Cita bibliográfica: Jean-François de Bastide (Ed.): "Visite d’un homme", en: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.1\005 (1758), pp. 159-171, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1780 [consultado el: ].
Nivel 1► Nivel 2► Relato general► Je reçus hier la visite d’un homme qui a autrefois beaucoup vécu dans le monde, & qui en parle encore volontiers. Il passe les trois quarts de sa vie dans une petite maison à trois lieues de Paris, qu’il appelle son hermitage, où il trouve de secret d’être heureux loin des hommes, sans les haïr, ne les mépriser. Ma premiere feuille m’attiroit sa visite. Il vouloit connoître, me dit-il, M. le Spectateur, pour pouvoir dans l’occasion être en commerce avec lui. J’ai peu vu d’hommes qui enga-[160]gent autant que celui-ci à la premiere vue. Sa façon de penser me charme. Il comprit aisément que j’étois fincere dans mes louanges, & me pressa de lui accorder le reste de la journée ; voulant, ajouta-t-il, me montrer son petit hermitage, & me mettre à portée de connoître un Philosophe d’une espece peut-être singuliere. Une invitation aussi séduisante ne me permit pas de différer. J’exigeai que nous partissons sur le champ, & je me serois reproché, le lendemain, d’avoir eu moins d’empressement. Je vis réellement un hermitage, mais tel que les Romanciers n’en ont pas encore imaginé. Je ne veux le représenter ici que du côté qui touche plus directement à la philosophie, pour les gens du monde : six chambres de maître également propres & ornées, un sallon percé de quatre croisées, dans lequel le plaisir paroît entrer avec le jour par les figures aussi volupteuses que riantes, qui sont re-[161]présentées sur la tapisserie, une salle à manger, où toutes les commodités se font voir sans étalage & sans affectation puérile. Un petit cabinet suit le sallon, dans lequel plusieurs instrumens de musique, placés sans ordre, annoncent qu’ils n’y ont point été rassemblés par la sotte vanité, & qu’ils entrent dans le systême de la maison. Après avoir considéré tour à tour toutes ces choses, je passai dans le jardin, où je trouvai quatre personnes que mon philosophe voulut que nous abordassions. Il me nomma par mon titre de Spectateur, dès qu’il fut assez près pour être entendu, & à l’instant je vis ces quatre personnes venir à nous, & me montrer par le visage le plus riant qu’elles étoient charmées de me voir. Ce n’étoit point cet air indiscrétement charmé, qui veut montrer plus de joie qu’on n’en a, & & qu’on n’en doit avoir ; c’étoit de la satisfaction mêlée avec de la curiosité, leurs regards m’appre-[162]noient que c’étoit un plaisir de l’ame ; & qu’ils se prometroient un entretier qui alloit l’intéresser. S’ils m’avoient parlé, ils m’auroient dit : Nous sommes ravis de voir un homme qui pense, & va nous apprendre, dans sa conversation, des choses que nous ignorons. Je saisis aisément leur idée, & mon compliment leur parut la justifier. Après quelques propos vagues, qui cependant décéloient l’esprit de la petite semblée, on porposa de rentrer. C’étoit l’heure ordinaire où l’on faisoit de la musique ; mais en ma faveur, personne ne songea à entrer dans le cabinet. Je voyois dans les yeux une certaine envie de m’entendre parler ; non pas cette envie qu’inspire un homme d’esprit à des gens qui n’en ont point, ou qui l’ont faux, & dont le grand plaisir est de faire de l’esprit, mais ce désir raisonné d’entendre des maximes utiles & de pouvoir compter un homme de plus parme ce grand nombre de [163] machines organisées qui surchargent la terre. Une femme débuta par me faire compliment sur l’ouvrage que je commençois à publier. Pour me prouver sa