Le Nouveau Spectateur (Bastide): Deux Scènes
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Metatextualität
Scene Premiere du
dernier acte. Damon seul.
Dialog
Elle va donc parler !
Qu’apprendrai-je ? Hélas ! j’ai souhaité d’être éclairci.
Mais dois-je chercher à connoître son cœur quand je ne puis
plus retenir le mien. ( une pause ) Foibles mortels ! pour
quel sort êtes-vous nés ? Combien de monstres à combattre
dans le labyrinthe de la vie. ( une pause ) Quelle foule
d’affreuses réflexions ? Je ne suis point aimé, j’aime &
je sens que j’aimerai toujours. Il ne me reste
plus que d’apprendre que j’ai un rival préféré. . . .
Nimporte <sic>. La raison me reste. Elle me condamne à
m’instruire, à sçavoir à quoi je dois l’employer. La crainte
n’est qu’un malheur ; l’incertitude volontaire est une
lâcheté ; elle part d’une ame énervée, & anéantit la
raison. Quand je sçaurai mon sort, je n’aurai plus le
prétexte de l’espérance, & la honte de souffrir qu’on me
haïsse injustement, m’apprendra mon devoir. ( une pause )
Elle vient. . . Dieux ! Sauvez-moi de moi-même. ( En disant
ces mots, il se précipite sur le dos d’un fouteil, la tête
appuyée sur les deux mains ).
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Metatextualität
Scene Premiere
Damon seul.
Dialog
Elle va donc parler !
Qu’apprendrai-je ? Hélas ! j’ai souhaité d’être éclairci.
Mais dois-je chercher à connoître son cœur quand je ne puis
plus retenir le mien. ( une pause ) Foibles mortels ! pour
quel sort êtes-vous nés ? Combien de monstres à combattre
dans le labyrinthe de la vie. ( une pause ) Quelle foule
d’affreuses réflexions ? Je ne suis point aimé, j’aime &
je sens que j’aimerai toujours. Il ne me reste
plus que d’apprendre que j’ai un rival préféré. . . .
Nimporte <sic>. La raison me reste. Elle me condamne à
m’instruire, à sçavoir à quoi je dois l’employer. La crainte
n’est qu’un malheur ; l’incertitude volontaire est une
lâcheté ; elle part d’une ame énervée, & anéantit la
raison. Quand je sçaurai mon sort, je n’aurai plus le
prétexte de l’espérance, & la honte de souffrir qu’on me
haïsse injustement, m’apprendra mon devoir. ( une pause )
Elle vient. . . Dieux ! Sauvez-moi de moi-même. ( En disant
ces mots, il se précipite sur le dos d’un fouteil, la tête
appuyée sur les deux mains ).
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Metatextualität
Scene Suivante Lucinde.
Damon.
Dialog
Damon s’oublie dans cette
situation; il ne regarde point Lucinde, & paroît ignorer
qu’elle est présente, quoiqu’il lait <sic> vue entrer.
Lucinde. Damon, je suis avec vous. . . . Ma
présence redouble vos tourmens ? Damon fait un mouvement qui
est plus forte que celui de la surprise. Il la regarde, fixe
ses yeux sur elle, & dit ensuite : Votre présence fut un
bien pour moi. Vous le sçavez, Madame. . . Elle m’est
devenue terrible. . . . Ce n’est pas mon cœur qu’il en faut
accuser. Lucinde. C’est le mien : il ne se dissimule pas
votre malheur. Mais vous l’accusez ; il s’accuse lui-même,
& il n’est point coupable. Damon la regarde en
frèmissant. Elle n’évite point ses regards, & ils
restent les yeux fixés l’un sur l’autre un moment, &
ensuite elle continue ainsi. Lucinde. Damon, on ne se fait
point ses sentimens ; vous le sçavez ; nous naissons avec
les passions qui doivent un jour remplir de
trouble & d’horreur l’espace si petit & trop grand
encore, que nous allons occuper dans l’univers. Une
puissance nous forme, nous anime, nous jette sur la terre
tout-enchaînés, & notre ame impuissante, malgré ses
efforts, n’est pas même complice des malheurs que notre
existance va causer. Damon s’est remis dans la même
situation où il étoit d’abord. Il revient à lui par une
espece d’horreur ; il pousse le fouteuil, se met devant
Lucinde, & lui dit : Vous avez donc des sentimens ? Eh !
ils ne sont pas pour moi ! ( une pause ) Enfin, Madame, vous
avez promis de m’instruire ; j’ai souhaité d’être
éclairci. . . . Je sçais à quoi je dois m’attendre !
( vivement ) Mais je ne puis plus supporter le poids de mon
incertitude ; elle m’accable, me désespere. . . . Je sçais
que c’est vous demander la mort : mais la pitié de moi-même
me force à la regarder comme un bien. J’ai
langui, j’ai séché. Rien n’a pu fléchir votre ame
impitoyable. Qu’ai-je encore à craindre ? . . . Vous me
sauvez des maux en massassinant. <sic> ( une pause )
Oui, vous m’en sauvez : jugez de ce que je souffre. Lucinde.
Eh bien ! Damon, je parlerai, je vous apprendrai votre
fort : mais vous ne mourrez point, & vous en ferez plus
malheureux. J’ai résisté à vos cris, à vos outrages. Je
souffrois plus que vous ; je me sacrifiois ; je connoissois
votre ame ; j’avois pitié d’elle ; j’avois horreur de votre
destinée. . . . Enfin votre génie prononce, ma compassion ne
peut vous sauver ; vous voulez être instruit, vous allez
d’être. Damon fait quelques pas vers le fauteuil, y appuie
un coude, & de sa main couvre son visage : l’autre main
est aussi appuyée sur le fauteuil.
Lucinde continue.
Damon, je vous ai
fui, je vous ai tendu malheureux, je suis cause que votre
ame a douté qu’il y eût de la justice pour elle dans le
systême du premier être. ( une pause, pendant laquelle elle
s’approche de lui ) Vous devriez me haïr, & je voudrois
que vous l’eussiez pu. Je ne suis pas née pour vous faire du
mal ; j’y trouverois un malheur pour moi, le sujet d’une
honte éternelle. . . . Cependant vous m’y condamnez, vous
m’arrachez un secret. . . . ( une pause encore, pendant
laquelle elle s’approche tout-à-fait de lui ) Damon, j’ai
cédé à vos sentimens furieux ; vous m’avez armée vous-même,
malgré moi, du poignard que je tiens levé sur vous ; je
frémis, & je ne puis plus vous épargner. Si vous en avez
encore la force, fuyez-moi : ayons pitié l’un de
l’autre. . . Je vous donne le temps de vous sauver.
