Le Nouveau Spectateur (Bastide): Visite d’un homme
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.3150
Nivel 1
Nivel 2
Relato general
Je reçus hier la visite d’un homme
qui a autrefois beaucoup vécu dans le monde, & qui en
parle encore volontiers. Il passe les trois quarts de sa vie
dans une petite maison à trois lieues de Paris, qu’il
appelle son hermitage, où il trouve de secret d’être heureux
loin des hommes, sans les haïr, ne les mépriser. Ma premiere
feuille m’attiroit sa visite. Il vouloit connoître, me
dit-il, M. le Spectateur, pour pouvoir dans l’occasion être
en commerce avec lui. J’ai peu vu d’hommes qui engagent autant que celui-ci à la premiere vue. Sa
façon de penser me charme. Il comprit aisément que j’étois
fincere dans mes louanges, & me pressa de lui accorder
le reste de la journée ; voulant, ajouta-t-il, me montrer
son petit hermitage, & me mettre à portée de connoître
un Philosophe d’une espece peut-être singuliere. Une
invitation aussi séduisante ne me permit pas de différer.
J’exigeai que nous partissons sur le champ, & je me
serois reproché, le lendemain, d’avoir eu moins
d’empressement. Je vis réellement un hermitage, mais tel que
les Romanciers n’en ont pas encore imaginé. Je ne veux le
représenter ici que du côté qui touche plus directement à la
philosophie, pour les gens du monde : six chambres de maître
également propres & ornées, un sallon percé de quatre
croisées, dans lequel le plaisir paroît entrer avec le jour
par les figures aussi volupteuses que riantes, qui sont
représentées sur la tapisserie, une salle
à manger, où toutes les commodités se font voir sans étalage
& sans affectation puérile. Un petit cabinet suit le
sallon, dans lequel plusieurs instrumens de musique, placés
sans ordre, annoncent qu’ils n’y ont point été rassemblés
par la sotte vanité, & qu’ils entrent dans le systême de
la maison. Après avoir considéré tour à tour toutes ces
choses, je passai dans le jardin, où je trouvai quatre
personnes que mon philosophe voulut que nous abordassions.
Il me nomma par mon titre de Spectateur, dès qu’il fut assez
près pour être entendu, & à l’instant je vis ces quatre
personnes venir à nous, & me montrer par le visage le
plus riant qu’elles étoient charmées de me voir. Ce n’étoit
point cet air indiscrétement charmé, qui veut montrer plus
de joie qu’on n’en a, & & qu’on n’en doit avoir ;
c’étoit de la satisfaction mêlée avec de la curiosité, leurs
regards m’apprenoient que c’étoit un plaisir
de l’ame ; & qu’ils se prometroient un entretier qui
alloit l’intéresser. S’ils m’avoient parlé, ils m’auroient
dit : Nous sommes ravis de voir un homme qui pense, & va
nous apprendre, dans sa conversation, des choses que nous
ignorons. Je saisis aisément leur idée, & mon compliment
leur parut la justifier. Après quelques propos vagues, qui
cependant décéloient l’esprit de la petite semblée, on
porposa de rentrer. C’étoit l’heure ordinaire où l’on
faisoit de la musique ; mais en ma faveur, personne ne
songea à entrer dans le cabinet. Je voyois dans les yeux une
certaine envie de m’entendre parler ; non pas cette envie
qu’inspire un homme d’esprit à des gens qui n’en ont point,
ou qui l’ont faux, & dont le grand plaisir est de faire
de l’esprit, mais ce désir raisonné d’entendre des maximes
utiles & de pouvoir compter un homme de plus parme ce
grand nombre de machines organisées qui
surchargent la terre. Une femme débuta par me faire
compliment sur l’ouvrage que je commençois à publier. Pour
me prouver sa sincérité, elle fit l’énumération des
avantages qu’elle y voyoit pour moi & pour le public.
