Le Nouveau Spectateur (Bastide): Lettres diverses
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Niveau 1
Niveau 2
Metatextualité
Voici la lettre d’un homme qui
paroîtra aussi singulier que son style, mais en faveur de
qui je demande quelque grace, parce qu’il a un caractere
& des sentimens qui représentent assez la nature.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur le Spectateur,
j’entends dire généralement qu’il ne faut point espérer
de bonheur en ce monde ? Cela est-il bien aussi vrai
qu’on le croit ? J’ai preuve, en main, du contraire ;
mais, de plus, il me semble qu’on se frappe trop de la
difficulté d’être heureux, & que pour le devenir, il
n’y a qu’à le vouloir. On peut dire, du moins, que la
difficulté est plus dans la volonté que dans le moyen :
car il est bien aisé de sentir que l’une fait trouver
l’autre. Mais comme le bonheur est opinion ; c’est-à-dire, dépend de la fantaisie, & qu’il y a
autant de bonheurs que de personnes différentes, il y a
peut-être tel bonheur qui dépend de sçavoir se résoudre
une bonne fois au refus, à le <sic> privation, ou
à l’abandon des choses qui paroissent nous convenir le
mieux. Ce que je dis là est très-possible, & je ne
voudrois pas parier que je ne la prouvasse, si je m’en
donnois la peine, tellement que j’en suis sûr. Mais je
hais les grands raisonnemens ; &, à mon avis,
vouloir prouver de propos délibéré, c’est exercer une
forte de persécution : & je veux laisser la liberté
de croire, à tout le monde, même à celui qui me
consulte. Il n’est pas d’ailleurs ici question de
prouver ; je dis ce que je pense : cela finit là. Il est
bon de vous dire, Monsieur, que quand je lis une longue
lettre, je dis, de l’auteur, voilà un grand marant : je
ne veux pas que vous en disiez autant de moi. . .
J’ai
trouvé le mien, où je ne l’aurois pas cherché ; dans
un petit cabinet, loin du fracas de la ville, loin
des hommes riches, loin de toute femme coquette
& jolie, loin enfin de tout ce que j’aimois
avant que mes idées eussent changé. . . Que fais-je
dans ce cabinet ? J’y passe les hommes en revue,
& je vois leurs défauts sans leur en vouloir
plus de mal. Ce spectacle m’amuse, & je sens,
avec vanité, cet effet de mon bon esprit ; car
assurément tous les hommes ne sont pas aimables,
& il y en a bien qu’un Philosophe pourroit voir,
à bon droit, avec mépris & humeur. Pour moi, je
ne méprise ni ne hais, j’ai éprouvé que c’étoit un
martyre. Je vois les défauts simplement comme de
ridicules, parce que je m’arrête à la superficie. Je
n’ai pas toujours pensé de même ; mais on devient
plus commode à mesure qu’on devient plus
raisonnable. . . Sur tout cela, je gage que vous
voudriez avoir mon portrait & un
petit mot sur ma naissance : il est aisé de vous
satisfaire. Vous ne sçauriez croire
ce que j’ai fait de cet esprit là : il faut que je
vous donne une idée des services qu’il m’a rendus
<sic>. Par exemple, il m’a servi à obliger, à
secourir, à prevenir mille gens qui n’en avoient pas
assez pour s’adresser à moi avec confiance, &
qui craignoient de faire pitié quand c’étoit toute
leur ressource. Ne m’eût-il valu que cette seule
satisfaction, n’est-ce pas assez pour être autorisé
à croire comme je fais, que l’esprit est la fortune
de l’homme sensible ? Et en effet, y a-t-il un plus
grand plaisir que de faire du bien, que d’entrer
dans un cœur qui souffre pour y répandre la
consolation ; d’amener un homme pervers à la pente
de la vertu, & de l’attacher aux engagemens de
cette vertu, par le lien de l’esprit & de la
persuasion ; d’établir l’estime, d’assurer l’amitié,
d’arracher même le respect, la préférence la
confiance, d’employer tous ces sentimens au bonheur
de celui à qui on les a inspirés ? Y
a-t-il rien de si doux que de faire toutes ces
choses là, & de les tirer sans peine d’un trésor
qui est en nous, & qu’on ne peut nous
ravir ? . . . C’est ce trésor qui m’a rendu
heureux ; puisse le ciel me conserver toujours le
vif plaisir que je goûte à y puiser, pour le bonheur
des hommes.