Damon,
( Se tournant vers elle avec
une étonnante promptitude ). Me sauver. . . . . quand mon
ennemi se déclare. . . . quand je me vois au moment que j’ai
tant souhaité. . . . Non, je vous adore & je meurs. Je
suis consumé, dévoré. Ce moment est un supplice pour
moi. . . . Qu’il soit le dernier ! Lucinde. C’en est fait,
vous ne pouvez plus m’arrêter. ( une pause ) Regardez-moi,
Damon, regardez-moi. ( il la regarde, & leve la tête en
tenant toujours le fauteuil de deux mains ) Vous êtes
persuadé que je vous hais ? Damon, vivement.
Oui, madame, & vous le voyez bien, puisque je
souhaite tant d’en être convaincu. Lucinde. Vous êtes dans
l’erreur, je vous aime & je vous ai toujours aimé. Damon, ( du ton du plus grand étonnement ).
Vous m’aimez ! ( avec beaucoup de vivacité ) Vous m’aimez !
Ah ! je veux mourir à vos genoux. ( il s’y précipite ).
Lucinde ( le reçoit dans ses bras, & après une pause
assez longue, dit : Ecoutez-moi, Damon, & levez-vous.
Votre joie m’est affreuse ; elle me donne des remords. . . .
Si je vous la laissois, vous feriez en droit de m’en punir.
Damon. Vous en punir ! Reconnoître ainsi votre plus grand
bien bienfait ! Lucinde. Quel bienfait, grands Dieux ! Il
commence votre malheur. Je vais vous l’arracher, l’anéantir
dans votre ame, & à sa place y faire naître l’horreur
& le désespoir. Ecoutez-moi. Damon leve les mains au
ciel, les porte ensuite sur son visage, & se
jette sur le dos du fauteuil, qu’il avoit quitté pour voler
aux genoux de Lucinde. Lucinde. Il y a six mois que vous
m’aimez ; vos premiers soins me toucherent sans me vaincre ;
votre constance triomphe de ma vertu, sans triompher de ma
raison. Je vis à vous aimer un malheur inévitable. Vous
étiez sans fortune, & la mienne suffisoit à peine aux
besoins indispensables de la vie. Dans cette indigence
commune, la raison me montroit le malheur du mariage. Au
défaut de ce bonheur vertueux, qu’il procure, je ne voyois
que ces plaisirs si peu nobles, si peu durable, qui trompent
un moment, consolent un jour, n’assurent rien, exposent à
tout, & ne donnent enfin que des remords. Je vis de
toutes façons un présent malheureux, & un avenir
épouventable. J’avois déjà écouté ma raison ; elle avoit
prononcé. Je consultai mon cœur ; il confirma
son arrêt ; il vous peignit si tendre, si intéressant, si
honnête homme, si digne du bonheur que je ne pouvois vous
faire, que je me vus obligée de vous tromper sur mes
sentimens. Damon se tourne vers elle avec précipitation,
veut se saisir de sa main qu’elle retire, & dit avec
transport : Eh ! je ne compris pas que vous me les cachiez ;
je vous laissai livrée au tourment le plus cruel ! . . .
J’ai bien mérité les maux qui m’ont accablé depuis. Lucinde.
J’étois obligée de me faire les lus grandes violences ; je
demandois tous les jours au ciel qu’en déchirant mon cœur,
elles ne le trahissent pas. Hélas ! je ne sçavois pas ce que
je demandois. Si vous m’aviez deviné, je me serois
expliquée, je vous aurois montré toute ma résolution, vous
l’auriez respectée, vous vous seriez éloigné ou je vous aurois fui. . . . Je le pouvois alors je n’avois
que mon cœur contre moi. . . . Mais n’anticipons point sur
l’ordre des événemens. Damon, impétueusement.
Eh ! quels événemens vous reste-t’il à m’apprendre ?
En peut-il être de plusintéressant <sic> pour vous que
les transports de mon ame, & de plus cruel pour moi que
la perte du plus doux moment de ma vie. Chere Lucinde, on
réfléchit toujours trop quand on aime. Pourquoi réfléchir ?
Nous nous aimons, nous serons assez riches ; nous aurons
pour nous l’estime des hommes, & notre bonheur. . . .
Mais quelle pâleur subite couvre votre visage. . . . Vos
yeux se remplissent de pleurs ! . . . . Eh bien ! j’écoute
pour mourir. Lucinde. Je vous ai dit que vous ne mourriez
pas. Je voudrois n’avoir pas cette assurance à vous donner.
La mort est le malheur qu’on sent le mois. Il en est de plus grands ; vous allez les connoître. Vous
vivez dans les larmes ou dans les remords ; dans une
éternelle pitié pour moi, ou dans un éternel mépris pour
vous-même : voilà votre sort. Je voulois vous l’épargner,
vous m’avez forcé de parler, vous avez abusé de ma
tendresse. Il faut, malgré moi, que je vous en punisse.
