Deux Scènes Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Sabine Sperr Editor Barbara Thuswalder Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 29.01.2015 info:fedora/o:mws.3148 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome I. Amsterdam und Paris: Rollin und Bauche 1758, 43-76, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 1 003 1758 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité France 2.0,46.0

Scene Premiere du dernier acte. Damon seul.

Elle va donc parler ! Qu’apprendrai-je ? Hélas ! j’ai souhaité d’être éclairci. Mais dois-je chercher à connoître son cœur quand je ne puis plus retenir le mien. ( une pause ) Foibles mortels ! pour quel sort êtes-vous nés ? Combien de monstres à combattre dans le labyrinthe de la vie. ( une pause ) Quelle foule d’affreuses réflexions ? Je ne suis point aimé, j’aime & je sens que j’aimerai toujours. Il ne me reste plus que d’apprendre que j’ai un rival préféré. . . . Nimporte <sic>. La raison me reste. Elle me condamne à m’instruire, à sçavoir à quoi je dois l’employer. La crainte n’est qu’un malheur ; l’incertitude volontaire est une lâcheté ; elle part d’une ame énervée, & anéantit la raison. Quand je sçaurai mon sort, je n’aurai plus le prétexte de l’espérance, & la honte de souffrir qu’on me haïsse injustement, m’apprendra mon devoir. ( une pause ) Elle vient. . . Dieux ! Sauvez-moi de moi-même. ( En disant ces mots, il se précipite sur le dos d’un fouteil, la tête appuyée sur les deux mains ).

Scene Suivante Lucinde. Damon.

Damon s’oublie dans cette situation; il ne regarde point Lucinde, & paroît ignorer qu’elle est présente, quoiqu’il lait <sic> vue entrer.

Lucinde.

Damon, je suis avec vous. . . . Ma présence redouble vos tourmens ?

Damon fait un mouvement qui est plus forte que celui de la surprise. Il la regarde, fixe ses yeux sur elle, & dit ensuite :

Votre présence fut un bien pour moi. Vous le sçavez, Madame. . . Elle m’est devenue terrible. . . . Ce n’est pas mon cœur qu’il en faut accuser.

Lucinde.

C’est le mien : il ne se dissimule pas votre malheur. Mais vous l’accusez ; il s’accuse lui-même, & il n’est point coupable.

Damon la regarde en frèmissant. Elle n’évite point ses regards, & ils restent les yeux fixés l’un sur l’autre un moment, & ensuite elle continue ainsi.

Lucinde.

Damon, on ne se fait point ses sentimens ; vous le sçavez ; nous naissons avec les passions qui doivent un jour remplir de trouble & d’horreur l’espace si petit & trop grand encore, que nous allons occuper dans l’univers. Une puissance nous forme, nous anime, nous jette sur la terre tout-enchaînés, & notre ame impuissante, malgré ses efforts, n’est pas même complice des malheurs que notre existance va causer.

Damon s’est remis dans la même situation où il étoit d’abord. Il revient à lui par une espece d’horreur ; il pousse le fouteuil, se met devant Lucinde, & lui dit :

Vous avez donc des sentimens ? Eh ! ils ne sont pas pour moi ! ( une pause ) Enfin, Madame, vous avez promis de m’instruire ; j’ai souhaité d’être éclairci. . . . Je sçais à quoi je dois m’attendre ! ( vivement ) Mais je ne puis plus supporter le poids de mon incertitude ; elle m’accable, me désespere. . . . Je sçais que c’est vous demander la mort : mais la pitié de moi-même me force à la regarder comme un bien. J’ai langui, j’ai séché. Rien n’a pu fléchir votre ame impitoyable. Qu’ai-je encore à craindre ? . . . Vous me sauvez des maux en massassinant. <sic> ( une pause ) Oui, vous m’en sauvez : jugez de ce que je souffre.

Lucinde.

Eh bien ! Damon, je parlerai, je vous apprendrai votre fort : mais vous ne mourrez point, & vous en ferez plus malheureux. J’ai résisté à vos cris, à vos outrages. Je souffrois plus que vous ; je me sacrifiois ; je connoissois votre ame ; j’avois pitié d’elle ; j’avois horreur de votre destinée. . . . Enfin votre génie prononce, ma compassion ne peut vous sauver ; vous voulez être instruit, vous allez d’être.

Damon fait quelques pas vers le fauteuil, y appuie un coude, & de sa main couvre son visage : l’autre main est aussi appuyée sur le fauteuil.

Lucinde continue.

Damon, je vous ai fui, je vous ai tendu malheureux, je suis cause que votre ame a douté qu’il y eût de la justice pour elle dans le systême du premier être. ( une pause, pendant laquelle elle s’approche de lui ) Vous devriez me haïr, & je voudrois que vous l’eussiez pu. Je ne suis pas née pour vous faire du mal ; j’y trouverois un malheur pour moi, le sujet d’une honte éternelle. . . . Cependant vous m’y condamnez, vous m’arrachez un secret. . . . ( une pause encore, pendant laquelle elle s’approche tout-à-fait de lui ) Damon, j’ai cédé à vos sentimens furieux ; vous m’avez armée vous-même, malgré moi, du poignard que je tiens levé sur vous ; je frémis, & je ne puis plus vous épargner. Si vous en avez encore la force, fuyez-moi : ayons pitié l’un de l’autre. . . Je vous donne le temps de vous sauver.

Damon,

Se tournant vers elle avec une étonnante promptitude ). Me sauver. . . . . quand mon ennemi se déclare. . . . quand je me vois au moment que j’ai tant souhaité. . . . Non, je vous adore & je meurs. Je suis consumé, dévoré. Ce moment est un supplice pour moi. . . . Qu’il soit le dernier !

Lucinde.

C’en est fait, vous ne pouvez plus m’arrêter. ( une pause ) Regardez-moi, Damon, regardez-moi. ( il la regarde, & leve la tête en tenant toujours le fauteuil de deux mains ) Vous êtes persuadé que je vous hais ?

Damon, vivement.

Oui, madame, & vous le voyez bien, puisque je souhaite tant d’en être convaincu.

Lucinde.

