ans un homme ne peut plus former un
seul desir, sans prononcer contre lui-même un arrêt de
mort. Mais ne considérons point l’intérêt de chaque
individu en particulier ; portons nos vues sur l’intérêt
général. Il est certain qu’à la longue ce malheur
particulier deviendra un fléau universel. Dès qu’il faut
se faire des plaisirs bisarres, il est indubitable qu’on
ne nuise à la société.
Metatextualität
Voici, Monsieur, une histoire qui prouvera la vérité
de ma maxime, dans un point seulement, mais dans un
point important, & qui sera toujours la base du
bonheur ou du malheur de l’humanité.
Cette histoire que je crois capable de faire faire
des réflexions à quelques-uns des hommes que
j’attaque ici (si l’on peut toutefois réfléchir
encore quand on a une ame épuisée), a été écrite il
y a longtemps dans le sérail du grand Seigneur ; je
ne vous en envoie qu’une copie, parce que je veux
conserver toujours l’original. Je l’achetai il y a
douze ans à Constantinople dans un voyage assez
long, que je fus obligé d’y faire ; & elle me
fut vendue par un Turc, dont l’ayeule avoit eu
autrefois de l’emploi dans le sérail. Je la lus
alors avec peu d’attention, & je ne m’apperçus
pas qu’elle pouvoit fournir beaucoup de moralités ;
ce n’est qu’en la relisant, il y a quelque temps,
que j’ai découvert le trésor qu’elle renferme. C’est
ce trésor, & la vue de l’usage qu’on peut en
faire, qui ont donné lieu à la lettre qui j’ai
l’honneur de vous écrire aujourd’hui ; vous verrez,
Monsieur, quelle n’est en quelque sort
que l’explication du sens moral de cette histoire ;
vous donnerez vous-même à cette explication
l’étendue qu’il vous plaira, vous ne sçauriez
traiter une matiere que la philosophie ait plus de
droit de s’approprier. J’ai l’honneur d’être, &.
Ebene 4
Allgemeine Erzählung
Histoire de
Julie
Fremdportrait
La France est ma
patrie. Je fus conduite dans le sérail de Bajazet
dans cet âge où l’on s’ignore, où l’illusion fait
tout, où la beauté est le souverain bien. J’avois
cependant déjà des principes. Mon éducation avoit
contribué à former mon caractère. J’avois été
élevée par une femme, encore jeune, dont l’amour
avoit fait le malheur. Toutes ses leçons prises
dans ses tristes réflexions, s’étoient gravées
dans mon cœur, & l’avoient accoutumé à
soupirer avec elle. Je connoissois donc l’amour,
mais je le connoissois pour le
craindre. Ne l’ayant point encore senti,
j’ignorois qu’il exerce son plus grand pouvoir sur
les cœurs qui craignent d’aimer, & je me
promettois de ne prendre jamais de la passion pour
Bajazet, quoique cette indifférence dût augmenter
l’horreur de mon esclavage. Telles étoient
mes idées & ma résolution, lorsque j’entrai
dans le sérail ; mais, hélas ! qu’il y a loin de
la résolution de n’aimer pas, au pouvoir de
n’aimer point ! Fremdportrait
Bajazet est l’homme du monde le plus fait pour
plaire. Il a tous les mérites, & semble ne
s’en connoître aucun : s’il dit qu’il aime, il est
sûr de persuader & de faire plaisir. Il
pourroit demander en maître, il cherche à plaire
& c’est en méritant qu’il demande. A
peine l’eus je vu quelquefois, qu’il fut le maître
de ce cœur si résolu à lui resister. Quoique
accoutumé aux impressions de la beauté, il fut
frappé de la mienne. Je n’avois point
de vanité, je sentis qu’il m’en donnoit ; c’étoit
commencer par un bienfait. Cette vanité flattée
m’instruisoit du droit que j’avois de lui plaire.
Il me parla avec cette émotion flatteuse, que le
tendre amour peut seul donner à un maître : plus
émue que lui, je m’expliquerai pourtant plus
librement. Dialog
Seigneur,
lui dis-je, je ne dois pas vous déguiser mes
sentimens ; vous avez la bonté de me dire qu’ils
peuvent contribuer à votre bonheur ; il est trop
juste que vous les connoissiez. Je sens que je
suis destinée à vous aimer ; il faut vous avouer
que je ne l’aurois pas cru : des récits trop
fideles des malheurs d’un cœur sensible, m’avoient
donné des terreurs sur lesquelles j’établissois
l’espérance d’une indifférence invincible : je
vous ai vu, & je vous ai rendu la justice que
vous méritez ; je n’ai plus cru qu’il dépendît de
moi de n’aimer jamais, & que ce fût un bonheur
de n’aimer point ; mais quelque
charme que j’aie pu trouver à vous voir & à
vous entendre, je sens que je n’ai perdu que mon
erreur ; mes craintes me sont restées. Si vous
vous intéressez à ma félicité, vous devez me les
faire perdre ; ou s’il n’est pas possible que vous
les détruisiez sans me tromper, vous devez les
respecter & les laisser entre vous & moi,
comme une barriere aux progrès de ma foiblesse. Je
devine ces craintes, me répondit-il : vous doutez
de ma confiance, & elle est nécessaire à votre
bonheur. Ah ! Julie, est-ce dans les premiers
momens où je vous vois, que vous devez me faire
une semblable question ! Serois-je en état d’y
répondre, quand même l’expérience du passé
m’auroit appris à craindre le caprice de mon
cœur ?. . . . C’est pourtant dans ce premier
moment que j’ai besoin de sçavoir ce que je dois
espérer ou craindre, rérpis-je. Seigneur, je me
connois. Si l’amour triomphe une
fois, je vous aimerai à jamais ; voudriez-vous
que, venant à cesser d’être aimée, j’eusse à vous
reprocher des tourmens éternels que vous auriez pu
m’épargner ! mais femme trop cruelle,
continua-t-il, puis-je à présent entrer dans ce
cœur trop plein de trouble & d’ivresse !
puis-je l’examiner & le connoître ! si j’en
crois ses mouvemens, je vous adore à jamais ; vous
me rendez heureux d’un bonheur, dont le plus grand
charme doit être dans sa durée : je distingue même
le principe de cette félicité, dont je jouis &
que je me promets ; je la dois à ces mêmes
craintes qui sembleroient devoir la diminuer ;
elles me font lire dans votre ame, que je crois
parfaite comme votre beauté. Avec une autre que
vous, c’en seroit assez pour me croire à jamais
fidele ; mais je ne vous aime pas comme j’en
aimerois une autre ; je vous respecte & je
vous crois digne de mon respect : mon amour engage donc ma probité ? Quand vous me
demandez si je vous aimerai toujours, c’est un
serment que vous exigez, un serment qui
m’imposeroit une fidélité de devoir, & que je
ne pourrois trahir dans la suite sans être un
méchant homme. . . .Je vous entends, Seigneur, lui
dis-je en l’interrompant, vous n’osez me tromper ?
En suis-je moins à plaindre ? Ah ! pourquoi vous
ai-je vu ! N’importe, cependant, il m’en coûtera
moins de perdre des sentimens qui alloient me
rendre heureuse, que de vivre dans le doute cruel
des vôtres. . . .Vous voulez donc ne plus songer à
m’aimer ? me demanda-t-il après avoir rêvé quelque
temps. Oui, Seigneur, répondis-je ; peut-être
ai-je déjà assez de foiblesse pour n’être plus
capable de suivre sans douleur un dessein
raisonnable ? Mais le parti de vous aimer &
d’attendre votre constance dans les larmes, seroit
plus cruel encore : je préfere celui que je suis
plus capable de supporter. Eh bien !
me dit-il, je ne veux pas m’y opposer : je fais
plus ; pour me consoler de la perte de votre cœur
qui alloit être à moi, je pourrois exiger ces
complaisances, qu’un Sultan ne doit avoir que la
peine de demander ? Je ne les exige pas ; elles
vous seroient affreuses, & dès-lors, elles
n’auroient plus de charmes pour moi ; mais si vous
avez cru que j’avois pris du moins un certain goût
pour vous, vous devez sentir que mon
désintéressement est un sacrifice ; vous sentez
aussi qu’un sacrifice coûte toujours beaucoup à un
homme, qui peut en demander sans être injuste ?