sincérité, elle fit l’énumération des avantages qu’elle y voyoit pour moi & pour le public. J’aimerai toujours à lire les reflexions d’un Spectateur équitable, me dit-elle ; comme il raconte en raisonnant, on est en mouvement en lisant ce qu’il écrit, & il y a autant à voir avec lui qu’à penser. Il faut surtout comme vous dites, Madame, qu’un Spectateur soit équitable, répondis-je, & ce n’est pas encore assez, il faut qu’il soit poli ; car, comme il raconte, il parle aux hommes ; il faut qu’il n’oublie point qu’il les a présens ; qu’il épargne à leurs oreilles le ton déclamatoire ; qu’il persuade la raison, sans foudroyer le cœur humain, & qu’il ne croie pas qu’on convertit les hommes en leur disant des injures. [164]
La conversation se trouva engagée par là, & chacun dit ce qu’il pensoit. Je n’ai jamais vu tant d’esprit uni à tant de bons sens ; j’aurois défié le parleur le plus amoureux de lui-même, d’écouter avec impatience. Mais ce qui me charma surtout, fut d’accord de pensées sur les matieres les plus philosophiques, entre ces cinq personnes. On eût dit que chacune d’elles puisoit ses raisonnemens dans la même expérience. Il y a cependant des choses dans le monde, qui présentent des côtés différens, & qu’avec infiniment d’esprit, on ne saisit pas comme d’autres les ont saisies, parce qu’on n’a pas éprouvé les mêmes choses. D’où peut donc naître cette intelligence merveilleuse ? En voici la source. Il y a une vue indépendante de la forme & de la vicissitude des objets, qui vient d’un esprit naturellement géometre, & ces cinq personnes ont cet esprit. Dans tout ce qu’elles dirent, je vis surtout de l’in-[165]dulgence pour les hommes, du goût pour les plaisirs, de la fremeté contre les maux, un bonheur solide. J’avois cité quelques exemples de passions extraordinaires, de vicieux incorrigibles ; on n’avoit point été frappé, & j’avois vu même que, si on avoit un peu raisonné la dessus, c’étoit par politesse pour moi. Mais quoique mes citations n’eussent pas produit l’étonnement, je vis très-bien que ce n’étoit pas que leur ame ne fût très-capable de sent l’horreur du crime, & le malheur des passions funestes ; mais qu’ils étoient si bien instruits de la nature de notre ame, qu’ils ne pouvoient plus être surpris des effets malheureux que produit sa difformité.
Il étoit temps de me retirer, & je sortois pour cela. Le maître de la maison vint à moi d’un air ouvert, & me pria instamment de rester à souper. J’aurois voulu pouvoir accepter : mais j’étois attendu, à Paris, pour affaires ; il in-[166]sista, & nous disputâmes pendant quelque temps. J’étois fâché de ne pouvoir pas rester, & je lui en faisois l’aveu, lorsque tout à coup j’entendis le bruit d’une musique charmante qui partoit du cabinet. ( Je sçus le lendemain que c’étoit un piege qu’on avoit voulu me tendre obligeamment, pour m’engager daventage ). Une voix tendre s’élevoit sur les instrumens & portoit au cœur ces sons délicieux qui semblent ne pouvoir partir que de la voix de ce qu’on aime : ah ! Monsieur, m’écriai-je, je reste ; je n’ai plus la force de partir. Je rentrai avec une forte de précipitation : je ne pouvois ni voir ni entendre d’assez près. Cette musique dure jusqu’au soupé. Elle avoit monté les esprits. Tous nos discours, pendant le repas, furent aussi animés que le plaisir qui venoit d’y donner lieu. On parla de l’amour, non pas en raisonnant, en analysant ; mais en peignant, en unissant le plaisir au sentiment, dans [167] des tableaux séduisans : & tout cela avec une grande épargne de paroles ; il n’y eut qu’une des femmes qui de temps en temps, s’écarta du ton général, pour glisser quelques réflexions sur les charmes