Vous êtes dans l’erreur, je vous aime & je vous ai toujours aimé.

Damon,

du ton du plus grand étonnement ).

Vous m’aimez ! ( avec beaucoup de vivacité ) Vous m’aimez ! Ah ! je veux mourir à vos genoux. ( il s’y précipite ).

Lucinde

le reçoit dans ses bras, & après une pause assez longue, dit :

Ecoutez-moi, Damon, & levez-vous. Votre joie m’est affreuse ; elle me donne des remords. . . . Si je vous la laissois, vous feriez en droit de m’en punir.

Damon.

Vous en punir ! Reconnoître ainsi votre plus grand bien bienfait !

Lucinde.

Quel bienfait, grands Dieux ! Il commence votre malheur. Je vais vous l’arracher, l’anéantir dans votre ame, & à sa place y faire naître l’horreur & le désespoir. Ecoutez-moi.

Damon leve les mains au ciel, les porte ensuite sur son visage, & se jette sur le dos du fauteuil, qu’il avoit quitté pour voler aux genoux de Lucinde.

Lucinde.

Il y a six mois que vous m’aimez ; vos premiers soins me toucherent sans me vaincre ; votre constance triomphe de ma vertu, sans triompher de ma raison. Je vis à vous aimer un malheur inévitable. Vous étiez sans fortune, & la mienne suffisoit à peine aux besoins indispensables de la vie. Dans cette indigence commune, la raison me montroit le malheur du mariage. Au défaut de ce bonheur vertueux, qu’il procure, je ne voyois que ces plaisirs si peu nobles, si peu durable, qui trompent un moment, consolent un jour, n’assurent rien, exposent à tout, & ne donnent enfin que des remords. Je vis de toutes façons un présent malheureux, & un avenir épouventable. J’avois déjà écouté ma raison ; elle avoit prononcé. Je consultai mon cœur ; il confirma son arrêt ; il vous peignit si tendre, si intéressant, si honnête homme, si digne du bonheur que je ne pouvois vous faire, que je me vus obligée de vous tromper sur mes sentimens.

Damon se tourne vers elle avec précipitation, veut se saisir de sa main qu’elle retire, & dit avec transport :

Eh ! je ne compris pas que vous me les cachiez ; je vous laissai livrée au tourment le plus cruel ! . . . J’ai bien mérité les maux qui m’ont accablé depuis.

Lucinde.

J’étois obligée de me faire les lus grandes violences ; je demandois tous les jours au ciel qu’en déchirant mon cœur, elles ne le trahissent pas. Hélas ! je ne sçavois pas ce que je demandois. Si vous m’aviez deviné, je me serois expliquée, je vous aurois montré toute ma résolution, vous l’auriez respectée, vous vous seriez éloigné ou je vous aurois fui. . . . Je le pouvois alors je n’avois que mon cœur contre moi. . . . Mais n’anticipons point sur l’ordre des événemens.

Damon, impétueusement.

Eh ! quels événemens vous reste-t’il à m’apprendre ? En peut-il être de plusintéressant <sic> pour vous que les transports de mon ame, & de plus cruel pour moi que la perte du plus doux moment de ma vie. Chere Lucinde, on réfléchit toujours trop quand on aime. Pourquoi réfléchir ? Nous nous aimons, nous serons assez riches ; nous aurons pour nous l’estime des hommes, & notre bonheur. . . . Mais quelle pâleur subite couvre votre visage. . . . Vos yeux se remplissent de pleurs ! . . . . Eh bien ! j’écoute pour mourir.

Lucinde.

Je vous ai dit que vous ne mourriez pas. Je voudrois n’avoir pas cette assurance à vous donner. La mort est le malheur qu’on sent le mois. Il en est de plus grands ; vous allez les connoître. Vous vivez dans les larmes ou dans les remords ; dans une éternelle pitié pour moi, ou dans un éternel mépris pour vous-même : voilà votre sort. Je voulois vous l’épargner, vous m’avez forcé de parler, vous avez abusé de ma tendresse. Il faut, malgré moi, que je vous en punisse.

Damon, par un mouvement de désespoir, reprend sa premiere situation ; & pendant le récit de Lucinde, s’il fait un mouvement qui découvre son visage, on voit un homme consterné, tourmenté.

Lucinde.

Pendant que ma vie s’écouloit dans le désespoir, on vint me proposer un moyen de m’enrichir promptement : il ne s’agissoit que de placer une fomme <sic> considérable dans une affaire sûre, qui commençoit, & au bout d’un terme fort court je devois voir ma fortune triplée. Celui qui me faisoit cette pro-position étoit un homme très-prudent, & qui lui-même m’y encourageoit par son exemple. Je n’avois jamais connu l’ambition, j’avois toujours pensé qu’il n’y a de véritable misere que celle que les hommes nous font sentir, & ils m’avoient toujours épargnée à cet égard. Mais vous vîntes vous offrir à mon esprit avec toute cette tendresse qui me charmoit, & avec tout ce désespoir qui, dans mes résolutions, devoit en être à jamais le fruit. Je ne fus plus maîtresse de mes pensées ; je me laissai séduite par l’espoir de vous rendre heureux ; & ne consultant plus alors que mon amour, je fis plus qu’on ne me demandoit ; j’empruntai le double de mon bien, & . . . .

Damon, ( courant vers elle, & l’interrompant par ce mouvement ),

Je vous entends, cette entreprise n’a pas réussi, & vous êtes ruinée !

Lucinde

Je la suis, & ce n’est que la moitié de votre malheur. Daignez écouter jusqu’au bout. Dans l’ivresse où j’étois lorsque je fis ces emprunt, persuadée que l’entreprise étoit infaillible, & le croyant, moins parce que cette idée commençoit déjà l’heureuse destinée que je voulois vous faire, je ne regardai point au danger des engagemens qu’on exigeoit de moi, je signai tout ce qu’on voulut, & je suis poursuivie.

Damon.

Ah ! je frémis, je ne puis plus écouter, je me meurs. ( Il tombe à ses genoux, il est près d’y expirer ; Lucinde le soutient. Ils ne se disent rien pendant quelques momens ; ensuite il continue ). Lucinde, j’ai vécu ; ne me soutenez point ; laissez-moi briser la chaîne odieuse de mes maux. . . .