Récit général
Metatextualité
Mais revenons à ce que
j’ai dit du bonheur.
Hétéroportrait
Premiérement, je suis né gentilhomme, avec de
l’esprit, mais pauvre, & je m’en console ; car
si j’avois été riche, j’aurois peut-être été
insolent ; j’aurois écarté le malheur avec mépris,
afin qu’il n’eût pas le courage de m’attendrir en
face, & de déranger l’ordre de mon ame
cruelle ; j’aurois commis mille indignités, mille
injustices : que sçais-je ce que je n’aurois pas
fait ? On est capable de bien des choses quand on
est riche. . . Ainsi consolons-nous d’être né
pauvre. Il n’y a que façon de voir les choses,
& tout dépend de-là pour la tranquillité de la
vie. . . Il est presque inutile de vous dire
comment je jus élevé ; vous devinez qu’à cet égard
j’eus le sort de mes pareils ? On me donna un
précepteur qui étoit le fils d’un cocher de place,
& qui, malgré cela, étoit très-bon homme. Il
ne m’apprit seulement pas ma langue, car il ne sçavoit, ni latin, ni françois. Il
avoit un style bas : ce n’est ce qui fait que
moi-même j’en ai un qui n’est pas trop noble, mais
vous me le pardonnerez en faveur de ma bonne
intention, & vous aurez de l’indulgence pour
moi, comme les grands en doivent avoir pour les
petits. . . Mon précepteur a fait fortune depuis.
Il étoit de cet état indéfini & burlesque qui
va, l’habit noir, & la tête blanche &
très-levée : on ne regarda, ni à son origine, ni à
sa simplicité, & au contraire, car c’est à qui
lui a porté bonheur. A cause que ses confreres
sont semillans, intriguans, hardis & beaux
parleurs, lui, qui étoit simple, on affecta de
l’élever pour entretenir la confiance de ceux de
son état, qui, pour faire leur chemin, n’ont que
la recommandation de leur vertu. Pour moi, je n’ai
pas fait ma fortune, & je m’en passe, comme je
l’ai dit. J’étois du moins né avec de l’esprit,
& c’est beaucoup quand on n’a point d’ambition.
Metatextualité
Sa
distraction l’a frappé au moment de finir, & lui a
inspiré des réflexions qu’il a renfermées dans une lettre
qu’il m’a envoyée, & que voici.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, je touche à ce
moment qui commence quand nous naissons, qui est le
terme où vont aboutir tous les petits instans de notre
vie, & qui nous apprend plus de choses que tous les
livres & tous les hommes ne nous en ont jamais
appris. Je vois le faux de tout, trop tard
à la vérité, & infructueusement pour moi, mais assez
tôt cependant, pour laisser une leçon à mes semblables,
& pouvoir dire que j’ai vécu un moment. Je rassemble
tout ce que j’ai fait pendant ma vie, tout ce que j’ai
recherché comme essentiel, tout ce que j’ai aimé comme
agréable ; je veux y porter ma vue, & j’apperçois à
peine un très-petit point dans un espace immense. C’est
la faute des objets qui, par leur nature, ont très-peu
de consistence ; mais c’est la mienne aussi : c’est la
faute de mon goût, de mon cœur & de mon esprit. Il y
avoit des choses à faire, qui n’auroient pas péri avec
moi ; il y avoit des choses à chérir, qui m’auroient
sauvé d’un néant éternel, en me faisant revivre du moins
dans quelques esprits. . . . Je fais un retour sur
moi-même, & je me demande, si naturellement j’étois
né machine ( car c’est ce que j’ai été ) : je trouve que
non ; & à ne me rappeller même que
quelques idées dont le souvenir m’est resté, j’ai lieu
de penser que j’aurois pu être homme. Mais il m’a manqué
la faculté de réfléchir & vous sçavez, monsieur, que
c’est cette faculté qui détermine le produit de
l’esprit. J’ai eu quelquefois des occasions de penser,
de considérer, d’approfondir. Si on m’avoit laissé à
cette situation, peut-être ne m’auroit-elle pas fait
horreur, comme elle m’en a toujours fait. Je m’imagine
que mon esprit eût entrevu quelque avantage pour lui à
ne la pas détester, & qu’insensiblement il se fût
accoutumé à réfléchir. S’il en étoit venu jusque-là, il
n’est pas douteux qu’il n’eût pas voulu borner ses idées
à la matiere & au temps ( car je vois bien
maintenant qu’entre l’examen des choses & la
considération de l’avenir, il n’y a qu’un espace que
l’esprit, dans ses réflexions, est porté à franchir ) ;
mais on ne me laissoit jamais à moi-même ; on me poussoit de tous côtés, pour me plonger
dans l’abysme du plaisir ; j’étois riche ; on avoit
besoin de moi ; j’étois entraîné toujours dans le
mouvement, toujours plus loin du plaisir que je venois
de goûter, que du plaisir que l’on venoit m’offrir ; de
manière même que je n’ai jamais sçu ce que c’étoit qu’un
choix, ni une situation. . . . . . Enfin, monsieur, mon
esclavage finit, & je me trouve libre. . . . . .