du sentiment. C’étoit celle qui avoit chanté ; il étoit naturel qu’avec une voix aussi tendre, elle eût plus de tendresse dans le cœur. J’eux lieu de me convaincre, quelques momens après, que cela étoit ainsi. Après le soupé, on proposa la promenade ; j’étois à côté de Madame de Sancy. En entrant dans le jardin, je marchai avec elle pendant quelque temps, & enfin nous nous trouvâmes séparés du reste de la compagnie. Nous continuâmes à parler de l’amour, & comme je n’en raisonnois pas précisément avec autant de vivacité qu’elle, elle me fit une question. Elle me demanda si j’avois éprouvé ses plaisirs & ses peines. L’amour m’a toujours favorablement traité, lui dis-je ; il m’a épargné ses pei-[168]nes ; il est vrai aussi qu’il m’a mesuré ses plaisirs. J’ai toujours ignoré la passion ; peut-être ne suis-je pas né pour la connoître. Vous avez perdu & gagné, reprit Madame de Sancy. C’est une furieuse affaire que d’aimer beaucoup, & toute la vie en dépend. Je préférerois pourtant une extrême sensibilité à une extrême indifférence. L’état le plus heureux est celui d’un homme qui sent assez pour jouir, & qui ne desire que ce qu’il peut posséder ; il me semble que ce état fût votre partage . . . . J’oserois croire, Madame, qu’il ne fût pas le vôtre, lui dis-je ; je crois deviner qu’en louant mon état, vous trahissez votre cœur, & peut-être votre goût. . . . Sur quoi croyez-vous devoir juger ainsi, me demanda t’elle ; sur vos regards, répondis-je, sur le son de votre voix, sur la question que vous avez daigné me faire : il me semble que tout cela prouve que vous avez aimé beaucoup & que vos chagrins, si vous en avez [169] eu, vous ont donné plus de tristesse que d’indifférence. Vous devinez, répondit-elle ; je ne le nierai pas ; j’ai beaucoup aimé, j’ai eu des chagrins, mais c’est sans avoir eu à me plaindre de mon amant. Il est mort dans les champs de l’honneur ; s’il avoit vécu, je crois que je n’aurois jamais connu les tristes soupirs, & vous conviendrez vous-même, en ce cas, que je n’ai pas tort de penser qu’une extrême sensibilité est préférable à la simple faculté de former des desirs. Nous avions raison tous deux, & nous en convîmes ; elle, parce-qu’elle étoit la personne du monde la plus ingénne, moi, parce que j’avois quelques idées que je voulois approfondir. L’amant que vous aimâtes n’est plus, lui dis-je ; je m’imagine que vous l’avez perdu depuis assez long-tempse pour n’être plus en proie aux larmes. Quel est à présent l’état de votre cœur ? Vous êtes-vous fait un plan ? aimerez-vous encore ? avez-vous résolu [170] de n’aimer plus ? . . . . Je n’ai rien résolu, me répondit-elle ; & c’est surtout à quoi m’a servi l’esprit raisonnable que la nature m’a donné. En laissant à mon cœur toute la liberté que mon caractere demande, il me laisse à son tour jouir de tuos les objets ; si je le voulois contraindre à e recevoir aucunes impressions, il s’opposeroit lui-même à tous les plaisirs, il m’empoisonneroit tout en ne se prêtant à rien. J’attends un amant, sans le désirer ; je m’amuse & je raisonne en l’attendant, je préviens l’ennui de n’aimer point, en pensant que je puis aimer encore, & cette situation, la plus heureuse de toutes, après celle que nous fait la tendresse d’un amant adoré, est précisément celle que conseille la philosophie, quand on entend bien ce que signifie ce mot si souvent mal expliqué. . . . . Nous aurions encore causé long-temps, & elle n’auroit pas mieux demandé, car les esprits tendres ont [171] un besoin physique de confier leurs pensées. Mais j’ai dit qu’on m’attendroit chez moi, & je partis après avoir rejoint la compagnie. ◀Relato general ◀Nivel 2 ◀Nivel 1