Lucinde.

J’ai prévu ce moment horrible ; j’ai voulu le dérober au génie qui vous poursuit ; je vous ai tourmenté, acca-blé, humilié ; vous n’avez pu me prêter assez d’injustice pour m’abandonner, assez de cruauté pour me haïr ; vous avez voulu pénétrer dans un cœur qui devoit être votre tombeau ; vous avez conduit toute votre destinée.

Damonse levant avec une force singuliere, & la fixant avant de parler ),

Oui, je l’ai conduite. . . . J’ai voulu la connoître. . . .( avec transport ) Je ne m’en repens pas. Je suis déchiré, je ne vis plus, ne respire plus ; je sçais que je vous perds pour jamais ; je vois les maux que vous allez souffrir, l’humiliation qui vous attend, les prisons qui vont vous renfermer. . . . Mais j’ai sçu du moins que vous m’aimiez.

Lucinde.

Hélas ! quelle consolation pourrez-vous trouver dans une tendresse qui nous a perdu tous deux ! ( une pause ) Damon, vous ne sçavez pas tout ce que mon amour vous réserve encore.

Damon.

Je sçais qu’il me fera vivre pour vous adorer, pour vous mériter par la constance de mes larmes. . . . Mais en sommes-nous réduits à cette feule consolation ? Ne peut-on trouver des expédiens ?

Lucinde.

Il n’en est plus dans ma situation ; je suis poursuivie ; mon arrêt est prononcé ; au moment où je parle, peut-être on vient m’arrêter.

Damon marche sur le bord du théâtre comme un homme égaré, il revient au fauteuil, le quitte pour revenir à Lucinde.

Lucinde.

Je ne vois qu’un seul expédient, mais il est affreux, & je ne vous propose pas de l’employer. ( Damon la regarde comme devinant ce qu’elle va lui dire ) Je dois vingt mille écus ; toute votre fortune consiste en quelques pensions : mais vous avez cette femme chez vous ; vous m’avez dit qu’un de vos amis vous avoit remis en mourant, il y a deux mois, un dépôt de vingt mille écus.

Damon, avec beaucoup de trouble.

Oui, je vous ai dit la vérité : mais cet argent n’est point à moi. Il appartient à un homme que mon ami avoit trompé dans une affaire commune.

Lucinde.

Je sçais tout cela, & encore une fois, quoiqu’il faille vous perdre, quoique j’aie tout perdu pour vous, quoique mon amour me conduise aujourd’hui dans une éternelle prison, je ne vous propose pas de vous en servir. Mais cet homme est riche ; il est absent ; vous ne lui avez pas encore écrit, parce que vous ignorez où il fait à présent sa résidence. . . . Il perdroit ce qu’il ne connoît pas, & ce dont il n’a pas besoin, la nature ici ne seroit point trahie ; il n’y auroit que l’honneur qui pourroit nous donner des remords.

Damon l’a écouté sans la regarder ; il s’avance vers elle, & la regardant alors avec un sang froid singulier. Mais, Lucinde, n’est-ce rien que l’honneur ? Retrouve-t’on la paix quand on a méprisé les loix ? ( une pause ) Avez-vous jamais connu un méchant qui ait joui de son crime ?

Lucinde.

Le crime n’est peut-être que dans le motif. Considérez qu’ici votre motif seroit une vertu. J’ai tout fait pour vous, tout souffert pour vous, tout perdu pour vous. Je vais languir dans une prison affreuse. Ce n’est que pour vous acquitter, que pour sauver une infortunée, que vous dérogerez à vos principes : on ignorera ce que vous aurez fait. ( une pause ) L’honneur n’est peut-être si redoutable, que parce qu’il est trop redouté.

Damon.

Mais la conscience ! Elle habite dans nos cœurs ; elle n’a pas besoin de la malignité des accusations pour connoî-tre nos crimes ; elle est éclairée par une lumiere divine.

Lucinde

Je sçais que nous ne nous dérobons point à ses lumieres, & que nous n’échappons point à ses vengeances : mais comme elle agit toujours sans préjugés, elle doit pardonner un petit mal en faveur d’un grand bien.

Damon, vivement.

Non, Lucinde, je vous adore ; mais j’ai le courage de vous sacrifier.

Lucinde.

Je m’y suis attendue, & je ne m’en plains pas.

Ils tombent tous deux dans une morne silence. Un laquais survient, parle bas à Lucinde, & lui remet un papier qu’elle lit. )

Lucinde.

Damon, aurez-vous la force de lire ce papier.

12:18:44Damon le prend, le lit & le porte à son front, en levant les yeux au ciel. Après une pause il dit au laquais qui est resté : Priez ces Messieurs d’attendre un moment, dites-leur que Madame va les joindre.

Après que le laquais est sorti, il vient se mettre aux genoux de Lucinde ; il prend sa main, sur laquelle il appuie long-temps sa bouche ; il la regarde ensuite en pleurant, et lui dit :

Lucinde, si ce moment étoit le dernier de votre vie, malgré mon amour, j’en bénirois le ciel. Je vous perds, je vous assassine, & j’ai la douleur de penser que le respect de mon devoir me justifie mieux à vos yeux, qu’il ne vous console. . . .

Lucinde.

Ah ! Damon, ne me condamnez point ; la nature a ses droits ; voyez-moi telle que je vais être ; voyez les maux que vous m’avez causés. J’étois heureuse avant de vous connoître ; je ne le ferai plus. J’avois l’estime du public ; son mépris m’attend dans la pri-son. La passion, dont les fuites répandent tant d’infamie sur moi, va deshonorer pour jamais ma mémoire. Pour jamais ! . . . Eh ! ce fera donc là le prix de l’amour le plus tendre ? . . . Je vous plains d’être condamné à faire cette réflexion : elle me fera toujours affreuse pour vous.

Damon.