J’aimerai toujours à lire les reflexions d’un Spectateur
équitable, me dit-elle ; comme il raconte en raisonnant, on
est en mouvement en lisant ce qu’il écrit, & il y a
autant à voir avec lui qu’à penser. Il faut surtout comme
vous dites, Madame, qu’un Spectateur soit équitable,
répondis-je, & ce n’est pas encore assez, il faut qu’il
soit poli ; car, comme il raconte, il parle aux hommes ; il
faut qu’il n’oublie point qu’il les a présens ; qu’il
épargne à leurs oreilles le ton déclamatoire ; qu’il
persuade la raison, sans foudroyer le cœur humain, &
qu’il ne croie pas qu’on convertit les hommes en leur disant
des injures. La conversation se trouva engagée
par là, & chacun dit ce qu’il pensoit. Je n’ai jamais vu
tant d’esprit uni à tant de bons sens ; j’aurois défié le
parleur le plus amoureux de lui-même, d’écouter avec
impatience. Mais ce qui me charma surtout, fut d’accord de
pensées sur les matieres les plus philosophiques, entre ces
cinq personnes. On eût dit que chacune d’elles puisoit ses
raisonnemens dans la même expérience. Il y a cependant des
choses dans le monde, qui présentent des côtés différens,
& qu’avec infiniment d’esprit, on ne saisit pas comme
d’autres les ont saisies, parce qu’on n’a pas éprouvé les
mêmes choses. D’où peut donc naître cette intelligence
merveilleuse ? En voici la source. Il y a une vue
indépendante de la forme & de la vicissitude des objets,
qui vient d’un esprit naturellement géometre, & ces cinq
personnes ont cet esprit. Dans tout ce qu’elles dirent, je
vis surtout de l’indulgence pour les hommes,
du goût pour les plaisirs, de la fremeté contre les maux, un
bonheur solide. J’avois cité quelques exemples de passions
extraordinaires, de vicieux incorrigibles ; on n’avoit point
été frappé, & j’avois vu même que, si on avoit un peu
raisonné la dessus, c’étoit par politesse pour moi. Mais
quoique mes citations n’eussent pas produit l’étonnement, je
vis très-bien que ce n’étoit pas que leur ame ne fût
très-capable de sent l’horreur du crime, & le malheur
des passions funestes ; mais qu’ils étoient si bien
instruits de la nature de notre ame, qu’ils ne pouvoient
plus être surpris des effets malheureux que produit sa
difformité. Il étoit temps de me retirer, & je sortois
pour cela. Le maître de la maison vint à moi d’un air
ouvert, & me pria instamment de rester à souper.
J’aurois voulu pouvoir accepter : mais j’étois attendu, à
Paris, pour affaires ; il insista, & nous
disputâmes pendant quelque temps. J’étois fâché de ne
pouvoir pas rester, & je lui en faisois l’aveu, lorsque
tout à coup j’entendis le bruit d’une musique charmante qui
partoit du cabinet. ( Je sçus le lendemain que c’étoit un
piege qu’on avoit voulu me tendre obligeamment, pour
m’engager daventage ). Une voix tendre s’élevoit sur les
instrumens & portoit au cœur ces sons délicieux qui
semblent ne pouvoir partir que de la voix de ce qu’on aime :
ah ! Monsieur, m’écriai-je, je reste ; je n’ai plus la force
de partir. Je rentrai avec une forte de précipitation : je
ne pouvois ni voir ni entendre d’assez près. Cette musique
dure jusqu’au soupé. Elle avoit monté les esprits. Tous nos
discours, pendant le repas, furent aussi animés que le
plaisir qui venoit d’y donner lieu. On parla de l’amour, non
pas en raisonnant, en analysant ; mais en peignant, en
unissant le plaisir au sentiment, dans des
tableaux séduisans : & tout cela avec une grande épargne
de paroles ; il n’y eut qu’une des femmes qui de temps en
temps, s’écarta du ton général, pour glisser quelques
réflexions sur les charmes du sentiment. C’étoit celle qui