Vous devez donc m’accorder votre estime &
votre amitié : vous aurez toute la mienne &
j’y joindrai ma confiance ; vous la méritez, &
je sens que je jouirai d’un bonheur plus doux,
peut-être, que celui auquel j’ai le courage de
renoncer. . . .Vous demandez mon amitié, lui
dis-je ; croyez-vous qu’il soit nécessaire de me la demander ? Eh ! que serois-je
de toute la sensibilité de mon cœur ! Il faut bien
que je vous aime de quelque façon que ce soit.
Cette conversation finit fort tendrement de
sa part, fort tristement de la mienne. J’aimois,
& j’étois renfermée dans un sérail ? J’allois
passer mes beaux jours à être indifférente, malgré
le penchant de mon cœur ? Si Bajazet étoit sincere
dans ses promesses, son amitié alloit être
accompagnée de certains égards flatteurs ;
ignorois-je donc les séductions de l’amour
propre ! Devois-je espérer de retrouver mon
indifférence, quand tout alloit porter la vanité
dans mon ame ! Un sérail est un lieu, où,
lorsqu’on y est traité avec une certaine
distinction, on passe sa vie à respirer la
volupté ; & c’étoit dans ce même lieu, parmi
toutes ces tentations, que je prenois la
résolution de retrouver une indifférence cruelle ?
Tant d’obstacles que je prévoyois,
tant d’efforts qu’il me falloit faire,
m’accabloient, & ne me laissoient que la
triste liberté de soupirer. On m’apporta, le
lendemain, les bijoux les plus précieux : ils me
toucherent moins que l’air de respect avec lequel
ils m’étoient présentés. Lorsqu’on m’eut laissé
seule, je me sentis portée à les examiner ; non
que leur éclat me séduisit ; ils avoient un titre
bien plus puissant sur mon cœur, ils m’étoient
donnés par Bajazet. Le dernier, sur lequel je
portai les yeux, étoit un brasselet entouré de
diamans ; un portrait y étoit renfermé ; je ne vis
que lui, je n’examinai que lui. Par quel charme,
me dis-je, me sens-je si attachée à ce portrait !
Est-ce ainsi qu’on s’occupe d’une indifférence
nécessaire au bonheur. . . .Comment ? par quel
caprice que je ne conçois pas, le Sultan mêle-t-il
aux soins de l’amitié, des présens qu’on ne fait
qu’à l’amour ? Ah ! chassons des idées trop capables de me séduire ; ces soins que je
cherche à interprêter trop favorablement, sont les
restes d’un goût qui va finir ; ne songeons qu’à
en perdre le souvenir trop charmant. Je voulus
écarter & les bijoux & le portrait ; vains
efforts d’un cœur qui cherche à se dissimuler sa
foiblesse : je les renfermai & les repris
vingt fois : mes yeux enfin se fixerent sur celui
de tous, que je devois le moins excepter. J’en
ôtai les diamans & je l’attachai à mon bras.
Bajazet vint me voir avant la fin du jour : je le
remerciai de ses dons comme il convenoit. Dialog
Vous me remerciez, me
dit-il, comme vous seriez un homme ordinaire ? De
quels temps vous servez-vous ? Si les choses que
je vous ai fait présenter ont quelque prix, elles
le reçoivent de vous ; en les acceptant, vous avez
fait leur mérite ; je suis assez riche pour vous
faire des présens qui ne coûtent rien. Mais,
continua-t-il, vous ne me parlez de ces choses que
confondues l’une avec l’autre ? N’en
auriez-vous distingué aucune ? . . . . . Votre
portrait, répondis-je naïvement. Ah ! vous l’avez
donc remarqué ! Comment le trouvez-vous ? . . .
Moins bien que vous, répondis-je, mais très-bien,
très-ressemblant. Vous êtes charmante, reprit-il,
vous me faites un compliment plein d’esprit, &
vous ne vous en doutez peut-être pas : vous
trouvez donc qu’il me ressemble ? Oui,
répondis-je, il a sur-tout votre air volage :
c’est que je ne veux vous tromper en rien,
répondit-ils ; j’ai surtout recommandé qu’il eût
cet air-là : mais je ne vois rien de toutes ces
choses. . . . Je les ai renfermées, luis dis-je,
pour les admirer tour à tour. Vous n’avez donc pas
distingué le portrait autant que vous le dites ;
il n’est donc à vos yeux qu’un simple bijou ? Je
ne l’aurois pas cru de la façon dont vous en
parliez. Devez-vous vous en étonner, lui dis-je,
pour l’éprouver ; vous sçavez mes
raisons. Quel excès de prudence, s’écria-t-il !
. . . . . C’est vous-même que vous devez en
accuser, repris-je : si vous voulez, pourtant, je
ne serai plus si prudente ; je porterai ce
portrait dangereux. Cela ne vous exposera pas
beaucoup, répondit-il, vous avez eu le temps de
prévenir le danger que vous y pouviez trouver : il
ne faut pas un siecle à un esprit aussi maître de
lui-même. . . Qui signifie ce discours, lui
demandai-je ? il renferme un reproche ? Vous
paroissez faché ? Ah ! Bajazet, est-ce ainsi que
l’on traite ceux que l’on a réduit à se servir de
toute leur raison. . . . Rassurez-vous, me dit-il,
après avoir rêvé. Vous n’avez pas oublié que je
vous ai aimée dès le moment que je vous ai vue ?
J’ai voulu, de la mailleure foi du monde, renoncer
à ce goût qui n’étoit pas assez digne de vous ; je
l’ai cru détruit, il dure encore ; mais voilà le
dernier caprice auquel il vous exposera jamais.
Soyez tout à fait tranquille : portez
mon portrait, ne le portez point ; vous ne
m’entendrez jamais me plaindre de sort que vous
pourrez lui faire ; il est à vous, & je dois
être content, puisque vous l’avez accepté.
A ces mots il me quitta, & me laissa dans une
situation d’esprit qui ne peut se rendre. Que
signifioit une conduite si singuliere ? Me
cachoit-il un amour tendre & sincere !
Vouloit-il m’éprouver, irriter mes sentimens par
des procédés si opposés les uns aux autres, &
arracher à ma foiblesse, ce que mon cœur vouloit
lui refuser ? Telles furent mes pensées dans le
premier moment. Comme elles n’étoient pas à son
avantage, je m’y arrêtai peu. A force de
réfléchir, de rêver, je crus être parvenue à
définir Bajazet. C’étoit, selon moi, un honnête
homme, en qui les desirs & la probité se
combattoient : il avoit du goût pour moi ; ce goût
étoit irrité par les droits que son rang lui
donnoit ; la générosité n’avoit pas
autant de charmes que les plaisirs qu’il lui
sacrifioit, & ne lui prêtoit pas assez de
courage pour renoncer sans regret à ces plaisirs.
Il avoit souffert, d’autant plus, qu’il voyoit que
ce cœur qu’il avoit promis de respecter, eût fait
son bonheur de se remplir de son idée : la nature
avoit triomphé un moment, mais la délicatesse
alloit reprendre le dessus, & c’étoit
vraisemblablement pour la derniere fois que nous
avions été exposés l’un & l’autre aux attaques
de sa foiblesse. Cette conclusion me donna toute
la tranquilité que je pouvois attendre, & il
ne me resta que cette agitation confuse d’un cœur
qui aime, qui ne doit point aimer, qui se rendroit
malheureux s’il ne redevenoit indifférent, &
qui ne peut se trouver aussi consolé par la fin
prochaine de ses agitations, qu’il est pénétré de
la perte actuelle de ses sentimens. Bajazet ne me
vit point le lendemain, & ne me fit rien de sa
part. Me voilà retombée dans une
confusion d’idées plus cruelles les unes que les
autres. Vouloit-il m’humilier par cet oubli
singulier, & me vaincre par les combats de la
vanité ! Vouloit-il m’oublier & se rendre
maître d’une foiblesse qu’il croyoit ne pouvoir
plus écouter sans se dégrader à mes yeux ! Quel
pouvoit être son dessein ? Quelque nouvel objet
l’occupoit-il ailleurs ? Je m’attachai à cette
idée, comme à la plus triste. Un homme difficile à
fixer, est facile à séduire. Je sentis la
jalousie : je frémis de ma douleur, & je ne
pus la combattre. Au milieu de ce trouble cruel,
on m’apporta une lettre qu’il m’écrivoit. Je ne la
lus point ; je la dévorai. Elle étoit conçue en
ces termes : Ebene 5
Brief/Leserbrief
« J’ai laissé passé
<sic> deux jours sans vous voir, & c’est
par un motif qui doit vous être agréable. J’ai
voulu me consulter ; j’ai voulu voir quelle seroit
notre destinée, après la résolution
que nous avons prise l’un & l’autre. Je puis à
présent vous parler avec plus de sûreté pour vous,
parce que j’ai acquis plus de connoissance de
moi-même, & c’est ce que je vais faire dans
cette lettre que ma situation m’arrache. Chere
Julie, que vous ai-je promis ! Quelle aveugle
confiance ai-je eue en mon courage ! Je me suis
mal connu ; non, je ne suis point capable du
sacrifice affreux que j’ai voulu vous faire. Tout
ce que je conserve de cette générosité romanesque
que je me suis imposées ; c’est l’intention de ne
vous pas tromper. Vous exigez de moi une constance
éternelle, & ce n’est qu’à ce prix que je puis
devenir le maître de votre cœur ! Un autre que moi
ne craindroit pas de s’engager par un serment.