J’espere que je n’aurai pas le temps de le faire. Non, le ciel aura pitié de moi ; il ne m’aura point jetté entre le crime & la vertu pour me condamner à éprouver en moi-même combien l’un est quelquefois plus naturel & plus doux que l’autre. Il finira mes jours infortunés.

Lucinde.

Il les laissera durer, & vous connoîtrez trop tard peut-être que notre destinée est immuable, & que la vertu remplit mal les promesses qu’elle nous fait, quand nous nous sacrifions à ses loix. Enfin, Damon, voici notre der-nier moment ; souffrez que ma douleur nous parle pour moi ; n’étouffez pas le cri de la nature. Je n’ai plus rien, & vous êtes pauvre : mais nous nous aimons, nous nous sommes éprouvés, nous avons une ame, nous ferions heureux sans les richesses. . . . Au lieu de ce bonheur que vous avez tant souhaité, que j’ai tant mérité, nous n’aurons que des tourmens, que d’éternels motifs de désespoir. . . . Vous pouvez encore l’empêcher, je suis encore avec vous, vous n’avez qu’un mot à dire ; demain, dans une heure il seroit trop tard, vous perdiez votre sacrifice, je serois déshonorée. . . . Réfléchissez, & voyez le parti que vous voulez prendre.

Damon, avec une vivacité furieuse.

Il est pris, Madame : l’honneur l’ordonne.

Lucinde.

Il est pris. . . . Vous déchirez mon cœur ! Vous deshonorez ma mémoire, vous me précipitez dans le séjour du crime. . . . Que me restera-t’il donc pour prix de tant d’amour.

Damon.

Votre innocence & mon désespoir ( il se jette sur sa main qu’il inonde de larmes ; il la baise long-temps, & se retire en appellant des domestiques, pour leur ordonner de prendre soin de leur maîtresse ).

Un de mes amis vint me prendre hier pour me mener au bois de Boulogne. Je l’y suivis. C’est un homme que j’aime par un sentiment qu’il ne m’a pas encore été possible de définir. Il a des pensées fausses, des sentimens outrés, des maximes qu’on doit craindre d’entendre, même avec de l’esprit. Je me dis tout cela, je me dis que, pendant comme je fais, il est inconcevable que je l’aime ; & cependant je ne puis me défendre d’un certain penchant à l’entendre & à le suivre. Ce contraste, que j’ai épreuvé dès les premieres fois que je me suis trouvé volontairement avec lui, m’a fait penser souvent que nous étions plus vertueux par instinct que par raison ; & s’il me falloit prouver ce que je n’ai fait que penser, je suis persuadé que j’y parviendrois facilement ; car qu’est-ce qu’être vertueux par raison, c’est préférer le bien au mal par une fuite naturelle de l’amour raisonné de l’un, & de l’horreur approfondie de l’autre. Or cet amour raisonné nous éclaire sur le danger des systêmes que la révolte de quelques esprits a élevé contre la morale, qui est le principe de la vertu. S’il nous fait voir un mal dans les mauvaises systêmes, il nous avertit d’un vice dans leurs auteurs ; il doit nous inspirer de l’éloignement, du mépris, de la haine même pour eux. Si nous n’éprouvons point ces mouvemens en leur présence, en leur compagnie, & surtout lorsque, seuls avec nous, ils élevent la voix, s’animent, s’emportent pour dogmatiser & nous entraîner dans leur tourbillon, concluons que la vertu est moins un principe en nous qu’un sentiment ; c’est ce que j’éprouve avec mon ami. Mais je n’ai pas pris la plume pour traiter ce sujet, j’exécute le dessein que j’avois lorsque j’ai parlé de notre promenade.