Damon, par un mouvement de désespoir, reprend sa premiere
situation ; & pendant le récit de Lucinde, s’il fait un
mouvement qui découvre son visage, on voit un homme
consterné, tourmenté. Lucinde. Pendant que ma vie s’écouloit
dans le désespoir, on vint me proposer un moyen de
m’enrichir promptement : il ne s’agissoit que de placer une
fomme <sic> considérable dans une affaire sûre, qui
commençoit, & au bout d’un terme fort court je devois
voir ma fortune triplée. Celui qui me faisoit cette proposition étoit un homme très-prudent, & qui
lui-même m’y encourageoit par son exemple. Je n’avois jamais
connu l’ambition, j’avois toujours pensé qu’il n’y a de
véritable misere que celle que les hommes nous font sentir,
& ils m’avoient toujours épargnée à cet égard. Mais vous
vîntes vous offrir à mon esprit avec toute cette tendresse
qui me charmoit, & avec tout ce désespoir qui, dans mes
résolutions, devoit en être à jamais le fruit. Je ne fus
plus maîtresse de mes pensées ; je me laissai séduite par
l’espoir de vous rendre heureux ; & ne consultant plus
alors que mon amour, je fis plus qu’on ne me demandoit ;
j’empruntai le double de mon bien, & . . . . Damon,
( courant vers elle, & l’interrompant par ce
mouvement ), Je vous entends, cette entreprise n’a pas
réussi, & vous êtes ruinée ! Lucinde Je la suis, &
ce n’est que la moitié de votre malheur. Daignez
écouter jusqu’au bout. Dans l’ivresse où j’étois lorsque je
fis ces emprunt, persuadée que l’entreprise étoit
infaillible, & le croyant, moins parce que cette idée
commençoit déjà l’heureuse destinée que je voulois vous
faire, je ne regardai point au danger des engagemens qu’on
exigeoit de moi, je signai tout ce qu’on voulut, & je
suis poursuivie. Damon. Ah ! je frémis, je ne puis plus
écouter, je me meurs. ( Il tombe à ses genoux, il est près
d’y expirer ; Lucinde le soutient. Ils ne se disent rien
pendant quelques momens ; ensuite il continue ). Lucinde,
j’ai vécu ; ne me soutenez point ; laissez-moi briser la
chaîne odieuse de mes maux. . . . Lucinde. J’ai prévu ce
moment horrible ; j’ai voulu le dérober au génie qui vous
poursuit ; je vous ai tourmenté, accablé,
humilié ; vous n’avez pu me prêter assez d’injustice pour
m’abandonner, assez de cruauté pour me haïr ; vous avez
voulu pénétrer dans un cœur qui devoit être votre tombeau ;
vous avez conduit toute votre destinée. Damon ( se levant
avec une force singuliere, & la fixant avant de
parler ), Oui, je l’ai conduite. . . . J’ai voulu la
connoître. . . .( avec transport ) Je ne m’en repens pas. Je
suis déchiré, je ne vis plus, ne respire plus ; je sçais que
je vous perds pour jamais ; je vois les maux que vous allez
souffrir, l’humiliation qui vous attend, les prisons qui
vont vous renfermer. . . . Mais j’ai sçu du moins que vous
m’aimiez. Lucinde. Hélas ! quelle consolation pourrez-vous
trouver dans une tendresse qui nous a perdu tous deux !
( une pause ) Damon, vous ne sçavez pas tout ce que mon
amour vous réserve encore. Damon. Je sçais
qu’il me fera vivre pour vous adorer, pour vous mériter par
la constance de mes larmes. . . . Mais en sommes-nous
réduits à cette feule consolation ? Ne peut-on trouver des
expédiens ? Lucinde. Il n’en est plus dans ma situation ; je
suis poursuivie ; mon arrêt est prononcé ; au moment où je
parle, peut-être on vient m’arrêter. Damon marche sur le
bord du théâtre comme un homme égaré, il revient au
fauteuil, le quitte pour revenir à Lucinde. Lucinde. Je ne
vois qu’un seul expédient, mais il est affreux, & je ne
vous propose pas de l’employer. ( Damon la regarde comme
devinant ce qu’elle va lui dire ) Je dois vingt mille écus ;
toute votre fortune consiste en quelques pensions : mais
vous avez cette femme chez vous ; vous m’avez dit qu’un de
vos amis vous avoit remis en mourant, il y a
deux mois, un dépôt de vingt mille écus. Damon, avec
beaucoup de trouble. Oui, je vous ai dit la vérité : mais
cet argent n’est point à moi. Il appartient à un homme que
mon ami avoit trompé dans une affaire commune. Lucinde. Je
sçais tout cela, & encore une fois, quoiqu’il faille
vous perdre, quoique j’aie tout perdu pour vous, quoique mon
amour me conduise aujourd’hui dans une éternelle prison, je
ne vous propose pas de vous en servir. Mais cet homme est
riche ; il est absent ; vous ne lui avez pas encore écrit,
parce que vous ignorez où il fait à présent sa
résidence. . . . Il perdroit ce qu’il ne connoît pas, &
ce dont il n’a pas besoin, la nature ici ne seroit point
trahie ; il n’y auroit que l’honneur qui pourroit nous
donner des remords. Damon l’a écouté sans la regarder ; il s’avance vers elle, & la regardant alors
avec un sang froid singulier. Mais, Lucinde, n’est-ce rien
que l’honneur ? Retrouve-t’on la paix quand on a méprisé les
loix ? ( une pause ) Avez-vous jamais connu un méchant qui
ait joui de son crime ? Lucinde. Le crime n’est peut-être
que dans le motif. Considérez qu’ici votre motif seroit une
vertu. J’ai tout fait pour vous, tout souffert pour vous,
tout perdu pour vous. Je vais languir dans une prison
affreuse. Ce n’est que pour vous acquitter, que pour sauver
une infortunée, que vous dérogerez à vos principes : on
ignorera ce que vous aurez fait. ( une pause ) L’honneur
n’est peut-être si redoutable, que parce qu’il est trop
redouté. Damon. Mais la conscience ! Elle habite dans nos
cœurs ; elle n’a pas besoin de la malignité des accusations
pour connoître nos crimes ; elle est éclairée
par une lumiere divine. Lucinde Je sçais que nous ne nous
dérobons point à ses lumieres, & que nous n’échappons
point à ses vengeances : mais comme elle agit toujours sans
préjugés, elle doit pardonner un petit mal en faveur d’un
grand bien. Damon, vivement.
Non,
Lucinde, je vous adore ; mais j’ai le courage de vous
sacrifier. Lucinde. Je m’y suis attendue, & je ne m’en
plains pas. ( Ils tombent tous deux dans une morne silence.
Un laquais survient, parle bas à Lucinde, & lui remet un
papier qu’elle lit. ) Lucinde. Damon, aurez-vous la force de
lire ce papier. 12:22:09Damon le prend, le lit & le
porte à son front, en levant les yeux au ciel. Après une pause il dit au laquais qui est resté : Priez
ces Messieurs d’attendre un moment, dites-leur que Madame va
les joindre. Après que le laquais est sorti, il vient se
mettre aux genoux de Lucinde ; il prend sa main, sur
laquelle il appuie long-temps sa bouche ; il la regarde
ensuite en pleurant, et lui dit : Lucinde, si ce moment
étoit le dernier de votre vie, malgré mon amour, j’en
bénirois le ciel. Je vous perds, je vous assassine, &
j’ai la douleur de penser que le respect de mon devoir me
justifie mieux à vos yeux, qu’il ne vous console. . . .