J’aurai un procédé plus noble. En vous promettant
ce qui ne seroit peut-être pas en ma puissance, je
risquerois de vous rendre à jamais malheureuse ; cette considération me force à
prendre la loi de la probité. Jusqu’ici l’effort
que je fais n’est pas au dessus de mon pouvoir ;
mais il le seroit si je continuois de vous céder
tous les droits que ma condition me donne, &
que vous ne voulez attacher qu’à la constance.
Encore une fois, chere Julie, je me suis mal
connu : Eh ! quel est le mortel qui, en voyant
tant de charmes, pourroit renconcer au bonheur de
les adorer & d’en jouir ? Vous-même, sans le
vouloir, leur avez prêté un nouvel empire plus
fort, plus puissant que leur attrait réel ; vous
m’avez fait connoître votre cœur, ce cœur dont les
vertus suffiroient seules pour vous rendre
adorable. Non ce seroit un trop grand sacrifice,
& la nature humaine n’est pas capable. Tout
l’effort que je puis encore faire, c’est de vous
donner vingt-quatre heures pour vous déterminer
entre deux partis que je suis
contraint de vous proposer ; l’un, de vous
résoudre à m’abandonner, si vous voulez ne vous
relâcher jamais de cette sévérité cruelle que je
n’ai pu m’empêcher de respecter, & que je ne
respecterois pas long-temps ; l’autre, de préférer
mon bonheur au vôtre, d’attendre de ce même
bonheur, cette fidélité dont vous êtes si jalouse,
& je souhaite d’avoir, & de ne me pas
forcer à vous arracher ce qui ne peut être un vrai
bien, que lorsqu’il est un don. En un mot,
fuyez-moi, ou rendez-vous, Si vous partez, je
serai malheureux, mais si vous restez, je serai
téméraire. Je vous donne vingt-quatre heures pour
y rêver. »
Quelle lettre, grands Dieux ? comment en
soutenir la lecture ? comment pouvoir y répondre ?
Quoique désespérée, je n’étois point injuste dans
mes tristes pensées : l’aveu de Bajazet ne me
présentoit rien d’offensant pour moi.
Il étoit homme, il étoit maître ; j’avois arraché
de lui une promesse, qu’on fait dans un premier
sentiment d’estime, mais à laquelle le grand amour
peut à peine donner le pouvoir d’être fidele. Mes
délicatesses, mes refus, prêtoient un nouveau
charme à cette misérable beauté, dont les hommes
sont si tributaires : j’avois trop exigé & il
avoit trop promis. Mais s’il n’étoit pas coupable,
combien en étois-je plus à plaindre ! J’avois un
don à lui faire, que mes refus lui rendoient
précieux ; ces mêmes refus, en l’attirant vers
moi, l’auroient enflammé de plus en plus ;
peut-être il n’en falloit pas davantage pour le
rendre insensiblement capable d’une longue
constance ! Cette ressource m’étoit ravie ; il me
falloit renoncer à tout ce que j’aimois, ou me
livrer à lui comme une victime subjuguée par la
passion. . . . Il me donnoit vingt-quatre heures
pour délibérer. Vingt-quatre heures ! Je ne lui
reprochois pas un terme si court, je
me mettois à sa place ; il agissoit comme il
sentoit ; mais ce terme pouvoit-il me suffire ? Il
étoit expiré que je n’avois encore que versé des
larmes. J’entendis du bruit dans mon appartement.
Le cœur est prophete. Le trouble dont je fus
saisie m’annonça Bajazet. Je me levai par un
premier mouvement pour m’aller cacher : il n’étoit
plus temps ; le Sultan étoit déja devant moi. Il
m’arrêta sans me rien dire. Il avoit l’air si
pénétré que son air seul eût fait ce qu’il faisoit
lui-même. Dialog
Vous
voulez me fuir ? me dit-il en soupirant ; vous me
haissez ! Je m’attendois à être abandonné, mais
non pas à être haï. Si vous étiez capable de me
rendre justice, je pourrois hasarder de vous faire
sentir que vous êtes injuste ; mais l’impression
est faite ; il n’est plus temps de vous dire du
bien de moi. . . . Quelle impression avez-vous à
redouter ? répondis-je. Non, Seigneur, je ne
m’aveugle pas ; je suis la seule
coupable & la seule à plaindre. Vous me
proposez de me rendre heureuse en vous oubliant ?
Il n’a pas dépendu de vous de me faire un autre
bonheur. . . . Ah ! Julie, reprit-il ; vous voulez
me déguiser vos sentimens ? Malgré vous-même vous
les trouvez trop cruels. . . . Mais ne songeons
plus à rien ; partez, éloignez-vous de moi ;
oubliez, s’il est possible, un cœur que vous avez
rempli d’amertume, & un sejour que vous allez
remplir de deuil. Que ne puis-je suivre moi-même
les conseils que je vous donne ? Du moins, en vous
voyant en profiter, mon malheur ne sera que pour
moi. Vous ne m’avez si bien connu que je vous
connois ; vous perdez peu de chose ; demain vous
ne me regretterez plus, & je vous regretterai
toute ma vie. Donnez-moi la satisfaction de
pouvoir faire quelque chose pour vous. Vous êtes
seule dans ce pays, vous n’y connoissez personne :
vous seriez exposée à des malheurs,
& votre beauté à des outrages. Promettez-moi
d’accepter les services que je puis vous rendre.
Je ne répondois rien ; j’étois abimée dans
la plus profonde douleur. Il prit mon silence pour
une réponse. Il appella des esclaves &
s’avançant vers eux : tenez-vous prêts à conduire
Julie où il lui plaira de se rendre, leur dit-il à
haute voix ; que deux cens de vous se préparent à
partir dans une heure sur mon plus beau vaisseau.
Il revint s’asseoir auprès de moi. Dialog
Emporterez-vous mon
portrait, me demanda-t-il ? Pouvez-vous me faire
cette question, répondis-je, un peu piquée de la
fermeté qu’il montroit ?. . . Si j’en fais,
reprit-il, ce n’est pas que je veuille vous
offenser ; mais vous ne m’avez pas accoutumé aux
faveurs. . . . Emportez-le, poursuivit-il, non pas
comme le portrait d’un amant ; hélas ! à quoi vous
serviroit de conserver l’idée de mon
amour ; mais comme le portrait d’un ami qui vivra
à jamais dans le desir de vous servir, & dans
le regret de n’avoir pu vous mériter. Je ne
pus m’empêcher de pleurer. Il me parloit avec
tendresse : il ne vit pas mes larmes. Dialog
Vous ne répondez rien,
reprit-il ? Est-ce douleur de me perdre, ou
satisfaction de me quitter ?. . . . Mais je vous
interroge sur vos sentimens, sans penser que je ne
dois plus souhaiter que de les ignorer. Ah !
Julie, pourquoi la nature n m’a-t-elle pas fait un
cœur que je pusse croire plus capable de
fidélité ? Pourquoi m’avez-vous forcé à tant de
respect pour vos vertus ? Je vous adore & je
vous perds. . . . Sentez-vous, du moins, un peu de
cette douleur, dont vous me pénétrez ? Puis je me
flatter que le moment qui va nous séparer, ne
m’effacera pas entiérement de votre mémoire ?. . .