avoit chanté ; il étoit naturel qu’avec une voix aussi
tendre, elle eût plus de tendresse dans le cœur. J’eux lieu
de me convaincre, quelques momens après, que cela étoit
ainsi. Après le soupé, on proposa la promenade ; j’étois à
côté de Madame de Sancy. En entrant dans le jardin, je
marchai avec elle pendant quelque temps, & enfin nous
nous trouvâmes séparés du reste de la compagnie. Nous
continuâmes à parler de l’amour, & comme je n’en
raisonnois pas précisément avec autant de vivacité qu’elle,
elle me fit une question. Elle me demanda si j’avois éprouvé
ses plaisirs & ses peines. L’amour m’a toujours
favorablement traité, lui dis-je ; il m’a épargné ses
peines ; il est vrai aussi qu’il m’a
mesuré ses plaisirs. J’ai toujours ignoré la passion ;
peut-être ne suis-je pas né pour la connoître. Vous avez
perdu & gagné, reprit Madame de Sancy. C’est une
furieuse affaire que d’aimer beaucoup, & toute la vie en
dépend. Je préférerois pourtant une extrême sensibilité à
une extrême indifférence. L’état le plus heureux est celui
d’un homme qui sent assez pour jouir, & qui ne desire
que ce qu’il peut posséder ; il me semble que ce état fût
votre partage . . . . J’oserois croire, Madame, qu’il ne fût
pas le vôtre, lui dis-je ; je crois deviner qu’en louant mon
état, vous trahissez votre cœur, & peut-être votre
goût. . . . Sur quoi croyez-vous devoir juger ainsi, me
demanda t’elle ; sur vos regards, répondis-je, sur le son de
votre voix, sur la question que vous avez daigné me faire :
il me semble que tout cela prouve que vous avez aimé
beaucoup & que vos chagrins, si vous en avez eu, vous ont donné plus de tristesse que d’indifférence.
Vous devinez, répondit-elle ; je ne le nierai pas ; j’ai
beaucoup aimé, j’ai eu des chagrins, mais c’est sans avoir
eu à me plaindre de mon amant. Il est mort dans les champs
de l’honneur ; s’il avoit vécu, je crois que je n’aurois
jamais connu les tristes soupirs, & vous conviendrez
vous-même, en ce cas, que je n’ai pas tort de penser qu’une
extrême sensibilité est préférable à la simple faculté de
former des desirs. Nous avions raison tous deux, & nous
en convîmes ; elle, parce-qu’elle étoit la personne du monde
la plus ingénne, moi, parce que j’avois quelques idées que
je voulois approfondir. L’amant que vous aimâtes n’est plus,
lui dis-je ; je m’imagine que vous l’avez perdu depuis assez
long-tempse pour n’être plus en proie aux larmes. Quel est à
présent l’état de votre cœur ? Vous êtes-vous fait un plan ?
aimerez-vous encore ? avez-vous résolu de
n’aimer plus ? . . . . Je n’ai rien résolu, me
répondit-elle ; & c’est surtout à quoi m’a servi
l’esprit raisonnable que la nature m’a donné. En laissant à
mon cœur toute la liberté que mon caractere demande, il me
laisse à son tour jouir de tuos les objets ; si je le
voulois contraindre à e recevoir aucunes impressions, il
s’opposeroit lui-même à tous les plaisirs, il
m’empoisonneroit tout en ne se prêtant à rien. J’attends un
amant, sans le désirer ; je m’amuse & je raisonne en
l’attendant, je préviens l’ennui de n’aimer point, en
pensant que je puis aimer encore, & cette situation, la
plus heureuse de toutes, après celle que nous fait la
tendresse d’un amant adoré, est précisément celle que
conseille la philosophie, quand on entend bien ce que
signifie ce mot si souvent mal expliqué. . . . . Nous
aurions encore causé long-temps, & elle n’auroit pas
mieux demandé, car les esprits tendres ont un
besoin physique de confier leurs pensées. Mais j’ai dit
qu’on m’attendroit chez moi, & je partis après avoir
rejoint la compagnie.