Nous nous assîmes au pied d’un arbre, sur le bord de l’allée qui conduit à Madrid. M. de ** vint à passer. Voilà un homme heureux, me dit mon ami. Heureux ! lui dis-je, ne croyez pas cela. Il a une grande charge, une bonne santé, cinquante mille écus de rente : malgré ces belles apparences, soyez persuadé que c’est l’homme du royaume le plus malheureux. Pourquoi donc cela ? me demanda-t’il. Parce qu’il n’a pas un écu qui ne lui coûte un remord. . . . A présent, poursuivit-il, je commence à vous entendre. Vous croyez donc qu’il y a des remords ? Je me flatte, lui dis-je en souriant, que ce n’est pas une question que vous voulez me faire. Vous me pardonnerez, c’est très-serieusement que je vous la fais ; & comme je devine votre réponse, je vais vous répondre à mon tour par un petit trait d’histoire. Un Juif, à Metz, avoir fait quelque chose de très-punissable. Le Maréchal de *** l’envoya chercher. Il parut devant lui avec beaucoup d’assurance. Le Maréchal en fut piqué, & le menaça de le faire prendre, s’il retomboit dans la même faute. Monsieur, lui dit-il fiérement, on ne pend pas un homme qui a cent mille écus. . . . On en a pendu de plus riches, dis-je à mon ami. Cela est vrai, me répondit-il : mais cela n’empêche pas que le Juif n’eût raison. Je l’avouerai, repris-je : mais ce n’est pas là le point de la question. Que voulez-cous conclure de la réponse insolente de cet homme ? Qu’il y a moins de remords que d’échafauds, & d’é-chafauds que de coquins qui y montent sans repentir. J’ai vu mourir quelques scelérats, lui dis-je, & j’ai toujours vu la terreur marcher devant eux avec la mort. Oui la terreur, mais non pas le remord. Distinguons l’un de l’autre, je vous prie. Nous n’aimons point à périr ; nous voyons des bourreaux, & nous en avons horreur : voilà la terreur. Nous avons commis un crime, la nature se présente à nous ; elle nous montre la blessure que nous lui avons faite ; elle nous reproche l’oubli de ses bien-faits ; nous rougissons de notre cruauté ; nous sentons que nous avons mérité le mépris es hommes qui la représentent : voilà le remord. . . . Je conviendrai de tout cela, repris-je, mais j’en conclurai qu’il y a très-peu de coquins qui ne se repentent & ne rougissent. Vous conclurez mal, répondit-il. Suivez cette réflexion : il faut beaucoup de sensibilité naturelle, beaucoup de respect pour l’ordre, une entiere con-viction de la nécessité de cet ordre, pour se pénétrer des loix de la nature, & sentir qu’on les viole dès que l’on sacrifie l’intérêt d’un homme quelconque au desir injuste d’un avantage usurpé. . . . Eh bien ! lui dis-je en l’interrompant, tout cela est dans nous ; la fougue des passions peut l’y étouffer pendant quelque temps, mais dans le calme de l’avantage qui nous en revient, ou dans la terreur du châtiment qui va nous en punir, nous sentons le remord. . . . Non, mon ami, non encore une fois, reprit-il ; dans ce calme dont vous parlez, si l’on sent quelque chose qui inquiete, ce n’est pas pour long-temps, & ce n’est qu’une certaine agitation, mouvement qui part bien de la conscience, & à la vérité, mais qui, malgré cela, n’st que machinal. Il naît des causes secondes, des leçons qu’on nous a faites autrefois, du systême de morale universellement répandu, de la crainte du mépris des hommes, & de la crainte, plus forte, de la sévérité des lois. Ce n’est point un remord, ce n’est pas même un repentir ; car, si c’étoit l’un ou l’autre, il seroit effectif, il seroit durable, on verroit une réparation, une restitution, & on n’en voit point. Vous me citerez quelques exemples du contraire, & je vous citerai, moi, un millier d’hommes qui volent, pillent, font tous les jours de nouvelles horreurs depuis 10 ans, & sont tranquillement les plus grands coquins qu’il y ait sur le terre. Vous me citerez encore quelques restitutions, quelques actions d’éclat, faites à l’article de la mort : mais je vous répondrai que c’est justement ce qui prouve l’incontestabilité de mon axiome. J’ai commencé par vous dire que la terreur n’est point le remord ; j’ai exposé l’un & l’autre à vos yeux, avec toutes les parties qui les constituent essentiellement. Duquel de ces deux sentimens voulez-vous que soit agité un homme qui va mourir ? Pour sentir l’un, il faut raisonner beaucoup, il faut se rendre un compte exact de ce qu’on a fait, des loix qui s’y opposoient, e la sagesse de ces loix, &c. & quand ont meurt, on n’a plus la tête assez libre, l’ame assez sensible pour faire de certaines réflexions. Pour éprouver l’autre, & s’y livrer même, il ne faut qu’avoir senti une piquûre <sic> d’épingle en sa vie, connoître la douleur, sçavoir qu’on ne sera plus dans un moment, &. . . . Mais qu’est-il nécessaire que je continue, vous voyez bien qu’il ne vous reste pas une seule objection raisonnable à me faire. Vous me pardonnerez, lui dis-je, il m’en reste, & en voici une à laquelle vous ne répondrez pas aisément. Ne parlons pas de coquins du peuple ; ceux-là n’ont jamais pu penser, ils n’auront jamais de remords, & il importera toujours fort peu qu’ils en puissent avoir, pourvu qu’on les attrappe, & qu’ils soient pendus. Ne considérons que ces hommes qu’un sang plus noble, qu’une éducation plus distinguée, ont placés dans le monde dès leur naissance. Ils ont manqué aux loix naturelles ; ils ont ruiné l’orphelin ; ils ont vendu ou acheté le malheur des hommes, le deshonneur des femmes, &c. mais ils se retrouvent parme ces mêmes hommes ; ils voient ces rapports qui les lient, ces sentimens qui les unissent, cet ordre universellement respecté, qui leur assure la propriété de leurs biens ; ce mépris universellement consenti, pour quiconque se fait un droit du génie, de la mauvaise foi, de l’intrigue & de l’avidité pour les leur ravir lâchement. Ils voient cela ; ils le voient tous les jours. Croyez-vous que, rendus à eux, au milieu d’une famille qui n’est riche que par leurs rapines, parmi des complaisans qui ne sont bas que parce qu’ils furent lâches, dans une maison qui n’est si grande & si ornée parce qu’ils payerent leurs marchands, & leur architecte des derniers sacrés du peuple ; croyez- vous qu’au milieu de leurs crimes, & à côté de tant d’hommes, dont les mœurs les leur reprochent, ils n’en rougissent pas, ne s’en repentent point ? Je m’imagine, me persuade, me flatte, pour l’honneur de l’humanité, que cela est possible. . . . Il ne répondit point ; il paroissoit distrait, rêveur, occupé de toute autre chose que de ce que je lui disois. . . . Vous ne répondez pas, repris-je : me ferai-je mal expliqué, & craindriez-vous de me faire répéter ? Non me dit-il, j’ai bien entendu : mais voilà une conversation qui devient longue ; nous épuiserions la matiere ; faisons un tour de promenade. Non, repris-je, j’exige que vous combattiez mon sentiment, ou que vous le confirmiez. . . . Pourquoi cette obstination, répondit-il ? Nous pensons tous différemment ; cette variété infinie d’opinions devroit prévenir ce je ne sçais quel sentiment de propriété qui nous attache aux nôtres ; nous ne les voyons point, malgré cela, combattues sans un secret dépit : pourquoi me forcer. . . . Je l’exige de votre amitié, repris-je. Eh bien ! poursuivit-il, je vous renvoie à la réponse que le Juif fit au Maréchal. Il y a deux pensées qui n’abandonnent jamais le coquin riche ou constitué en dignités, dans la circonstance où vous le places. Celle, d’abord, que de tous les hommes qui entourent l’espace qu’il occupe sur la terre, il n’y en a pas dix, quelque grand qu’en soit le nombre, qui, toute déduction faite du plus d’occasions qu’il a eues de violer les loix naturelles, ne les aient aussi peu respectées que lui, & il n’a pas tort de raisonner ainsi. La seconde pensée, c’est que quand même tous ces gens-là, & tous les hommes ensemble, n’auroient jamais commis une seule injustice, tant que le systême des modes, des équipages, des bons soupés subsistera, jamais on ne méprisera essentiellement un homme riche, quelques crimes qu’il ait compris pour le devenir. . . . Ainsi donc, lui dis-je, avec un secret mécontentement, les mœurs, les vertus sont inutiles pour le rétablissement de l’innocence, il ne faut l’espérer que du châtiment du crime. Le remord est presque impossible, & la nature humaine en est réduite en quelque façon à attendre le peu de tranquillité dont elle peut jouir, des prisons & des échafauds. Ah ! Monsieur, ce systême est horrible, désespérant, & je ne veux pas croire un mot de tout ce que vous pensez. . . . Il alloit répondre lorsque quelqu’un vint à passer, qui nous reconnut, & fit arrêter son carrosse pour nous aborder.