Vous ne répondez rien ? Ah ! répondez du moins
quelque chose. Je ne pouvois plus
resister à mon tourment : j’allois me trahir &
lui montrer toute la foiblesse. Un esclave entra,
& lui dit que tout étoit prêt pour mon départ.
Il suffit, répondit-il ; allez, Julie va vous
suivre. . . . Il se jetta à mes genoux avec
des marques de désespoir trop sinceres. Dialog
C’en est donc fait, me
dit-il, en me baisant la main ; vous partez, vous
me quittez ! Dans une heure je ne vous verrai
plus, je ne pourrai plus espérer de vous revoir !
Ah, Julie ! qu’avez-vous exigé de moi ? . . .
Songez, du moins, que je vous ai tout accordé,
tout sacrifié. Ne m’oubliez jamais. Hélas ! j’ai
payé assez cher le plaisir de vous montrer quelque
vertu. . . . Adieu, reprit-il, je perds tout en
vous perdant ; mes regrets me tendront à jamais
malheureux, mais je ne chercherai point à les
diminuer. . . . Seigneur, m’écriai-je, vous me
percez el cœur ; ayez pitié d’une infortunée que
votre propre générosité désespere ; ne m’interrogez plus, éloignez-vous de moi ;
laissez-moi partir. . . Partez donc, reprit-il en
se levant, & me prenant par la main ; partez,
puisqu’en me perçant le cœur, vous ne craignez
rien tant que de vous attendrir. J’espérois
encore ; vous me désabusez ? Il faut que votre
dureté soutienne mon courage. . . Eh bien, lui
dis-je, désespérée, hors de moi-même, & ne
sçachant plus ce que je disois, je ne partirai
point ; vous abusez de ma foiblesse ; je vous le
pardonne : puisse-t-elle ne vous coûter pas un
jour des remords. . . Ah ! n’ayez pas cette
crainte, s’écria-t-il ; chere Julie,
rassurez-vous ; vous ne ferez point sacrifiée à
une générosité que j’adore ; je sens qu’elle fait
mon caractere. . . . C’est du moins quelque chose,
pour moi, que vous veuilliez m’en flatter,
répondis-je ; non, reprit-il, je ne cherche
nullement à vous flatter ; il n’est est pas
besoin ; je vous parle d’après les sentimens que
vous me faites naître, soyez à jamais
tranquille sur le sort des vôtres. . . . L’air
& le ton dont il me parloit me pénétrerent ;
je ne pus m’empêcher de soupirer. . . . Ah !
Bajazet, quel usage fis-tu de ce soupir ; il passa
dans le fons de ton cœur, & tu sçus
l’interprêter ! Tes tendres témérités m’apprirent
mon imprudence : malgré tout ce que ton triomphe
me coûtoit, je ne pus te el reprocher ; je te le
reprocherai jamais si tu deviens aussi fidele,
qu’alors je dus te croire heureux : tu m’en as
fait le serment ? J’ai compté sut ton amour, &
tu ne dois jamais changer. . . . Je sçais que la
constance est difficile à un Sultan ; mais l’amour
seroit-il si doux s’il n’avoit des devoirs ? La
légéreté n’offre que des plaisirs usés ; elle ne
laisse pas le temps de subjuguer un cœur : elle
ôte le bonheur de faire naître ces sentimens
profonds qui viennent de l’estime. Te prier de
m’être fidele, c’est te proposer le prix de tes
vertus.
Je me suis interrompue pour me livrer
à mes sentimens. Metatextualität
Je
reviens à mon récit : il ne finit pas à ma
défaite. Bajazet me fit, quelques jours
après, un aveu singulier. Le plaisir nous rend
sinceres, même à nos dépens. Il me dit qu’il
m’avoit aimée, dès le premier instant, avec la
même ardeur qu’il m’avoit montée dans la suite ;
& que toutes les craintes qu’il avoit
affectuées, de même que les ordres pour mon
départ, & la lettre qu’il m’avoit écrite,
n’étoient qu’un jeu de sa passion. J’avois usé les
plaisirs, me dit-il ; j’étois réduit à m’en faire
de nouveaux capables d’aiguiser ma sensiblité
émoussée ; votre ingénuité m’en fournissoit le
moyen. Il est vrai que je vous ai fait souffrir
par mon stratagême ; mais quand nous en sommes
réduits à ne pouvoir plus goûter les plaisirs
naturels, il faut que la bisarrerie elle-même nous
donne ses idées, & alors nous sommes forcés de
faire des victimes. Je ne fus pas
fachée d’entendre cet aveu. Il m’éclairoit dans le
point qui m’intéressoit le plus : je me voyois
certaine de la tendresse de mon amant ; le reste
me touchoit fort peu. Mais dans la suite je fis
des réflexions sur cette confidence singuliere. Je
vis combien les hommes ont d’avantages sur nous,
lorsqu’ils poursuivent notre cœur. . . . Il est
très-vrai que nous sentons mieux qu’eux : notre
sensibilité ingénue nous expose à toutes les ruses
de leur esprit : un amant n’a qu’à vouloir ; s’il
est adroit, une maîtresse est un esclave. Mais
devons-nous nous en plaindre ! L’amour est un
commerce où l’on gagne plus à mesure qu’on met
davantage : si nous avons plus de peines, nous
avons plus de vrais plaisirs, & lorsqu’on sent
beaucoup on ne compte que le plaisir. Les hommes
sont inconstans : à force de vivre dans le
mouvement, ils perdent les traces de la nature ;
ils ne vont plus au plaisir que par
des routes particulieres, qui souvent les égarent
après les avoir beaucoup fatigués : ils ont
bientôt besoin de se faire des plaisirs pour être
heureux, & des ressources même pour être
sensibles. C’est une preuve que notre condition
est préférable à la leur, si nous sçavons jouir.
Chaque trait de leur légéreté ou de leur
fourberie, nous prouve notre avantage. Nous ne
devons voir que cela, & dans tout ce qu’ils
nous font souffrir, nous regarder comme mieux
partagées qu’eux, puisque, malgré nos peines, la
nature suffit pour nous faire un bonheur, que
souvent, malgré leurs illusions, l’art même ne
leur fait pas.
Ebene 4
Allgemeine Erzählung
Histoire de
Julie
Fremdportrait
La France est ma
patrie. Je fus conduite dans le sérail de Bajazet
dans cet âge où l’on s’ignore, où l’illusion fait
tout, où la beauté est le souverain bien. J’avois
cependant déjà des principes. Mon éducation avoit
contribué à former mon caractère. J’avois été
élevée par une femme, encore jeune, dont l’amour
avoit fait le malheur. Toutes ses leçons prises
dans ses tristes réflexions, s’étoient gravées
dans mon cœur, & l’avoient accoutumé à
soupirer avec elle. Je connoissois donc l’amour,
mais je le connoissois pour le
craindre. Ne l’ayant point encore senti,
j’ignorois qu’il exerce son plus grand pouvoir sur
les cœurs qui craignent d’aimer, & je me
promettois de ne prendre jamais de la passion pour
Bajazet, quoique cette indifférence dût augmenter
l’horreur de mon esclavage.
Fremdportrait
Bajazet est l’homme du monde le plus fait pour
plaire. Il a tous les mérites, & semble ne
s’en connoître aucun : s’il dit qu’il aime, il est
sûr de persuader & de faire plaisir. Il
pourroit demander en maître, il cherche à plaire
& c’est en méritant qu’il demande.