Quel moment ! qu’ai-je été ? comment ai-je vécu ? . . .
Ce n’est pas ici un remords ; mais j’éprouve que le
regret, quand il commence notre humiliation, est aussi
cruel que le repentir. . . . J’étois né riche j’aurois
pu faire des heureux. Depuis trente ans que j’erre dans
le monde, & que je suis capable de distinguer une
plainte amere, un gémissement vrai, de ce murmure
général, que forment l’avidité injuste & ambition
insatiable ; il est des malheureux qui se sont couchés
deux mille fois, sans avoir pu donner à
leurs enfans infortunés cette nourriture sacrés, que la
louve cruelle apporte tous les jours à ces petits. J’ai
connu ces malheureux ; ils m’ont tendu la main, je les
ai vu pleurer, & j’ai détourné les yeux. . . .
Laissons tout ce que l’homme riche, l’homme noble
semblent devoir à l’opinion des hommes. . . . . Actions
d’éclat, actions de valeur, monumens superbes, vous
n’êtes rien : la nature vous méconnoît, la justice
souvent vous condamne, & pour un mourant, vous
n’êtes jamais que les ouvrages de l’orgueil. Mais
considérons un honnête-homme dans la misere, qu’un léger
bienfait a rendu heureux, & que le souvenir de ce
bienfait, qui fut un plaisir pour vous, condira tous les
jours sur votre tombeau, pour y répandre des fleurs
immortelles comme sa reconnoissance. Considérons un ami
témoin de votre humanité, confident de vos sentimens
vertueux, image de vous-même par son amour
pour vous, au milieu de votre famille, après votre
disparation, lui inspirant toutes vos vertus par la vive
impression qu’il en conserve ; vous faisant renaître
chaque jour en elle, par le prix que votre gloire
attache aux jours que vous lui avez donnés.
Considérons. . . Hélas ! j’ai pu jouir de toutes ses
consolations, & je les ai méprisées, pour suivre des
hommes qui me méprisent à présent. . . . . . Mais,
monsieur, je me sens affoiblir. . . . la plume me tombe
des mains . . . . la raison s’éloigne avec le
jour. . . . . . le ciel pitoyable voudroit-il me sauver
l’horreur de moi-même !
Niveau 3
Récit général
Un Derviche ou religieux
Mahométan, qui voyageoit en Tartarie, ne fut pas plutôt
arrivé à la ville de Back, qu’il alla se camper dans le
palais royal, qu’il prenoit pour un Caravanserai1. Il y entre ; & après avoir regardé
de tous côtés, il va se placer sous une belle galerie,
met bas son petit sac & son petit tapis, qu’il
étend, & s’assied dessus. Des gardes l’ayant
apperçu, lui crierent de se lever, en lui demandant en
colere, Le Prince étant venu à
passer, rit de la méprise du Derviche, & l’ayant
fait appeler, lui demanda
Dialogue
ce qu’il
prétendoit faire là ? Il répondit, qu’il vouloit
passer la nuit dans ce Caravanserai.
Les gardes se misent à crier plus fort : qu’il s’en
allât, que ce n’étoit pas là un Caravanserai, mais
le palais du Roi.