Scene Premiere du dernier acte. Damon seul. Elle va donc parler ! Qu’apprendrai-je ? Hélas ! j’ai souhaité d’être éclairci. Mais dois-je chercher à connoître son cœur quand je ne puis plus retenir le mien. ( une pause ) Foibles mortels ! pour quel sort êtes-vous nés ? Combien de monstres à combattre dans le labyrinthe de la vie. ( une pause ) Quelle foule d’affreuses réflexions ? Je ne suis point aimé, j’aime & je sens que j’aimerai toujours. Il ne me reste plus que d’apprendre que j’ai un rival préféré. . . . Nimporte <sic>. La raison me reste. Elle me condamne à m’instruire, à sçavoir à quoi je dois l’employer. La crainte n’est qu’un malheur ; l’incertitude volontaire est une lâcheté ; elle part d’une ame énervée, & anéantit la raison. Quand je sçaurai mon sort, je n’aurai plus le prétexte de l’espérance, & la honte de souffrir qu’on me haïsse injustement, m’apprendra mon devoir. ( une pause ) Elle vient. . . Dieux ! Sauvez-moi de moi-même. ( En disant ces mots, il se précipite sur le dos d’un fouteil, la tête appuyée sur les deux mains ). Scene Suivante Lucinde. Damon. Damon s’oublie dans cette situation; il ne regarde point Lucinde, & paroît ignorer qu’elle est présente, quoiqu’il lait <sic> vue entrer. Lucinde. Damon, je suis avec vous. . . . Ma présence redouble vos tourmens ? Damon fait un mouvement qui est plus forte que celui de la surprise. Il la regarde, fixe ses yeux sur elle, & dit ensuite : Votre présence fut un bien pour moi. Vous le sçavez, Madame. . . Elle m’est devenue terrible. . . . Ce n’est pas mon cœur qu’il en faut accuser. Lucinde. C’est le mien : il ne se dissimule pas votre malheur. Mais vous l’accusez ; il s’accuse lui-même, & il n’est point coupable. Damon la regarde en frèmissant. Elle n’évite point ses regards, & ils restent les yeux fixés l’un sur l’autre un moment, & ensuite elle continue ainsi. Lucinde. Damon, on ne se fait point ses sentimens ; vous le sçavez ; nous naissons avec les passions qui doivent un jour remplir de trouble & d’horreur l’espace si petit & trop grand encore, que nous allons occuper dans l’univers. Une puissance nous forme, nous anime, nous jette sur la terre tout-enchaînés, & notre ame impuissante, malgré ses efforts, n’est pas même complice des malheurs que notre existance va causer. Damon s’est remis dans la même situation où il étoit d’abord. Il revient à lui par une espece d’horreur ; il pousse le fouteuil, se met devant Lucinde, & lui dit : Vous avez donc des sentimens ? Eh ! ils ne sont pas pour moi ! ( une pause ) Enfin, Madame, vous avez promis de m’instruire ; j’ai souhaité d’être éclairci. . . . Je sçais à quoi je dois m’attendre ! ( vivement ) Mais je ne puis plus supporter le poids de mon incertitude ; elle m’accable, me désespere. . . . Je sçais que c’est vous demander la mort : mais la pitié de moi-même me force à la regarder comme un bien. J’ai langui, j’ai séché. Rien n’a pu fléchir votre ame impitoyable. Qu’ai-je encore à craindre ? . . . Vous me sauvez des maux en massassinant. <sic> ( une pause ) Oui, vous m’en sauvez : jugez de ce que je souffre. Lucinde. Eh bien ! Damon, je parlerai, je vous apprendrai votre fort : mais vous ne mourrez point, & vous en ferez plus malheureux. J’ai résisté à vos cris, à vos outrages. Je souffrois plus que vous ; je me sacrifiois ; je connoissois votre ame ; j’avois pitié d’elle ; j’avois horreur de votre destinée. . . . Enfin votre génie prononce, ma compassion ne peut vous sauver ; vous voulez être instruit, vous allez d’être. Damon fait quelques pas vers le fauteuil, y appuie un coude, & de sa main couvre son visage : l’autre main est aussi appuyée sur le fauteuil. Lucinde continue. Damon, je vous ai fui, je vous ai tendu malheureux, je suis cause que votre ame a douté qu’il y eût de la justice pour elle dans le systême du premier être. ( une pause, pendant laquelle elle s’approche de lui ) Vous devriez me haïr, & je voudrois que vous l’eussiez pu. Je ne suis pas née pour vous faire du mal ; j’y trouverois un malheur pour moi, le sujet d’une honte éternelle. . . . Cependant vous m’y condamnez, vous m’arrachez un secret. . . . ( une pause encore, pendant laquelle elle s’approche tout-à-fait de lui ) Damon, j’ai cédé à vos sentimens furieux ; vous m’avez armée vous-même, malgré moi, du poignard que je tiens levé sur vous ; je frémis, & je ne puis plus vous épargner. Si vous en avez encore la force, fuyez-moi : ayons pitié l’un de l’autre. . . Je vous donne le temps de vous sauver. Damon, ( Se tournant vers elle avec une étonnante promptitude ). Me sauver. . . . . quand mon ennemi se déclare. . . . quand je me vois au moment que j’ai tant souhaité. . . . Non, je vous adore & je meurs. Je suis consumé, dévoré. Ce moment est un supplice pour moi. . . . Qu’il soit le dernier ! Lucinde. C’en est fait, vous ne pouvez plus m’arrêter. ( une pause ) Regardez-moi, Damon, regardez-moi. ( il la regarde, & leve la tête en tenant toujours le fauteuil de deux mains ) Vous êtes persuadé que je vous hais ? Damon, vivement. Oui, madame, & vous le voyez bien, puisque je souhaite tant d’en être convaincu. Lucinde. Vous êtes dans l’erreur, je vous aime & je vous ai toujours aimé. Damon, ( du ton du plus grand étonnement ). Vous m’aimez ! ( avec beaucoup de vivacité ) Vous m’aimez ! Ah ! je veux mourir à vos genoux. ( il s’y précipite ). Lucinde ( le reçoit dans ses bras, & après une pause assez longue, dit : Ecoutez-moi, Damon, & levez-vous. Votre joie m’est affreuse ; elle me donne des remords. . . . Si je vous la laissois, vous feriez en droit de m’en punir. Damon. Vous en punir ! Reconnoître ainsi votre plus grand bien bienfait ! Lucinde. Quel bienfait, grands Dieux ! Il commence votre malheur. Je vais vous l’arracher, l’anéantir dans votre ame, & à sa place y faire naître l’horreur & le désespoir. Ecoutez-moi. Damon leve les mains au ciel, les porte ensuite sur son visage, & se jette sur le dos du fauteuil, qu’il avoit quitté pour voler aux genoux de Lucinde. Lucinde. Il y a six mois que vous m’aimez ; vos premiers soins me toucherent sans me vaincre ; votre constance triomphe de ma vertu, sans triompher de ma raison. Je vis à vous aimer un malheur inévitable. Vous étiez sans fortune, & la mienne suffisoit à peine aux besoins indispensables de la vie. Dans cette indigence commune, la raison me montroit le malheur du mariage. Au défaut de ce bonheur vertueux, qu’il procure, je ne voyois que ces plaisirs si peu nobles, si peu durable, qui trompent un moment, consolent un jour, n’assurent rien, exposent à tout, & ne donnent enfin que des remords. Je vis de toutes façons un présent malheureux, & un avenir épouventable. J’avois déjà écouté ma raison ; elle avoit prononcé. Je consultai mon cœur ; il confirma son arrêt ; il vous peignit si tendre, si intéressant, si honnête homme, si digne du bonheur que je ne pouvois vous faire, que je me vus obligée de vous tromper sur mes sentimens. Damon se tourne vers elle avec précipitation, veut se saisir de sa main qu’elle retire, & dit avec transport : Eh ! je ne compris pas que vous me les cachiez ; je vous laissai livrée au tourment le plus cruel ! . . . J’ai bien mérité les maux qui m’ont accablé depuis. Lucinde. J’étois obligée de me faire les lus grandes violences ; je demandois tous les jours au ciel qu’en déchirant mon cœur, elles ne le trahissent pas. Hélas ! je ne sçavois pas ce que je demandois. Si vous m’aviez deviné, je me serois expliquée, je vous aurois montré toute ma résolution, vous l’auriez respectée, vous vous seriez éloigné ou je vous aurois fui. . . . Je le pouvois alors je n’avois que mon cœur contre moi. . . . Mais n’anticipons point sur l’ordre des événemens. Damon, impétueusement. Eh ! quels événemens vous reste-t’il à m’apprendre ? En peut-il être de plusintéressant <sic> pour vous que les transports de mon ame, & de plus cruel pour moi que la perte du plus doux moment de ma vie. Chere Lucinde, on réfléchit toujours trop quand on aime. Pourquoi réfléchir ? Nous nous aimons, nous serons assez riches ; nous aurons pour nous l’estime des hommes, & notre bonheur. . . . Mais quelle pâleur subite couvre votre visage. . . . Vos yeux se remplissent de pleurs ! . . . . Eh bien ! j’écoute pour mourir. Lucinde. Je vous ai dit que vous ne mourriez pas. Je voudrois n’avoir pas cette assurance à vous donner. La mort est le malheur qu’on sent le mois. Il en est de plus grands ; vous allez les connoître. Vous vivez dans les larmes ou dans les remords ; dans une éternelle pitié pour moi, ou dans un éternel mépris pour vous-même : voilà votre sort. Je voulois vous l’épargner, vous m’avez forcé de parler, vous avez abusé de ma tendresse. Il faut, malgré moi, que je vous en punisse. Damon, par un mouvement de désespoir, reprend sa premiere situation ; & pendant le récit de Lucinde, s’il fait un mouvement qui découvre son visage, on voit un homme consterné, tourmenté. Lucinde. Pendant que ma vie s’écouloit dans le désespoir, on vint me proposer un moyen de m’enrichir promptement : il ne s’agissoit que de placer une fomme <sic> considérable dans une affaire sûre, qui commençoit, & au bout d’un terme fort court je devois voir ma fortune triplée. Celui qui me faisoit cette pro-position étoit un homme très-prudent, & qui lui-même m’y encourageoit par son exemple. Je n’avois jamais connu l’ambition, j’avois toujours pensé qu’il n’y a de véritable misere que celle que les hommes nous font sentir, & ils m’avoient toujours épargnée à cet égard. Mais vous vîntes vous offrir à mon esprit avec toute cette tendresse qui me charmoit, & avec tout ce désespoir qui, dans mes résolutions, devoit en être à jamais le fruit. Je ne fus plus maîtresse de mes pensées ; je me laissai séduite par l’espoir de vous rendre heureux ; & ne consultant plus alors que mon amour, je fis plus qu’on ne me demandoit ; j’empruntai le double de mon bien, & . . . . Damon, ( courant vers elle, & l’interrompant par ce mouvement ), Je vous entends, cette entreprise n’a pas réussi, & vous êtes ruinée ! Lucinde Je la suis, & ce n’est que la moitié de votre malheur. Daignez écouter jusqu’au bout. Dans l’ivresse où j’étois lorsque je fis ces emprunt, persuadée que l’entreprise étoit infaillible, & le croyant, moins parce que cette idée commençoit déjà l’heureuse destinée que je voulois vous faire, je ne regardai point au danger des engagemens qu’on exigeoit de moi, je signai tout ce qu’on voulut, & je suis poursuivie. Damon. Ah ! je frémis, je ne puis plus écouter, je me meurs. ( Il tombe à ses genoux, il est près d’y expirer ; Lucinde le soutient. Ils ne se disent rien pendant quelques momens ; ensuite il continue ). Lucinde, j’ai vécu ; ne me soutenez point ; laissez-moi briser la chaîne odieuse de mes maux. . . . Lucinde. J’ai prévu ce moment horrible ; j’ai voulu le dérober au génie qui vous poursuit ; je vous ai tourmenté, acca-blé, humilié ; vous n’avez pu me prêter assez d’injustice pour m’abandonner, assez de cruauté pour me haïr ; vous avez voulu pénétrer dans un cœur qui devoit être votre tombeau ; vous avez conduit toute votre destinée. Damon ( se levant avec une force singuliere, & la fixant avant de parler ), Oui, je l’ai conduite. . . . J’ai voulu la connoître. . . .