Dialog
Seigneur,
lui dis-je, je ne dois pas vous déguiser mes
sentimens ; vous avez la bonté de me dire qu’ils
peuvent contribuer à votre bonheur ; il est trop
juste que vous les connoissiez. Je sens que je
suis destinée à vous aimer ; il faut vous avouer
que je ne l’aurois pas cru : des récits trop
fideles des malheurs d’un cœur sensible, m’avoient
donné des terreurs sur lesquelles j’établissois
l’espérance d’une indifférence invincible : je
vous ai vu, & je vous ai rendu la justice que
vous méritez ; je n’ai plus cru qu’il dépendît de
moi de n’aimer jamais, & que ce fût un bonheur
de n’aimer point ; mais quelque
charme que j’aie pu trouver à vous voir & à
vous entendre, je sens que je n’ai perdu que mon
erreur ; mes craintes me sont restées. Si vous
vous intéressez à ma félicité, vous devez me les
faire perdre ; ou s’il n’est pas possible que vous
les détruisiez sans me tromper, vous devez les
respecter & les laisser entre vous & moi,
comme une barriere aux progrès de ma foiblesse. Je
devine ces craintes, me répondit-il : vous doutez
de ma confiance, & elle est nécessaire à votre
bonheur. Ah ! Julie, est-ce dans les premiers
momens où je vous vois, que vous devez me faire
une semblable question ! Serois-je en état d’y
répondre, quand même l’expérience du passé
m’auroit appris à craindre le caprice de mon
cœur ?. . . . C’est pourtant dans ce premier
moment que j’ai besoin de sçavoir ce que je dois
espérer ou craindre, rérpis-je. Seigneur, je me
connois. Si l’amour triomphe une
fois, je vous aimerai à jamais ; voudriez-vous
que, venant à cesser d’être aimée, j’eusse à vous
reprocher des tourmens éternels que vous auriez pu
m’épargner ! mais femme trop cruelle,
continua-t-il, puis-je à présent entrer dans ce
cœur trop plein de trouble & d’ivresse !
puis-je l’examiner & le connoître ! si j’en
crois ses mouvemens, je vous adore à jamais ; vous
me rendez heureux d’un bonheur, dont le plus grand
charme doit être dans sa durée : je distingue même
le principe de cette félicité, dont je jouis &
que je me promets ; je la dois à ces mêmes
craintes qui sembleroient devoir la diminuer ;
elles me font lire dans votre ame, que je crois
parfaite comme votre beauté. Avec une autre que
vous, c’en seroit assez pour me croire à jamais
fidele ; mais je ne vous aime pas comme j’en
aimerois une autre ; je vous respecte & je
vous crois digne de mon respect : mon amour engage donc ma probité ? Quand vous me
demandez si je vous aimerai toujours, c’est un
serment que vous exigez, un serment qui
m’imposeroit une fidélité de devoir, & que je
ne pourrois trahir dans la suite sans être un
méchant homme. . . .Je vous entends, Seigneur, lui
dis-je en l’interrompant, vous n’osez me tromper ?
En suis-je moins à plaindre ? Ah ! pourquoi vous
ai-je vu ! N’importe, cependant, il m’en coûtera
moins de perdre des sentimens qui alloient me
rendre heureuse, que de vivre dans le doute cruel
des vôtres. . . .Vous voulez donc ne plus songer à
m’aimer ? me demanda-t-il après avoir rêvé quelque
temps. Oui, Seigneur, répondis-je ; peut-être
ai-je déjà assez de foiblesse pour n’être plus
capable de suivre sans douleur un dessein
raisonnable ? Mais le parti de vous aimer &
d’attendre votre constance dans les larmes, seroit
plus cruel encore : je préfere celui que je suis
plus capable de supporter. Eh bien !
me dit-il, je ne veux pas m’y opposer : je fais
plus ; pour me consoler de la perte de votre cœur
qui alloit être à moi, je pourrois exiger ces
complaisances, qu’un Sultan ne doit avoir que la
peine de demander ? Je ne les exige pas ; elles
vous seroient affreuses, & dès-lors, elles
n’auroient plus de charmes pour moi ; mais si vous
avez cru que j’avois pris du moins un certain goût
pour vous, vous devez sentir que mon
désintéressement est un sacrifice ; vous sentez
aussi qu’un sacrifice coûte toujours beaucoup à un
homme, qui peut en demander sans être injuste ?
Vous devez donc m’accorder votre estime &
votre amitié : vous aurez toute la mienne &
j’y joindrai ma confiance ; vous la méritez, &
je sens que je jouirai d’un bonheur plus doux,
peut-être, que celui auquel j’ai le courage de
renoncer. . . .Vous demandez mon amitié, lui
dis-je ; croyez-vous qu’il soit nécessaire de me la demander ? Eh ! que serois-je
de toute la sensibilité de mon cœur ! Il faut bien
que je vous aime de quelque façon que ce soit.
Dialog
Vous me remerciez, me
dit-il, comme vous seriez un homme ordinaire ? De
quels temps vous servez-vous ? Si les choses que
je vous ai fait présenter ont quelque prix, elles
le reçoivent de vous ; en les acceptant, vous avez
fait leur mérite ; je suis assez riche pour vous
faire des présens qui ne coûtent rien. Mais,
continua-t-il, vous ne me parlez de ces choses que
confondues l’une avec l’autre ? N’en
auriez-vous distingué aucune ? . . . . . Votre
portrait, répondis-je naïvement. Ah ! vous l’avez
donc remarqué ! Comment le trouvez-vous ? . . .
Moins bien que vous, répondis-je, mais très-bien,
très-ressemblant. Vous êtes charmante, reprit-il,
vous me faites un compliment plein d’esprit, &
vous ne vous en doutez peut-être pas : vous
trouvez donc qu’il me ressemble ? Oui,
répondis-je, il a sur-tout votre air volage :
c’est que je ne veux vous tromper en rien,
répondit-ils ; j’ai surtout recommandé qu’il eût
cet air-là : mais je ne vois rien de toutes ces
choses. . . . Je les ai renfermées, luis dis-je,
pour les admirer tour à tour. Vous n’avez donc pas
distingué le portrait autant que vous le dites ;
il n’est donc à vos yeux qu’un simple bijou ? Je
ne l’aurois pas cru de la façon dont vous en
parliez. Devez-vous vous en étonner, lui dis-je,
pour l’éprouver ; vous sçavez mes
raisons. Quel excès de prudence, s’écria-t-il !
. . . . . C’est vous-même que vous devez en
accuser, repris-je : si vous voulez, pourtant, je
ne serai plus si prudente ; je porterai ce
portrait dangereux. Cela ne vous exposera pas
beaucoup, répondit-il, vous avez eu le temps de
prévenir le danger que vous y pouviez trouver : il
ne faut pas un siecle à un esprit aussi maître de
lui-même. . . Qui signifie ce discours, lui
demandai-je ? il renferme un reproche ? Vous
paroissez faché ? Ah ! Bajazet, est-ce ainsi que
l’on traite ceux que l’on a réduit à se servir de
toute leur raison. . . . Rassurez-vous, me dit-il,
après avoir rêvé. Vous n’avez pas oublié que je
vous ai aimée dès le moment que je vous ai vue ?
J’ai voulu, de la mailleure foi du monde, renoncer
à ce goût qui n’étoit pas assez digne de vous ; je
l’ai cru détruit, il dure encore ; mais voilà le
dernier caprice auquel il vous exposera jamais.
Soyez tout à fait tranquille : portez
mon portrait, ne le portez point ; vous ne
m’entendrez jamais me plaindre de sort que vous
pourrez lui faire ; il est à vous, & je dois
être content, puisque vous l’avez accepté.
Ebene 5
Brief/Leserbrief
« J’ai laissé passé
<sic> deux jours sans vous voir, & c’est
par un motif qui doit vous être agréable. J’ai
voulu me consulter ; j’ai voulu voir quelle seroit
notre destinée, après la résolution
que nous avons prise l’un & l’autre. Je puis à
présent vous parler avec plus de sûreté pour vous,
parce que j’ai acquis plus de connoissance de
moi-même, & c’est ce que je vais faire dans
cette lettre que ma situation m’arrache. Chere
Julie, que vous ai-je promis ! Quelle aveugle
confiance ai-je eue en mon courage ! Je me suis
mal connu ; non, je ne suis point capable du
sacrifice affreux que j’ai voulu vous faire. Tout
ce que je conserve de cette générosité romanesque
que je me suis imposées ; c’est l’intention de ne
vous pas tromper. Vous exigez de moi une constance
éternelle, & ce n’est qu’à ce prix que je puis
devenir le maître de votre cœur ! Un autre que moi
ne craindroit pas de s’engager par un serment.
J’aurai un procédé plus noble. En vous promettant
ce qui ne seroit peut-être pas en ma puissance, je
risquerois de vous rendre à jamais malheureuse ; cette considération me force à
prendre la loi de la probité. Jusqu’ici l’effort
que je fais n’est pas au dessus de mon pouvoir ;
mais il le seroit si je continuois de vous céder
tous les droits que ma condition me donne, &
que vous ne voulez attacher qu’à la constance.