Lucinde. Ah ! Damon, ne me condamnez point ; la nature a ses
droits ; voyez-moi telle que je vais être ; voyez les maux
que vous m’avez causés. J’étois heureuse avant de vous
connoître ; je ne le ferai plus. J’avois l’estime du
public ; son mépris m’attend dans la prison. La
passion, dont les fuites répandent tant d’infamie sur moi,
va deshonorer pour jamais ma mémoire. Pour
jamais ! . . . Eh ! ce fera donc là le prix de l’amour le
plus tendre ? . . . Je vous plains d’être condamné à faire
cette réflexion : elle me fera toujours affreuse pour vous.
Damon. J’espere que je n’aurai pas le temps de le faire.
Non, le ciel aura pitié de moi ; il ne m’aura point jetté
entre le crime & la vertu pour me condamner à éprouver
en moi-même combien l’un est quelquefois plus naturel &
plus doux que l’autre. Il finira mes jours infortunés.
Lucinde. Il les laissera durer, & vous connoîtrez trop
tard peut-être que notre destinée est immuable, & que la
vertu remplit mal les promesses qu’elle nous fait, quand
nous nous sacrifions à ses loix. Enfin, Damon, voici notre
dernier moment ; souffrez que ma douleur
nous parle pour moi ; n’étouffez pas le cri de la nature. Je
n’ai plus rien, & vous êtes pauvre : mais nous nous
aimons, nous nous sommes éprouvés, nous avons une ame, nous
ferions heureux sans les richesses. . . . Au lieu de ce
bonheur que vous avez tant souhaité, que j’ai tant mérité,
nous n’aurons que des tourmens, que d’éternels motifs de
désespoir. . . . Vous pouvez encore l’empêcher, je suis
encore avec vous, vous n’avez qu’un mot à dire ; demain,
dans une heure il seroit trop tard, vous perdiez votre
sacrifice, je serois déshonorée. . . . Réfléchissez, &
voyez le parti que vous voulez prendre. Damon, avec une
vivacité furieuse. Il est pris, Madame : l’honneur
l’ordonne. Lucinde. Il est pris. . . . Vous déchirez mon
cœur ! Vous deshonorez ma mémoire, vous me
précipitez dans le séjour du crime. . . . Que me
restera-t’il donc pour prix de tant d’amour. Damon. Votre
innocence & mon désespoir ( il se jette sur sa main
qu’il inonde de larmes ; il la baise long-temps, & se
retire en appellant des domestiques, pour leur ordonner de
prendre soin de leur maîtresse ).
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Metatextualität
Scene Suivante
Dialog
Damon s’oublie dans cette
situation; il ne regarde point Lucinde, & paroît ignorer
qu’elle est présente, quoiqu’il lait <sic> vue entrer.
Lucinde. Damon, je suis avec vous. . . . Ma
présence redouble vos tourmens ? Damon fait un mouvement qui
est plus forte que celui de la surprise. Il la regarde, fixe
ses yeux sur elle, & dit ensuite : Votre présence fut un
bien pour moi. Vous le sçavez, Madame. . . Elle m’est
devenue terrible. . . . Ce n’est pas mon cœur qu’il en faut
accuser. Lucinde. C’est le mien : il ne se dissimule pas
votre malheur. Mais vous l’accusez ; il s’accuse lui-même,
& il n’est point coupable. Damon la regarde en
frèmissant. Elle n’évite point ses regards, & ils
restent les yeux fixés l’un sur l’autre un moment, &
ensuite elle continue ainsi. Lucinde. Damon, on ne se fait
point ses sentimens ; vous le sçavez ; nous naissons avec
les passions qui doivent un jour remplir de
trouble & d’horreur l’espace si petit & trop grand
encore, que nous allons occuper dans l’univers. Une
puissance nous forme, nous anime, nous jette sur la terre
tout-enchaînés, & notre ame impuissante, malgré ses
efforts, n’est pas même complice des malheurs que notre
existance va causer. Damon s’est remis dans la même
situation où il étoit d’abord. Il revient à lui par une
espece d’horreur ; il pousse le fouteuil, se met devant
Lucinde, & lui dit : Vous avez donc des sentimens ? Eh !
ils ne sont pas pour moi ! ( une pause ) Enfin, Madame, vous
avez promis de m’instruire ; j’ai souhaité d’être
éclairci. . . . Je sçais à quoi je dois m’attendre !
( vivement ) Mais je ne puis plus supporter le poids de mon
incertitude ; elle m’accable, me désespere. . . . Je sçais
que c’est vous demander la mort : mais la pitié de moi-même
me force à la regarder comme un bien. J’ai
langui, j’ai séché. Rien n’a pu fléchir votre ame
impitoyable. Qu’ai-je encore à craindre ? . . . Vous me
sauvez des maux en massassinant. <sic> ( une pause )
Oui, vous m’en sauvez : jugez de ce que je souffre. Lucinde.
Eh bien ! Damon, je parlerai, je vous apprendrai votre
fort : mais vous ne mourrez point, & vous en ferez plus
malheureux. J’ai résisté à vos cris, à vos outrages. Je
souffrois plus que vous ; je me sacrifiois ; je connoissois
votre ame ; j’avois pitié d’elle ; j’avois horreur de votre
destinée. . . . Enfin votre génie prononce, ma compassion ne
peut vous sauver ; vous voulez être instruit, vous allez
d’être. Damon fait quelques pas vers le fauteuil, y appuie
un coude, & de sa main couvre son visage : l’autre main
est aussi appuyée sur le fauteuil.
Lucinde continue.
Damon, je vous ai fui, je vous ai tendu malheureux, je suis cause que votre ame a douté qu’il y eût de la justice pour elle dans le systême du premier être. ( une pause, pendant laquelle elle s’approche de lui ) Vous devriez me haïr, & je voudrois que vous l’eussiez pu. Je ne suis pas née pour vous faire du mal ; j’y trouverois un malheur pour moi, le sujet d’une honte éternelle. . . . Cependant vous m’y condamnez, vous m’arrachez un secret. . . . ( une pause encore, pendant laquelle elle s’approche tout-à-fait de lui ) Damon, j’ai cédé à vos sentimens furieux ; vous m’avez armée vous-même, malgré moi, du poignard que je tiens levé sur vous ; je frémis, & je ne puis plus vous épargner. Si vous en avez encore la force, fuyez-moi : ayons pitié l’un de l’autre. . . Je vous donne le temps de vous sauver.Damon,
( Se tournant vers elle avec une étonnante promptitude ). Me sauver. . . . . quand mon ennemi se déclare. . . . quand je me vois au moment que j’ai tant souhaité. . . . Non, je vous adore & je meurs. Je suis consumé, dévoré. Ce moment est un supplice pour moi. . . . Qu’il soit le dernier ! Lucinde. C’en est fait, vous ne pouvez plus m’arrêter. ( une pause ) Regardez-moi, Damon, regardez-moi. ( il la regarde, & leve la tête en tenant toujours le fauteuil de deux mains ) Vous êtes persuadé que je vous hais ?Damon, vivement.