Dialogue
comment il avoit si peu de discernement, que de ne
pas distinguer un palais d’un Caravanserai. Sire,
dit le Derviche, que V.M. me permette de lui
demander une chose : qui a d’abord logé dans cet
édifice, après qu’il a été bâti ? Ce sont mes
ancêtres, répondit le Roi. Après eux, Sire, reprit
le bonhomme, qui y a logé ? C’est mon Père, répartit
le Prince. Et après lui, dit le Religieux, qui en a
été le maître ? Moi, répondit le Roi. Et, de grace,
Sire, continua le Derviche, qui en fera le maître
après vous ? Ce sera mon fils. Ah ! Sire, ajouta le
religieux, un édifice, qui change si souvent
d’habitans, est une hôtellerie, & non pas un
palais.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
« Quoique vous soyez
très-modeste, & que vous ayez élevé votre fille dans
toutes les vertus convenables à la fille de Quintilien,
& à la petite-fille de Tutilus, cependant
aujourd’hui qu’elle épouse Nonius Celer, homme de
distinction, & à qui ses emplois & ses charges
imposent une certaine nécessité de vivre dans l’éclat,
il faut qu’elle regle son train & ses habits sur le
rang de son mari. Ces dehors n’augmentent pas notre
dignité ; mais ils lui donnent plus de relief. Je sçais
que vous êtes très-riche des biens de l’ame, &
beaucoup moins de ceux de la fortune que
vous ne le devriez être Je prends donc sur moi une
partie de vos obligations ; &, comme un second père,
je donne à notre chere fille cinquante mille
sesterces3. Je ne me bornerois pas là, si je
n’étois persuadé que la médiocrité du pétit présent
pourra seule obtenir de vous que vous le receviez.
Adieu. »
Metatextualité
Voici un trait encore plus beau.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur le Spectateur, je
connois un homme qui, au moment où je vous écris, est
dans la plus cruelle situation. Cet homme a une fille,
dont il est justement idolâtre, & sa fille meurt de
désespoir de ne pouvoir épouser un amant qu’elle adore,
& qui est digne d’elle. Cet amant est sous la
tutelle de parens avares, qui croient fermement qu’on
doit placer son fils, comme on place un
fonds, pour en tirer tout l’intérêt qu’il peut produire.
Ils ne veulent consentir à ce mariage qu’autant que la
demoiselle apportera dix mille écus à son mari ; &
le malheureux père n’a pour toute fortune qu’une pension
de deux mille livres. Je prends la liberté, monsieur, de
vous envoyer les dix mille écus : je puis les donner,
& ils ne me coûtent rien. L’honnête-homme dont je
parle, lit vos feuilles : il sçaura par cette voie mes
sentimens pour lui, & peut-être qu’en faveur u voile
dont je couvre la plus satisfaisante action que j’aye
jamais fait de ma vie, il voudra bien me faire l’honneur
d’accepter ce léger service. Je ne lui suis pas inconnu,
& il a pour moi quelque estime : malgré cela il
pourroit me refuser en face, & je ne le condamnerois
pas. L’honnête-homme, en recevant pour sa fille, craint
toujours de l’exposer à quelque danger. Je veux lui
épargner cette crainte, & certainement
je n’aurois rien fait pour lui, si je ne la lui
épargnois pas.
Niveau 3
« Sans cesse je me rappelle ce
jour,4où, me réveillant pour la premiere fois, je
me trouvai mollement étendue, à l’ombre, sous les fleurs,
sans pouvoir comprendre d’où & comment j’y avois été
apportée ; où j’étois, qui j’étois. Non loin de moi, sortoit
d’un antre, avec un doux murmure, une fontaine qui
s’étendoit en plaine liquide, & dont la surface étoit
aussi tranquille, aussi pure que celle des cieux. J’y porte
mes premiers regards, & n’ayant fait encore aucun usage
de la pensée, je m’arrête sur ces bords couverts de verdure,
pour admirer ce bassin clair & uni, qui me paroissoit un
firmament. Je me baisse pour le considérer ; & aussitôt
dans le sein de cette humide clarté, paroît, vis-à-vis de
moi, une figure qui se baisse aussi pour me
regarder ; je recule en tressaillant. Le plaisir me ramene,
le plaisir fait revenir la figure, & nous nous
contemplons avec les mêmes regards de sympatie &
d’amour. J’y serois encore fixement attentive, &
languissante d’un vain desir, si je n’avois été cirée de mon
ravissement par cette voix : Ce que tu consideres, ce que tu
admires ici, ô belle créature ! c’est toi-même ; cette image
paroît & disparoit avec toi ; mais suis-moi & je te
menerai où ce n’est point une ombre qui attend ton arrivée
& tes doux embrassemens. Là tu trouveras celui dont tu
es l’image, celui dont tu feras la compagne inséparable,
& à qui tu donneras un nombre infini de créatures
semblables à vous deux, ce qui te meritera le titre de mere
de la race humaine. Que pouvois-je faire autre chose que de
m’abandonner entiérement à ce guide invisible ? Alors je t’apperçus sous un plane ; je fus frappée de la
taille avantageuse, & de ta figure, quoique pourtant
moins belle, ( à ce que je m’imaginai ) moins douce, moins
gracieuse, moins attirante que celle de l’image fugitive que
j’avois vu dans l’onde. Je me retourne pour m’en aller ; tu
me suis & tu cries à haute voix : Reviens à moi, belle
Eve ! Qu’est-ce que tu veux ? Ce que tu fais, c’est celui
dont tu es formée ; tu es sa chair & ses os ; pour te
donner l’être, j’ai tiré de mon côté, du plus près de mon
cœur, ta substance & ta vie ; ainsi tu dois être à
jamais à mon côté, ma chere & inséparable compagne ;
c’est toi, que je cherche, tendre moitié de mon ame, c’est
vers toi que je soupire, toi, qui es cet autre moi-même. . .