Encore une fois, chere Julie, je me suis mal
connu : Eh ! quel est le mortel qui, en voyant
tant de charmes, pourroit renconcer au bonheur de
les adorer & d’en jouir ? Vous-même, sans le
vouloir, leur avez prêté un nouvel empire plus
fort, plus puissant que leur attrait réel ; vous
m’avez fait connoître votre cœur, ce cœur dont les
vertus suffiroient seules pour vous rendre
adorable. Non ce seroit un trop grand sacrifice,
& la nature humaine n’est pas capable. Tout
l’effort que je puis encore faire, c’est de vous
donner vingt-quatre heures pour vous déterminer
entre deux partis que je suis
contraint de vous proposer ; l’un, de vous
résoudre à m’abandonner, si vous voulez ne vous
relâcher jamais de cette sévérité cruelle que je
n’ai pu m’empêcher de respecter, & que je ne
respecterois pas long-temps ; l’autre, de préférer
mon bonheur au vôtre, d’attendre de ce même
bonheur, cette fidélité dont vous êtes si jalouse,
& je souhaite d’avoir, & de ne me pas
forcer à vous arracher ce qui ne peut être un vrai
bien, que lorsqu’il est un don. En un mot,
fuyez-moi, ou rendez-vous, Si vous partez, je
serai malheureux, mais si vous restez, je serai
téméraire. Je vous donne vingt-quatre heures pour
y rêver. »
Dialog
Vous
voulez me fuir ? me dit-il en soupirant ; vous me
haissez ! Je m’attendois à être abandonné, mais
non pas à être haï. Si vous étiez capable de me
rendre justice, je pourrois hasarder de vous faire
sentir que vous êtes injuste ; mais l’impression
est faite ; il n’est plus temps de vous dire du
bien de moi. . . . Quelle impression avez-vous à
redouter ? répondis-je. Non, Seigneur, je ne
m’aveugle pas ; je suis la seule
coupable & la seule à plaindre. Vous me
proposez de me rendre heureuse en vous oubliant ?
Il n’a pas dépendu de vous de me faire un autre
bonheur. . . . Ah ! Julie, reprit-il ; vous voulez
me déguiser vos sentimens ? Malgré vous-même vous
les trouvez trop cruels. . . . Mais ne songeons
plus à rien ; partez, éloignez-vous de moi ;
oubliez, s’il est possible, un cœur que vous avez
rempli d’amertume, & un sejour que vous allez
remplir de deuil. Que ne puis-je suivre moi-même
les conseils que je vous donne ? Du moins, en vous
voyant en profiter, mon malheur ne sera que pour
moi. Vous ne m’avez si bien connu que je vous
connois ; vous perdez peu de chose ; demain vous
ne me regretterez plus, & je vous regretterai
toute ma vie. Donnez-moi la satisfaction de
pouvoir faire quelque chose pour vous. Vous êtes
seule dans ce pays, vous n’y connoissez personne :
vous seriez exposée à des malheurs,
& votre beauté à des outrages. Promettez-moi
d’accepter les services que je puis vous rendre.
Dialog
Emporterez-vous mon
portrait, me demanda-t-il ? Pouvez-vous me faire
cette question, répondis-je, un peu piquée de la
fermeté qu’il montroit ?. . . Si j’en fais,
reprit-il, ce n’est pas que je veuille vous
offenser ; mais vous ne m’avez pas accoutumé aux
faveurs. . . . Emportez-le, poursuivit-il, non pas
comme le portrait d’un amant ; hélas ! à quoi vous
serviroit de conserver l’idée de mon
amour ; mais comme le portrait d’un ami qui vivra
à jamais dans le desir de vous servir, & dans
le regret de n’avoir pu vous mériter.
Dialog
Vous ne répondez rien,
reprit-il ? Est-ce douleur de me perdre, ou
satisfaction de me quitter ?. . . . Mais je vous
interroge sur vos sentimens, sans penser que je ne
dois plus souhaiter que de les ignorer. Ah !
Julie, pourquoi la nature n m’a-t-elle pas fait un
cœur que je pusse croire plus capable de
fidélité ? Pourquoi m’avez-vous forcé à tant de
respect pour vos vertus ? Je vous adore & je
vous perds. . . . Sentez-vous, du moins, un peu de
cette douleur, dont vous me pénétrez ? Puis je me
flatter que le moment qui va nous séparer, ne
m’effacera pas entiérement de votre mémoire ?. . .
Vous ne répondez rien ? Ah ! répondez du moins
quelque chose. Je ne pouvois plus
resister à mon tourment : j’allois me trahir &
lui montrer toute la foiblesse. Un esclave entra,
& lui dit que tout étoit prêt pour mon départ.
Il suffit, répondit-il ; allez, Julie va vous
suivre. . . .
Dialog
C’en est donc fait, me
dit-il, en me baisant la main ; vous partez, vous
me quittez ! Dans une heure je ne vous verrai
plus, je ne pourrai plus espérer de vous revoir !
Ah, Julie ! qu’avez-vous exigé de moi ? . . .
Songez, du moins, que je vous ai tout accordé,
tout sacrifié. Ne m’oubliez jamais. Hélas ! j’ai
payé assez cher le plaisir de vous montrer quelque
vertu. . . . Adieu, reprit-il, je perds tout en
vous perdant ; mes regrets me tendront à jamais
malheureux, mais je ne chercherai point à les
diminuer. . . . Seigneur, m’écriai-je, vous me
percez el cœur ; ayez pitié d’une infortunée que
votre propre générosité désespere ; ne m’interrogez plus, éloignez-vous de moi ;
laissez-moi partir. . . Partez donc, reprit-il en
se levant, & me prenant par la main ; partez,
puisqu’en me perçant le cœur, vous ne craignez
rien tant que de vous attendrir. J’espérois
encore ; vous me désabusez ? Il faut que votre
dureté soutienne mon courage. . . Eh bien, lui
dis-je, désespérée, hors de moi-même, & ne
sçachant plus ce que je disois, je ne partirai
point ; vous abusez de ma foiblesse ; je vous le
pardonne : puisse-t-elle ne vous coûter pas un
jour des remords. . . Ah ! n’ayez pas cette
crainte, s’écria-t-il ; chere Julie,
rassurez-vous ; vous ne ferez point sacrifiée à
une générosité que j’adore ; je sens qu’elle fait
mon caractere. . . . C’est du moins quelque chose,
pour moi, que vous veuilliez m’en flatter,
répondis-je ; non, reprit-il, je ne cherche
nullement à vous flatter ; il n’est est pas
besoin ; je vous parle d’après les sentimens que
vous me faites naître, soyez à jamais
tranquille sur le sort des vôtres. . . . L’air
& le ton dont il me parloit me pénétrerent ;
je ne pus m’empêcher de soupirer. . . . Ah !
Bajazet, quel usage fis-tu de ce soupir ; il passa
dans le fons de ton cœur, & tu sçus
l’interprêter ! Tes tendres témérités m’apprirent
mon imprudence : malgré tout ce que ton triomphe
me coûtoit, je ne pus te el reprocher ; je te le
reprocherai jamais si tu deviens aussi fidele,
qu’alors je dus te croire heureux : tu m’en as
fait le serment ? J’ai compté sut ton amour, &
tu ne dois jamais changer. . . . Je sçais que la
constance est difficile à un Sultan ; mais l’amour
seroit-il si doux s’il n’avoit des devoirs ? La
légéreté n’offre que des plaisirs usés ; elle ne
laisse pas le temps de subjuguer un cœur : elle
ôte le bonheur de faire naître ces sentimens
profonds qui viennent de l’estime. Te prier de
m’être fidele, c’est te proposer le prix de tes
vertus.
Metatextualität
Je
reviens à mon récit : il ne finit pas à ma
défaite.
Allgemeine Erzählung
J’étois allé, il y a trois jours,
dans une assez belle maison aux environs de Paris. La maîtresse de cette maison est d’une famille
distinguée, & n’a qu’un fils unique. Le jeune homme répondit à quelques
questions qu’on lui fit, avec tout l’esprit & le bon
sens imaginables ; mais je vis un tristesse, une
indifférence pour les louanges qu’on lui prodiguoit, qui
n’étoient pas naturelles, & qui n’alloient pas,
sur-tout, avec la vivacité d’esprit qu’on avoit vantée en
lui. Je fis cette réflexion & ne m’y arrêtai point.