Oui, madame, & vous le voyez bien, puisque je souhaite tant d’en être convaincu. Lucinde. Vous êtes dans l’erreur, je vous aime & je vous ai toujours aimé. Damon, ( du ton du plus grand étonnement ). Vous m’aimez ! ( avec beaucoup de vivacité ) Vous m’aimez ! Ah ! je veux mourir à vos genoux. ( il s’y précipite ). Lucinde ( le reçoit dans ses bras, & après une pause assez longue, dit : Ecoutez-moi, Damon, & levez-vous. Votre joie m’est affreuse ; elle me donne des remords. . . . Si je vous la laissois, vous feriez en droit de m’en punir. Damon. Vous en punir ! Reconnoître ainsi votre plus grand bien bienfait ! Lucinde. Quel bienfait, grands Dieux ! Il commence votre malheur. Je vais vous l’arracher, l’anéantir dans votre ame, & à sa place y faire naître l’horreur & le désespoir. Ecoutez-moi. Damon leve les mains au ciel, les porte ensuite sur son visage, & se jette sur le dos du fauteuil, qu’il avoit quitté pour voler aux genoux de Lucinde. Lucinde. Il y a six mois que vous m’aimez ; vos premiers soins me toucherent sans me vaincre ; votre constance triomphe de ma vertu, sans triompher de ma raison. Je vis à vous aimer un malheur inévitable. Vous étiez sans fortune, & la mienne suffisoit à peine aux besoins indispensables de la vie. Dans cette indigence commune, la raison me montroit le malheur du mariage. Au défaut de ce bonheur vertueux, qu’il procure, je ne voyois que ces plaisirs si peu nobles, si peu durable, qui trompent un moment, consolent un jour, n’assurent rien, exposent à tout, & ne donnent enfin que des remords. Je vis de toutes façons un présent malheureux, & un avenir épouventable. J’avois déjà écouté ma raison ; elle avoit prononcé. Je consultai mon cœur ; il confirma son arrêt ; il vous peignit si tendre, si intéressant, si honnête homme, si digne du bonheur que je ne pouvois vous faire, que je me vus obligée de vous tromper sur mes sentimens. Damon se tourne vers elle avec précipitation, veut se saisir de sa main qu’elle retire, & dit avec transport : Eh ! je ne compris pas que vous me les cachiez ; je vous laissai livrée au tourment le plus cruel ! . . . J’ai bien mérité les maux qui m’ont accablé depuis. Lucinde. J’étois obligée de me faire les lus grandes violences ; je demandois tous les jours au ciel qu’en déchirant mon cœur, elles ne le trahissent pas. Hélas ! je ne sçavois pas ce que je demandois. Si vous m’aviez deviné, je me serois expliquée, je vous aurois montré toute ma résolution, vous l’auriez respectée, vous vous seriez éloigné ou je vous aurois fui. . . . Je le pouvois alors je n’avois que mon cœur contre moi. . . . Mais n’anticipons point sur l’ordre des événemens.Damon, impétueusement.
Eh ! quels événemens vous reste-t’il à m’apprendre ? En peut-il être de plusintéressant <sic> pour vous que les transports de mon ame, & de plus cruel pour moi que la perte du plus doux moment de ma vie. Chere Lucinde, on réfléchit toujours trop quand on aime. Pourquoi réfléchir ? Nous nous aimons, nous serons assez riches ; nous aurons pour nous l’estime des hommes, & notre bonheur. . . . Mais quelle pâleur subite couvre votre visage. . . . Vos yeux se remplissent de pleurs ! . . . . Eh bien ! j’écoute pour mourir. Lucinde. Je vous ai dit que vous ne mourriez pas. Je voudrois n’avoir pas cette assurance à vous donner. La mort est le malheur qu’on sent le mois. Il en est de plus grands ; vous allez les connoître. Vous vivez dans les larmes ou dans les remords ; dans une éternelle pitié pour moi, ou dans un éternel mépris pour vous-même : voilà votre sort. Je voulois vous l’épargner, vous m’avez forcé de parler, vous avez abusé de ma tendresse. Il faut, malgré moi, que je vous en punisse. Damon, par un mouvement de désespoir, reprend sa premiere situation ; & pendant le récit de Lucinde, s’il fait un mouvement qui découvre son visage, on voit un homme consterné, tourmenté. Lucinde. Pendant que ma vie s’écouloit dans le désespoir, on vint me proposer un moyen de m’enrichir promptement : il ne s’agissoit que de placer une fomme <sic> considérable dans une affaire sûre, qui commençoit, & au bout d’un terme fort court je devois voir ma fortune triplée. Celui qui me faisoit cette proposition étoit un homme très-prudent, & qui lui-même m’y encourageoit par son exemple. Je n’avois jamais connu l’ambition, j’avois toujours pensé qu’il n’y a de véritable misere que celle que les hommes nous font sentir, & ils m’avoient toujours épargnée à cet égard. Mais vous vîntes vous offrir à mon esprit avec toute cette tendresse qui me charmoit, & avec tout ce désespoir qui, dans mes résolutions, devoit en être à jamais le fruit. Je ne fus plus maîtresse de mes pensées ; je me laissai séduite par l’espoir de vous rendre heureux ; & ne consultant plus alors que mon amour, je fis plus qu’on ne me demandoit ; j’empruntai le double de mon bien, & . . . . Damon, ( courant vers elle, & l’interrompant par ce mouvement ), Je vous entends, cette entreprise n’a pas réussi, & vous êtes ruinée ! Lucinde Je la suis, & ce n’est que la moitié de votre malheur. Daignez écouter jusqu’au bout. Dans l’ivresse où j’étois lorsque je fis ces emprunt, persuadée que l’entreprise étoit infaillible, & le croyant, moins parce que cette idée commençoit déjà l’heureuse destinée que je voulois vous faire, je ne regardai point au danger des engagemens qu’on exigeoit de moi, je signai tout ce qu’on voulut, & je suis poursuivie. Damon. Ah ! je frémis, je ne puis plus écouter, je me meurs. ( Il tombe à ses genoux, il est près d’y expirer ; Lucinde le soutient. Ils ne se disent rien pendant quelques momens ; ensuite il continue ). Lucinde, j’ai vécu ; ne me soutenez point ; laissez-moi briser la chaîne odieuse de mes maux. . . . Lucinde. J’ai prévu ce moment horrible ; j’ai voulu le dérober au génie qui vous poursuit ; je vous ai tourmenté, accablé, humilié ; vous n’avez pu me prêter assez d’injustice pour m’abandonner, assez de cruauté pour me haïr ; vous avez voulu pénétrer dans un cœur qui devoit être votre tombeau ; vous avez conduit toute votre destinée. Damon ( se levant avec une force singuliere, & la fixant avant de parler ), Oui, je l’ai conduite. . . . J’ai voulu la connoître. . . .