Ta main saisit tendrement la mienne, & je me rendis,
&c. »
Niveau 3
Récit général
Emilie goûtoit l’innocence,
parce qu’elle ne connoissoit point le dangereux attrait du plaisir. Ses oreilles fermées
jusqu’alors au doux son d’une voix trompeuse, quoique
sincere, avoit ignoré ces sophismes vainqueurs que
l’amour prête à l’amant qui est obligé de détruire les
maximes de la vertu. Lindor la voit, soupire &
l’anime : elle le regarde & l’écoute.
Niveau 4
Dialogue
« Emilie, il est temps
que la nature vous parle par ma voix ; ma voix
abhorre l’imposture, & si vous consultez votre
cœur en m’écoutant, vous l’entendrez répéter
lui-même ce que la vérité va me dicter. . . Vous
êtes belle. Croyez-vous que tant de charmes soient
destinés à l’insensibilité ? La nature se seroit
jouée de votre raison, s’il étoit une loi qui vous
ordonnât l’indifférence. Voyez ces fleurs que le
printemps fait naître ; tant qu’on ne fait que les
admirer dans un parterre, on sent que leur
destinée n’a pas commencé ; une main se présente
pour les cueillir, & par l’odeur qu’elles répandent, elles semblent l’appeler à
elle : elles n’avoient que la forme ; ce moment
leur donne l’existence. Il en est de même de la
beauté : elle a son existence dans nos cœurs ;
sans notre amour, elle ne sent qu’à varier les
ornemens inanimés, dont la terre abonde ; notre
amour lui imprime la vie, lui communique
l’utilité, cette utilité glorieuse, sans laquelle
on sentiroit une sorte de honte à occuper une
place dans l’univers. Mais notre amour n’est point
un bienfait désintéressé ; pour votre bonheur
même, la nature n’a pas permis qu’il le fût : elle
a voulu que nous exigeassions de vous du retour ;
& pour vous y contraindre, elle a réglé que
nous ne pourrions vous aimer, qu’autant que
vous-même, nous y irriteriez pas les vœux les plus
tendres. Ainsi donc, chere Emilie, vous êtes
condamnée à aimer, ou à posséder toujours, sans
gloire & sans plaisir, un trésor qui est la source de tant de plaisir & de
tant de gloire. Emilie voulut fuir ; Lindor sçut
l’arrêter. Cruelle, où courez-vous ! Où
croyez-vous trouver un amant qui vous aime plus
tendrement que moi ! . . . Je n’en veux point
trouver, dit Emilie, je n’en veux pas connoître.
Non, ce n’est pas pour le chercher que je
suis. . . C’est donc pour l’éviter ? Ah ! cruelle,
je me perdois donc auprès de vous, quand je vous
donnois ces preuves si naturelles de mon amour.
Vous ne fermiez la bouche, vous ne baissiez les
yeux que pour laisser à mon cœur une liberté
perfide, & établir un jour mon désespoir sur
la certitude de ma passion. Ah ! c’est une cruauté
sans exemple, une trahison, un outrage que toutes
les loix de l’honneur & de l’humanité. . .