J’étois arrivé tard, on servit le dîné. Le jeune homme avoit
disparu long-temps avant qu’on se mît à table, &
lorsqu’il vint y prendre place, je m’apperçus qu’il avoit pleuré ; sa mere s’en apperçut aussi,
& me le dit, mais n’osa pas le lui dire. Cette tristesse
que j’avois soupçonnée parut manifestement à table, où il
garda un morne silence, & ne voulut manger que de
très-peu de choses ; tout le monde lui en fit des reproches,
& lui en demanda la raison ; il n’y eut que la mere qui
ne parut pas s’en apercevoir. Connoissant sa tendresse pour
lui, je commençai à croire que cette tristesse étoit réelle
& qu’elle en connoissoit la cause. Après le dîné, on
proposa ces jeux que la campagne inspire : je m’imaginois
que le jeune homme s’y prêteroit à peine, ou s’éclipseroit
comme il avoit fait ; car depuis que j’étois convaincu que
j’avois deviné, je l’examinois attentivement ; &
quoiqu’à treize ans & demi, malgré le précocité de
l’esprit, on n’ait point encore assez de caractere pour être
capable de prendre un grand chagrin, je voyois, à je ne
sçais quelles marques, qui ne s’expliquent
point, que celui dont je le soupçonnois étoit profondément
gravé dans son ame. Je pensois donc qu’il ne prendroit pas
beaucoup de part à des amusemens bruyans que la tristesse
fait trouver insupportables. Je me trompois ; le colin
Maillard parut même le divertir beaucoup ; il inventa des
situations, & quoiqu’il lui arrivât deux ou trois fois
de faire des chûtes, il n’en joua pas avec moins de
vivacité. Cette pérulance apparente cachoit une têmérité
réfléchie, comme on verra bientôt. Après le colin maillard,
il proposa lui-même des jeux d’équilibre, & ceux qu’il
imagina étoient si téméraires, & lui réussirent si mal,
deux ou trois fois, qu’on fut obligé de l’empêcher de
continuer. Il demanda grace pour un dernier qu’il disoit
vouloir nous montrer & qu’il annonçoit sa demande, &
ce tour si simple pensa lui côuter la vie : il tomba sur la tête du haut d’une chaise, & le coup fut
si rude qu’il perdit connoissance. La promptitude des
secours l’eût bientôt fait revenir, & comme il cachoit
des desseins, il cache sa douleur, & l’on crut qu’il
n’en ressentoit plus aucune. On venoit de faire faire deux
petits bateaux pour promener sur la riviere ; il pria sa
mere, puisqu’elle exigeoit qu’il renonçât, pour la journée,
à tous les jeux, que du moins on allât s’y promener. Elle
fut obligée de céder à ses importunités- On se rendit au
bord de l’eau & chacun entra, suivant l’ordre de la
marche, dans le bateau qui étoit le plus près du bord. Le
jeune homme s’étant arrêté en chemin n’arriva que le
dernier, & comme le premier bateau étoit plein, il entra
dans le second avec deux ou trois personnes qui étoient
restées à dessein d’y entrer avec lui : j’étois du nombre.
Je ne cessois point de l’examiner, & mes idées s’établissoient de plus en plus par l’air plus
sombre qui se répandoit à chaque moment sur son visage ;
mais j’étois bien loin de penser qu’il falloit se dédier de
ses desseins. Il se tenoit de bout dans le bateau, &
j’étois, par je ne sçais quel pressentiment, inquit de le
voir dans cette position : je le priai deux ou trois fois de
s’asseoir à côté de moi, il me refusa toujours ; à la fin ne
pouvant plus le soufrir dans cet état, me sentant
singuliérement press´, je voulus le prendre par la main,
mais voyant mon mouvement, il en fit un autre pour reculer,
& le pied lui manquant, il tomba dans la riviere. Voilà
ce que je vis, & je n’aurois pas pensé autre chose, si
les sentimens de mon ame ne m’avoient donné d’autres idées ;
mais inquiet, frappé de l’air que je lui voyois depuis une
heure, je fus persuadé qu’il étoit moins tombé dans l’eau
qu’il ne s’y étoit jetté ; & qu’il n’avoit exigé ce divertissement funeste qu’à dessein de
périr. Les secours furent si prompts qu’on le retira
aisément. On revint à la maison, mais sans concevoir aucune
idée de la cause du malheur qu’on déploroit. La mere même,
qui bien instruite du chagrin qui le rongeoit, auroit pu, en
rassemblant tous les divers accidens qui lui étoient arrivés
depuis le dîné, leur donner un autre nom, & s’en frapper
plus ou moins, me parut dans la plus grande sécurité : il
n’y eut que moi qui soupçonnai ce mystere d’horreurs. Le
jeune homme fut porté au château, d’où nous n’étions pas
éloignes. Il m’avoit paru qu’il souffroit impatiemment ce
soin indispensable ; mais sa répugnance se déclara bien plus
lorsqu’on voulut le faire mettre au lit, & que le
médecin qu’on avoit envoyé chercher fut arrivé : sa mere
alors commença à entrevoir ce dont j’étois déjà si
convaincu. Je pénétrai ses idées, malgré le soin qu’elle
prenoit de les cacher ; j’osai lui confier les
miennes, & pour lui rendre profitable le dessein
qu’elles entraînoient, pris ce ton de fermeté que la
philosophie inspire, & qui est si capable d’imposer.
Votre fils a des résolutions horribles, lui dis-je, il ne
suffiroit pas de le surveiller, il faut de toute nécessité
remonter à la source de son mal, & le flatter dans son
délire. . . . Vous me forcez à un aveu deshonorant, me
répondit-elle, mais votre probité me rassure ; oui, mon fils
a voulu se tuer, je n’en sçaurois douter. Je rassemble tout
ce qu’il a fait aujourd’hui, tout ce qui lui est arrivé,
& je suis à présent aussi instruite
qu’inconsolable. . . . Je lui demandai si elle attribuoit ce
désespoir à quelque cause connue ; ce qu’elle m’apprit étoit
très-propre à nous éclairer l’un & l’autre. Son fils
étoit né avec les passions très-vives ; on l’avoit mené
passer quelques jours chez une fermiere qui lui avoit donné
la premiere nourriture : cette femme avoit une
fille âgée de quinze ans, & extrêmement jolie ; il en
étoit devenu si éperduement amoureux, qu’on avoit été obligé
de la faire disparoître. Il avoit fallu également l’arracher
de cette maison fatale, & depuis huit jours qu’il
l’avoit perdue de vue, il n’étoit plus possible de le
reconnoître ; c’étoit pour le dissiper qu’on l’avoit amené à
la maison paternelle. . . . je prévois de tristes suites de
ceci, dis-je à Madame de ***, lorsqu’elle m’eut instruit :
mais enfin, Madame, le mal seroit pire que le remede, si on
le laissoit livré à son désespoir. Il faut lui rendre
l’objet de son délire : je prévois ce que vous allez me
répondre, & je sens, comme vous, que c’est un dangereux
expédient ; mais après y avoir beaucoup réfléchi, je n’y en
vois point d’autre. Essayez pourtant de lui parler. Ah !
dit-elle, ce seroit tout gâter : j’entrevois que je ne
serois qu’aigrir sa douleur ; j’ai voulu lui dire quelques
mots quand le médecin est arrivé, il m’a lancé
un regard terrible, & n’a pas répondu une seule
syllabe ; il devine apparemment que c’est moi qui ai donné
l’ordre de faire disparoître la petite personne, & il me
hait à présent autant qu’il l’aime. En ce cas, lui dis-je,
ne lui parlez point ; ce seroit un nouveau mal, & tout
est de conséquence dans l’état où il est : je me charge de
cette commission, & je me flatte qu’elle ne sera pas
infructueuse. J’ai remarqué qu’il perdoit son air sombre
avec moi ; il m’a fait quelques amitiés ; comme il a de
l’esprit, je m’imagine que le titre de Philosophe, qu’il m’a
entendu donner par vous, aura fait cela ; il pense que
réfléchissant plus sérieusement, que le commun des hommes,
sur la vanité des choses humaines, je suis plus capable
qu’un autre de le plaindre dans sa situation, & de
condamner votre rigueur ! Et si cela est, ne doutez point
que je ne remporte quelque avantage en lui
parlant ; je m’en vais le trouver ; nous verrons, après, le
parti qu’il sera nécessaire de prendre. Je n’avois pas
achevé de prononcer ces dernieres paroles, qu’on vint me
dire que le jeune homme me prioit de passer dans sa chambre.