( avec transport ) Je ne m’en repens pas. Je suis déchiré, je ne vis plus, ne respire plus ; je sçais que je vous perds pour jamais ; je vois les maux que vous allez souffrir, l’humiliation qui vous attend, les prisons qui vont vous renfermer. . . . Mais j’ai sçu du moins que vous m’aimiez. Lucinde. Hélas ! quelle consolation pourrez-vous trouver dans une tendresse qui nous a perdu tous deux ! ( une pause ) Damon, vous ne sçavez pas tout ce que mon amour vous réserve encore. Damon. Je sçais qu’il me fera vivre pour vous adorer, pour vous mériter par la constance de mes larmes. . . . Mais en sommes-nous réduits à cette feule consolation ? Ne peut-on trouver des expédiens ? Lucinde. Il n’en est plus dans ma situation ; je suis poursuivie ; mon arrêt est prononcé ; au moment où je parle, peut-être on vient m’arrêter. Damon marche sur le bord du théâtre comme un homme égaré, il revient au fauteuil, le quitte pour revenir à Lucinde. Lucinde. Je ne vois qu’un seul expédient, mais il est affreux, & je ne vous propose pas de l’employer. ( Damon la regarde comme devinant ce qu’elle va lui dire ) Je dois vingt mille écus ; toute votre fortune consiste en quelques pensions : mais vous avez cette femme chez vous ; vous m’avez dit qu’un de vos amis vous avoit remis en mourant, il y a deux mois, un dépôt de vingt mille écus. Damon, avec beaucoup de trouble. Oui, je vous ai dit la vérité : mais cet argent n’est point à moi. Il appartient à un homme que mon ami avoit trompé dans une affaire commune. Lucinde. Je sçais tout cela, & encore une fois, quoiqu’il faille vous perdre, quoique j’aie tout perdu pour vous, quoique mon amour me conduise aujourd’hui dans une éternelle prison, je ne vous propose pas de vous en servir. Mais cet homme est riche ; il est absent ; vous ne lui avez pas encore écrit, parce que vous ignorez où il fait à présent sa résidence. . . . Il perdroit ce qu’il ne connoît pas, & ce dont il n’a pas besoin, la nature ici ne seroit point trahie ; il n’y auroit que l’honneur qui pourroit nous donner des remords. Damon l’a écouté sans la regarder ; il s’avance vers elle, & la regardant alors avec un sang froid singulier. Mais, Lucinde, n’est-ce rien que l’honneur ? Retrouve-t’on la paix quand on a méprisé les loix ? ( une pause ) Avez-vous jamais connu un méchant qui ait joui de son crime ? Lucinde. Le crime n’est peut-être que dans le motif. Considérez qu’ici votre motif seroit une vertu. J’ai tout fait pour vous, tout souffert pour vous, tout perdu pour vous. Je vais languir dans une prison affreuse. Ce n’est que pour vous acquitter, que pour sauver une infortunée, que vous dérogerez à vos principes : on ignorera ce que vous aurez fait. ( une pause ) L’honneur n’est peut-être si redoutable, que parce qu’il est trop redouté. Damon. Mais la conscience ! Elle habite dans nos cœurs ; elle n’a pas besoin de la malignité des accusations pour connoître nos crimes ; elle est éclairée par une lumiere divine. Lucinde Je sçais que nous ne nous dérobons point à ses lumieres, & que nous n’échappons point à ses vengeances : mais comme elle agit toujours sans préjugés, elle doit pardonner un petit mal en faveur d’un grand bien.Damon, vivement.
Non, Lucinde, je vous adore ; mais j’ai le courage de vous sacrifier. Lucinde. Je m’y suis attendue, & je ne m’en plains pas. ( Ils tombent tous deux dans une morne silence. Un laquais survient, parle bas à Lucinde, & lui remet un papier qu’elle lit. ) Lucinde. Damon, aurez-vous la force de lire ce papier. 12:22:09Damon le prend, le lit & le porte à son front, en levant les yeux au ciel. Après une pause il dit au laquais qui est resté : Priez ces Messieurs d’attendre un moment, dites-leur que Madame va les joindre. Après que le laquais est sorti, il vient se mettre aux genoux de Lucinde ; il prend sa main, sur laquelle il appuie long-temps sa bouche ; il la regarde ensuite en pleurant, et lui dit : Lucinde, si ce moment étoit le dernier de votre vie, malgré mon amour, j’en bénirois le ciel. Je vous perds, je vous assassine, & j’ai la douleur de penser que le respect de mon devoir me justifie mieux à vos yeux, qu’il ne vous console. . . . Lucinde. Ah ! Damon, ne me condamnez point ; la nature a ses droits ; voyez-moi telle que je vais être ; voyez les maux que vous m’avez causés. J’étois heureuse avant de vous connoître ; je ne le ferai plus. J’avois l’estime du public ; son mépris m’attend dans la prison. La passion, dont les fuites répandent tant d’infamie sur moi, va deshonorer pour jamais ma mémoire. Pour jamais ! . . . Eh ! ce fera donc là le prix de l’amour le plus tendre ? . . . Je vous plains d’être condamné à faire cette réflexion : elle me fera toujours affreuse pour vous. Damon. J’espere que je n’aurai pas le temps de le faire. Non, le ciel aura pitié de moi ; il ne m’aura point jetté entre le crime & la vertu pour me condamner à éprouver en