Mais je vous fais des reproches & vous n’en
méritez point. Non, quand on a pu trahir ainsi l’amant dont on étoit adorée. . . Il
n’acheva pas, & Emilie fut justifiée par un
regard. »
Metatextualité
J’ai entendu ce que je
viens d’écrire. J’étois seul dans le cabinet de la
mere d’Emilie occupé à écrire une lettre ; sa fille
entra dans la piece voisine, Lindor la suivoit ; je
les avois vu ensemble, j’écoutai malgré moi. . .
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
Dialogue
O Emilie ! ta
crédulité est naturelle ; le triomphe de Lindor ne
peut deshonnorer que lui, s’il te trompe ; mais
est-il sûr qu’il ne te trompe pas ? L’amour n’a
pas tant d’esprit, que Lindor vient d’en montrer,
& si tu avois mieux connu l’amour, tu aurois
fait cette réflexion avant moi.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur le Spectateur, il
n’est pas vraisemblable que, vous piquant d’observer la
nature dans les hommes, vous n’ayez quelque curiosité
pour les phénomenes de l’art, dont la destination est de
la représenter dans quelques parties.
Madame de ** m’amene tous les soirs une marionette haute
de 3 pieds ½, qu’elle appelle mon fils, & qu’elle
acheta de feu monsieur son mari, deux cent mille écus le
jour de ses noces. Cette marionette fut commencée il y a
vingt-deux ans, & n’est à son point de perfection
que depuis trois. Vous jugez que c’est quelque chose de
fort rare ? Il me seroit impossible de vous en faire une
fidelle description ; ce n’est pas que je ne l’aye cent
fois examinée très-attentivement, mais vous sçavez que
les prodiges ne se laissent pas considérer comme les
choses simples ; il y a ici dix mille ressorts, & la
plupart sont si déliés qu’ils échappent à la vue la plus
perçante. Au défaut de ce détail que demanderoit le plus
parfait microscope, je vous parlerai des mouvemens, des
gestes & de l’action. Cette machine est organisée
pour marcher seule, elle a aussi la faculté de parler ;
si on avoit pu lui donner celle de
répondre, ce seroit presque un homme, il faudroit être
fin pour ne s’y pas méprendre. Dès que Madame de **
entre, elle la lâche dans l’appartement, & tout de
suite la petite merveille va se placer devant ma femme à
qui elle fait, une heure de suite, le plus languissant
regard qu’il soit possible d’imaginer. Ma femme va à
elle & lui dit des douceurs, elle baisse les yeux,
rougit & ne répond rien ; mais quand elle ne lui
parle plus, elle recommence à faire le même regard,
& si par hasard quelqu’un vient à la heurter, elle
tire droit à ma femme, se place à côté d’elle &
regardant alors la tapisserie, elle commence à parler,
c’est-à-dire, à prononcer des paroles ; car je sçais
bien que l’un n’est pas l’autre ; mais, en vérité,
l’admirable organisation de la marionette fait que
quelqu’un qui entreroit s’y tromperoit quelquefois. Ce
qu’elle dit, dans ces momens, paroît pensé.
Ces choses paroissent pensées, comme je viens de
le dire ; ce qui leur fait du tort, c’est la répétition,
la machine ne sçait que cela ; on se rappelle d’ailleurs
de les avoir entendues cent fois débiter aux petits
maîtres qui jouent la discrétion ; sans cela, on ne
pourroit pas se persuader que c’est une machine. Il y a
trois ans que Madame de ** me l’amene tous les soirs,
& je vous avoue que chaque fois, je la vois avec un
nouveau plaisir. Si vous êtes tenté, monsieur, de venir
admirer ce phénomene, ma femme sera flattée de vous en
faire des honneurs. P.S. J’oubliois de vous dire, que
quoiqu’elle n’entende ni ne réponde, les
choses qu’elle articule se placent quelquefois si
naturellement dans la conversation, qu’on jureroit
qu’elle a du moins une forte d’instinct.
Metatextualité
Voici de ses phrases :
Niveau 4
Dialogue
il y a des femmes à
qui on se donne, dès qu’on les voit. . . On peut
aimer assez pour sçavoir attendre long-temps le
moment de s’expliquer. . . . L’amour rend timide,
& ce n’est pourtant que de l’amour qu’on doit
attendre son bonheur, &c.