Je pensois juste, dis-je à la mere ; il demande à
m’entretenir. Réjouissons-nous ; dans un quart d’heure
j’espere vous apporter de bonnes nouvelles. Je le trouvai
dans une <sic> abattement extrême ; il leva sur moi
des yeux presque éteins. J’ai besoin de votre secours,
Monsieur, me dit-il ; vous l’accorderiez à un homme moins
malheureux que je ne le suis. Disposez de moi, mon cher ami,
répondis-je, en affectant de flatter sa douleur ; vous êtes
malheureux ? sans ce titre sacré vous auriez également sur
mon amitié les droits les plus étendus ; vous appartenez à
une mere. . . . Ah ! Monsieur, ne parlons pas de ma mere,
laissez-moi oublier, s’il est possible, que
je lui dois le jour ; j’ai cru qu’elle m’aimoit, hélas !
elle n’a pas voulu me tromper long-temps. Je l’arrêtai pour
lui faire des questions ; je lui demandai, sur-tout,
pourquoi il avoit de si noires pensées sur l’estimable
auteur de sa naissance. Il me répéta ce que sa mere venoit
de m’apprendre. Mais ce qui ne m’avoit été dit
qu’historiquement, me fut ici raconté avec toute l’énergie,
toute l’éloquence de la passion. Je ne crois pas avoir
entendu, en ma vie, deux récits aussi touchans. J’avoue que
je fus pénétré jusqu’aux larmes, & que je ne pus lui
dissimuler mon profond attendrissement. J’admirai, sur-tout,
la vive éloquence de sa narration ; ce n’étoit point parler,
c’étoit agir ; je le voyois dans tous ses mouvemens ; il
n’avoit rien fait, rien senti, rien souffert qui ne devînt,
pour ainsi dire, un sentiment. Il avoit les yeux fixés sur
les miens ; aucune de mes idées ne lui
échappoit ; il prit ma vive compassion pour une approbation
de ses transports, & voulant profiter d’un moment si
favorable : Vous voyez, me dit-il, que je n’ai plus qu’un
ennemi dans ma mere, je lui pardonne sa cruauté ; mais elle
y joint aujourd’hui celle de vouloir que je vive, elle
appelle les médecins à mon secours ? C’est contre cette
violence que je réclame le vôtre. Vous êtes Philosophe,
Monsieur, j’ai appris que vous l’êtiez ; vous avez une
parfaite connoissance des droits de l’humanité : vous sçavez
que des amis philosophes ont quelquefois donné la mort à
leurs amis malheureux ! Voilà le secours que je vous
demande : il y a plusieurs sortes de posions, procurez m’en
un. Ce sera rendre service à ma mere ; ce sera sauver son
honneur, auquel vous voyez qu’elle est si attachée, &
lui épargner al honte d’avoir eu un fils homicide de
lui-même : car vous jugez bien que mon parti
est pris, que je ne puis plus vivre, & que si vous ne
m’aidez pas.°.°.°. Je l’interrompis ici. Je vois, lui
dis-je, que vous souffrez beaucoup, que vous êtes dans une
situation d’esprit à gémir du poids de la vie : mais vous ne
voyez pas vous-même que votre désespoir emprunte sa plus
grande force d’une certaine haine injuste & criminelle,
que vous avez conçue pour Madame votre mere. Sans cette
haine, vous supporteriez votre malheur, & vous ne seriez
que triste : car le sentiment du simple malheur ne rend pas
furieux : c’est la colere qui renverse chez vous tous les
principes ; mais cette colere est-elle fondée ? Je suppose
que Madame votre mere ait ordonné l’enlevement qui vous
anime contr’elle : faites-vous la violence d’expliquer
paisiblement son procédé, vous n’y trouverez plus cette
cruauté que votre prévention y cherche : c’est une mere qui
a vu dans le monde bien des passions trompées
par le regret d’un choix déraisonnable, & qui, craignant
pour vous ce regret persécuteur, a voulu vous l’épargner.
Car je vous le demande, mon cher ami, quelles auroient été
vos résolutions avec Angélique ? De l’aimer toujours, de
l’épouser dès que vous l’auriez pu, ou, comme vous auriez
trouvé des obstacles insurmontables dans les sages principes
de vos parens, de l’enlever un jour pour être, hélas ! votre
juge & leur vengeur par votre honte & votre propre
désespoir. . . Non, Monsieur, me dit-il en m’interrompant,
il n’entroit rien dans mon plan que le chagrin de mes parens
pût jamais me reprocher. Je sçais qu’il nous est défendu de
nous faire un bonheur qui soit affreux aux autres ; &
puisqu’on a réglé que nous ne recevrions de femme que des
mains étrangeres, j’aurois asses respecté ma mere pour
m’interdire des plaisirs que son cœur froid auroit
désavoués. . . . cette générosité est
peut-être incompatible avec la passion, lui dis-je, & je
suis persuadé que, tout sincere que vous êtes dans ce
moment, ce n’est qu’à votre douleur qu’il faut prêter l’idée
d’un si grand courage. Non, Monsieur, reprit-il, mon plan
étoit tout fait ; je sçais que j’y eusse été fidele
difficilement, mais j’en étois capable ; on n’avoit point
éprouvé mon ame, on ne pouvoit pas sçavoir si elle n’étoit
pas plus grande que sensible, & le parti rigoureux qu’on
a pris est encore une chose dont je me plains comme d’une
injure. Mais, Monsieur, poursuivit-il, il est inutile que je
vous dise ici ce qu’on auroit dû faire, & ce que
j’aurois fait. Angélique est disparue ! on me l’a enlevée !
on ne me la rendra pas ! je ne raisonne plus que sur ce
point de ma douleur ; je ne puis plus vivre sans ce que
j’aime ; vous le voyez, & vous devez penser que mon
dessein est de raisonner très philosophiquement sur les
objections que vous pourriez me faire pour
m’engager à vivre. Je suis jeune, mais j’ai ma mere devant
moi, & les malheureux prennent bien des annés à l’aspect
de leurs tirans. Je me suis adressé à vous, parce que je
suis convaincu qu’on me surveille ; je vous ai cru
philosophe, ou, si vous voulez, je me suis fait de fausses
idées de la philosophie ; c’est à moi à présent à me tenir
lieu de l’ami & du bras secourable dont j’ai besoin ;
ils font déjà trouvés l’un & l’autre : c’est dans mon
cœur qu’est ma ressource. Je vis qu’il étoit temps
d’employer la priere & les choses touchantes. Je lui
promis qu’on lui rendroit Angélique, & à la saveur de
cette promesse je glissai les discours les plus raisonnables
qui purent me venir à l’esprit. Je suis obligé d’avouer que
j’admirai le prodigieux bon sens dont ses réponses furent
remplies. Il ne se livra point, comme d’autres auroient
fait, à la joie de retrouver bientôt un objet
adoré ; il en fut, à la vérité, pénétré jusqu’aux larmes ;
mais il sembla que toutes ses pensées se réunissoient sur
les conditions que je lui imposois, pour les remplir : il me
promit de les respecter, & je vis tant de sincérité
& de résolution dans ses promesses, que je compris que
sa mere, en agissant avec plus de précaution, en lui
parlant, en descendant jusqu’à lui, auroit pu s’épargner
tout le chagrin qu’elle venoit d’avoir. Madame de** ratifia
les paroles que j’avois données. Je lui fis un récit fidele
de ce que je venois d’entendre ; il ne fut pas nécessaire de
lui faire des représentations ; elle sentit qu’elle méritoit
des reproches ; & elle embrassa son fils avec cet
attendrissement qui n’est connu que des meres que leur
tendresse rend capables d’égards pour leurs enfans, &
qui peuvent comprendre que leurs douleurs légitimes sont des
loix qu’elles sont obligées de reconnoître.
Fremdportrait
Ce fils n’a que treize ans & demi, &
est déjà un prodige d’esprit. J’en avois entendu parler
avec enthousiasme, & je souhaitois de le voir, non
pour juger, mais pour jouir. Je fus frappé effectivement
en voyant la physionomie la plus belle & la plus
noble, unie à l’aire d’esprit & d’éducation le plus
distingué.