moi-même combien l’un est quelquefois plus naturel & plus doux que l’autre. Il finira mes jours infortunés. Lucinde. Il les laissera durer, & vous connoîtrez trop tard peut-être que notre destinée est immuable, & que la vertu remplit mal les promesses qu’elle nous fait, quand nous nous sacrifions à ses loix. Enfin, Damon, voici notre dernier moment ; souffrez que ma douleur nous parle pour moi ; n’étouffez pas le cri de la nature. Je n’ai plus rien, & vous êtes pauvre : mais nous nous aimons, nous nous sommes éprouvés, nous avons une ame, nous ferions heureux sans les richesses. . . . Au lieu de ce bonheur que vous avez tant souhaité, que j’ai tant mérité, nous n’aurons que des tourmens, que d’éternels motifs de désespoir. . . . Vous pouvez encore l’empêcher, je suis encore avec vous, vous n’avez qu’un mot à dire ; demain, dans une heure il seroit trop tard, vous perdiez votre sacrifice, je serois déshonorée. . . . Réfléchissez, & voyez le parti que vous voulez prendre. Damon, avec une vivacité furieuse. Il est pris, Madame : l’honneur l’ordonne. Lucinde. Il est pris. . . . Vous déchirez mon cœur ! Vous deshonorez ma mémoire, vous me précipitez dans le séjour du crime. . . . Que me restera-t’il donc pour prix de tant d’amour. Damon. Votre innocence & mon désespoir ( il se jette sur sa main qu’il inonde de larmes ; il la baise long-temps, & se retire en appellant des domestiques, pour leur ordonner de prendre soin de leur maîtresse ).Ebene 2
Allgemeine Erzählung
Un de mes amis vint me prendre
hier pour me mener au bois de Boulogne. Je l’y suivis. C’est
un homme que j’aime par un sentiment qu’il ne m’a pas encore
été possible de définir. Il a des pensées fausses, des
sentimens outrés, des maximes qu’on doit craindre
d’entendre, même avec de l’esprit. Je me dis tout cela, je
me dis que, pendant comme je fais, il est inconcevable que
je l’aime ; & cependant je ne puis me défendre d’un
certain penchant à l’entendre & à le suivre. Ce contraste, que j’ai épreuvé dès les premieres
fois que je me suis trouvé volontairement avec lui, m’a fait
penser souvent que nous étions plus vertueux par instinct
que par raison ; & s’il me falloit prouver ce que je
n’ai fait que penser, je suis persuadé que j’y parviendrois
facilement ; car qu’est-ce qu’être vertueux par raison,
c’est préférer le bien au mal par une fuite naturelle de
l’amour raisonné de l’un, & de l’horreur approfondie de
l’autre. Or cet amour raisonné nous éclaire sur le danger
des systêmes que la révolte de quelques esprits a élevé
contre la morale, qui est le principe de la vertu. S’il nous
fait voir un mal dans les mauvaises systêmes, il nous
avertit d’un vice dans leurs auteurs ; il doit nous inspirer
de l’éloignement, du mépris, de la haine même pour eux. Si
nous n’éprouvons point ces mouvemens en leur présence, en
leur compagnie, & surtout lorsque, seuls avec nous, ils
élevent la voix, s’animent, s’emportent pour
dogmatiser & nous entraîner dans leur tourbillon,
concluons que la vertu est moins un principe en nous qu’un
sentiment ; c’est ce que j’éprouve avec mon ami.
Metatextualität
Mais je n’ai pas pris la plume
pour traiter ce sujet, j’exécute le dessein que j’avois
lorsque j’ai parlé de notre promenade.
Allgemeine Erzählung
Nous nous assîmes au pied d’un
arbre, sur le bord de l’allée qui conduit à Madrid. M. de **
vint à passer.
Ebene 3
Dialog
Voilà un homme heureux, me
dit mon ami. Heureux ! lui dis-je, ne croyez pas
cela. Il a une grande charge, une bonne santé,
cinquante mille écus de rente : malgré ces belles
apparences, soyez persuadé que c’est l’homme du
royaume le plus malheureux. Pourquoi donc cela ? me
demanda-t’il. Parce qu’il n’a pas un écu qui ne lui
coûte un remord. . . . A présent, poursuivit-il, je
commence à vous entendre. Vous croyez donc qu’il y a
des remords ? Je me flatte, lui dis-je
en souriant, que ce n’est pas une question que vous
voulez me faire.
Metatextualität
Vous me pardonnerez, c’est
très-serieusement que je vous la fais ; & comme je
devine votre réponse, je vais vous répondre à mon tour par
un petit trait d’histoire.
Allgemeine Erzählung
Un Juif, à Metz, avoir fait
quelque chose de très-punissable. Le Maréchal de ***
l’envoya chercher. Il parut devant lui avec beaucoup
d’assurance. Le Maréchal en fut piqué, & le menaça de le
faire prendre, s’il retomboit dans la même faute.
Il alloit répondre lorsque quelqu’un vint à passer,
qui nous reconnut, & fit arrêter son carrosse pour nous
aborder.
Ebene 3
Dialog
Monsieur, lui dit-il
fiérement, on ne pend pas un homme qui a cent mille
écus. . . . On en a pendu de plus riches, dis-je à
mon ami. Cela est vrai, me répondit-il : mais cela
n’empêche pas que le Juif n’eût raison. Je
l’avouerai, repris-je : mais ce n’est pas là le
point de la question. Que voulez-cous conclure de la
réponse insolente de cet homme ? Qu’il y a moins de
remords que d’échafauds, & d’échafauds que de coquins qui y montent sans
repentir. J’ai vu mourir quelques scelérats, lui
dis-je, & j’ai toujours vu la terreur marcher
devant eux avec la mort. Oui la terreur, mais non
pas le remord. Distinguons l’un de l’autre, je vous
prie. Nous n’aimons point à périr ; nous voyons des
bourreaux, & nous en avons horreur : voilà la
terreur. Nous avons commis un crime, la nature se
présente à nous ; elle nous montre la blessure que
nous lui avons faite ; elle nous reproche l’oubli de
ses bien-faits ; nous rougissons de notre cruauté ;
nous sentons que nous avons mérité le mépris es
hommes qui la représentent : voilà le remord. . . .
Je conviendrai de tout cela, repris-je, mais j’en
conclurai qu’il y a très-peu de coquins qui ne se
repentent & ne rougissent. Vous conclurez mal,
répondit-il. Suivez cette réflexion : il faut
beaucoup de sensibilité naturelle, beaucoup de
respect pour l’ordre, une entiere conviction de la nécessité de cet ordre, pour se
pénétrer des loix de la nature, & sentir qu’on
les viole dès que l’on sacrifie l’intérêt d’un homme
quelconque au desir injuste d’un avantage
usurpé. . . . Eh bien ! lui dis-je en
l’interrompant, tout cela est dans nous ; la fougue
des passions peut l’y étouffer pendant quelque
temps, mais dans le calme de l’avantage qui nous en
revient, ou dans la terreur du châtiment qui va nous
en punir, nous sentons le remord. . . . Non, mon
ami, non encore une fois, reprit-il ; dans ce calme
dont vous parlez, si l’on sent quelque chose qui
inquiete, ce n’est pas pour long-temps, & ce
n’est qu’une certaine agitation, mouvement qui part
bien de la conscience, & à la vérité, mais qui,
malgré cela, n’st que machinal. Il naît des causes
secondes, des leçons qu’on nous a faites autrefois,
du systême de morale universellement répandu, de la
crainte du mépris des hommes, & de
la crainte, plus forte, de la sévérité des lois. Ce
n’est point un remord, ce n’est pas même un
repentir ; car, si c’étoit l’un ou l’autre, il
seroit effectif, il seroit durable, on verroit une
réparation, une restitution, & on n’en voit
point. Vous me citerez quelques exemples du
contraire, & je vous citerai, moi, un millier
d’hommes qui volent, pillent, font tous les jours de
nouvelles horreurs depuis 10 ans, & sont
tranquillement les plus grands coquins qu’il y ait
sur le terre. Vous me citerez encore quelques
restitutions, quelques actions d’éclat, faites à
l’article de la mort : mais je vous répondrai que
c’est justement ce qui prouve l’incontestabilité de
mon axiome. J’ai commencé par vous dire que la
terreur n’est point le remord ; j’ai exposé l’un
& l’autre à vos yeux, avec toutes les parties
qui les constituent essentiellement. Duquel de ces
deux sentimens voulez-vous que soit agité un homme qui va mourir ? Pour sentir l’un, il faut
raisonner beaucoup, il faut se rendre un compte
exact de ce qu’on a fait, des loix qui s’y
opposoient, e la sagesse de ces loix, &c. &
quand ont meurt, on n’a plus la tête assez libre,
l’ame assez sensible pour faire de certaines
réflexions. Pour éprouver l’autre, & s’y livrer
même, il ne faut qu’avoir senti une piquûre
<sic> d’épingle en sa vie, connoître la
douleur, sçavoir qu’on ne sera plus dans un moment,
&. . . . Mais qu’est-il nécessaire que je
continue, vous voyez bien qu’il ne vous reste pas
une seule objection raisonnable à me faire. Vous me
pardonnerez, lui dis-je, il m’en reste, & en
voici une à laquelle vous ne répondrez pas aisément.
Ne parlons pas de coquins du peuple ; ceux-là n’ont
jamais pu penser, ils n’auront jamais de remords,
& il importera toujours fort peu qu’ils en
puissent avoir, pourvu qu’on les attrappe, & qu’ils soient pendus. Ne considérons que
ces hommes qu’un sang plus noble, qu’une éducation
plus distinguée, ont placés dans le monde dès leur
naissance. Ils ont manqué aux loix naturelles ; ils
ont ruiné l’orphelin ; ils ont vendu ou acheté le
malheur des hommes, le deshonneur des femmes,
&c. mais ils se retrouvent parme ces mêmes
hommes ; ils voient ces rapports qui les lient, ces
sentimens qui les unissent, cet ordre
universellement respecté, qui leur assure la
propriété de leurs biens ; ce mépris universellement
consenti, pour quiconque se fait un droit du génie,
de la mauvaise foi, de l’intrigue & de l’avidité
pour les leur ravir lâchement. Ils voient cela ; ils
le voient tous les jours. Croyez-vous que, rendus à
eux, au milieu d’une famille qui n’est riche que par
leurs rapines, parmi des complaisans qui ne sont bas
que parce qu’ils furent lâches, dans une maison qui
n’est si grande & si ornée parce
qu’ils payerent leurs marchands, & leur
architecte des derniers sacrés du peuple ; croyez-
vous qu’au milieu de leurs crimes, & à côté de
tant d’hommes, dont les mœurs les leur reprochent,
ils n’en rougissent pas, ne s’en repentent point ?
Je m’imagine, me persuade, me flatte, pour l’honneur
de l’humanité, que cela est possible. . . . Il ne
répondit point ; il paroissoit distrait, rêveur,
occupé de toute autre chose que de ce que je lui
disois. . . . Vous ne répondez pas, repris-je : me
ferai-je mal expliqué, & craindriez-vous de me
faire répéter ? Non me dit-il, j’ai bien entendu :
mais voilà une conversation qui devient longue ;
nous épuiserions la matiere ; faisons un tour de
promenade. Non, repris-je, j’exige que vous
combattiez mon sentiment, ou que vous le
confirmiez. . . . Pourquoi cette obstination,
répondit-il ? Nous pensons tous différemment ; cette
variété infinie d’opinions devroit
prévenir ce je ne sçais quel sentiment de propriété
qui nous attache aux nôtres ; nous ne les voyons
point, malgré cela, combattues sans un secret
dépit : pourquoi me forcer. . . . Je l’exige de
votre amitié, repris-je. Eh bien ! poursuivit-il, je
vous renvoie à la réponse que le Juif fit au
Maréchal. Il y a deux pensées qui n’abandonnent
jamais le coquin riche ou constitué en dignités,
dans la circonstance où vous le places. Celle,
d’abord, que de tous les hommes qui entourent
l’espace qu’il occupe sur la terre, il n’y en a pas
dix, quelque grand qu’en soit le nombre, qui, toute
déduction faite du plus d’occasions qu’il a eues de
violer les loix naturelles, ne les aient aussi peu
respectées que lui, & il n’a pas tort de
raisonner ainsi. La seconde pensée, c’est que quand
même tous ces gens-là, & tous les hommes
ensemble, n’auroient jamais commis une seule
injustice, tant que le systême des
modes, des équipages, des bons soupés subsistera,
jamais on ne méprisera essentiellement un homme
riche, quelques crimes qu’il ait compris pour le
devenir. . . . Ainsi donc, lui dis-je, avec un
secret mécontentement, les mœurs, les vertus sont
inutiles pour le rétablissement de l’innocence, il
ne faut l’espérer que du châtiment du crime. Le
remord est presque impossible, & la nature
humaine en est réduite en quelque façon à attendre
le peu de tranquillité dont elle peut jouir, des
prisons & des échafauds. Ah ! Monsieur, ce
systême est horrible, désespérant, & je ne veux
pas croire un mot de tout ce que vous pensez. . . .