( avec transport ) Je ne m’en repens pas. Je suis déchiré, je ne vis plus, ne respire plus ; je sçais que je vous perds pour jamais ; je vois les maux que vous allez souffrir, l’humiliation qui vous attend, les prisons qui vont vous renfermer. . . . Mais j’ai sçu du moins que vous m’aimiez. Lucinde. Hélas ! quelle consolation pourrez-vous trouver dans une tendresse qui nous a perdu tous deux ! ( une pause ) Damon, vous ne sçavez pas tout ce que mon amour vous réserve encore. Damon. Je sçais qu’il me fera vivre pour vous adorer, pour vous mériter par la constance de mes larmes. . . . Mais en sommes-nous réduits à cette feule consolation ? Ne peut-on trouver des expédiens ? Lucinde. Il n’en est plus dans ma situation ; je suis poursuivie ; mon arrêt est prononcé ; au moment où je parle, peut-être on vient m’arrêter. Damon marche sur le bord du théâtre comme un homme égaré, il revient au fauteuil, le quitte pour revenir à Lucinde. Lucinde. Je ne vois qu’un seul expédient, mais il est affreux, & je ne vous propose pas de l’employer. ( Damon la regarde comme devinant ce qu’elle va lui dire ) Je dois vingt mille écus ; toute votre fortune consiste en quelques pensions : mais vous avez cette femme chez vous ; vous m’avez dit qu’un de vos amis vous avoit remis en mourant, il y a deux mois, un dépôt de vingt mille écus. Damon, avec beaucoup de trouble. Oui, je vous ai dit la vérité : mais cet argent n’est point à moi. Il appartient à un homme que mon ami avoit trompé dans une affaire commune. Lucinde. Je sçais tout cela, & encore une fois, quoiqu’il faille vous perdre, quoique j’aie tout perdu pour vous, quoique mon amour me conduise aujourd’hui dans une éternelle prison, je ne vous propose pas de vous en servir. Mais cet homme est riche ; il est absent ; vous ne lui avez pas encore écrit, parce que vous ignorez où il fait à présent sa résidence. . . . Il perdroit ce qu’il ne connoît pas, & ce dont il n’a pas besoin, la nature ici ne seroit point trahie ; il n’y auroit que l’honneur qui pourroit nous donner des remords. Damon l’a écouté sans la regarder ; il s’avance vers elle, & la regardant alors avec un sang froid singulier. Mais, Lucinde, n’est-ce rien que l’honneur ? Retrouve-t’on la paix quand on a méprisé les loix ? ( une pause ) Avez-vous jamais connu un méchant qui ait joui de son crime ? Lucinde. Le crime n’est peut-être que dans le motif. Considérez qu’ici votre motif seroit une vertu. J’ai tout fait pour vous, tout souffert pour vous, tout perdu pour vous. Je vais languir dans une prison affreuse. Ce n’est que pour vous acquitter, que pour sauver une infortunée, que vous dérogerez à vos principes : on ignorera ce que vous aurez fait. ( une pause ) L’honneur n’est peut-être si redoutable, que parce qu’il est trop redouté. Damon. Mais la conscience ! Elle habite dans nos cœurs ; elle n’a pas besoin de la malignité des accusations pour connoî-tre nos crimes ; elle est éclairée par une lumiere divine. Lucinde Je sçais que nous ne nous dérobons point à ses lumieres, & que nous n’échappons point à ses vengeances : mais comme elle agit toujours sans préjugés, elle doit pardonner un petit mal en faveur d’un grand bien. Damon, vivement. Non, Lucinde, je vous adore ; mais j’ai le courage de vous sacrifier. Lucinde. Je m’y suis attendue, & je ne m’en plains pas. ( Ils tombent tous deux dans une morne silence. Un laquais survient, parle bas à Lucinde, & lui remet un papier qu’elle lit. ) Lucinde. Damon, aurez-vous la force de lire ce papier. 12:22:09Damon le prend, le lit & le porte à son front, en levant les yeux au ciel. Après une pause il dit au laquais qui est resté : Priez ces Messieurs d’attendre un moment, dites-leur que Madame va les joindre. Après que le laquais est sorti, il vient se mettre aux genoux de Lucinde ; il prend sa main, sur laquelle il appuie long-temps sa bouche ; il la regarde ensuite en pleurant, et lui dit : Lucinde, si ce moment étoit le dernier de votre vie, malgré mon amour, j’en bénirois le ciel. Je vous perds, je vous assassine, & j’ai la douleur de penser que le respect de mon devoir me justifie mieux à vos yeux, qu’il ne vous console. . . . Lucinde. Ah ! Damon, ne me condamnez point ; la nature a ses droits ; voyez-moi telle que je vais être ; voyez les maux que vous m’avez causés. J’étois heureuse avant de vous connoître ; je ne le ferai plus. J’avois l’estime du public ; son mépris m’attend dans la pri-son. La passion, dont les fuites répandent tant d’infamie sur moi, va deshonorer pour jamais ma mémoire. Pour jamais ! . . . Eh ! ce fera donc là le prix de l’amour le plus tendre ? . . . Je vous plains d’être condamné à faire cette réflexion : elle me fera toujours affreuse pour vous. Damon. J’espere que je n’aurai pas le temps de le faire. Non, le ciel aura pitié de moi ; il ne m’aura point jetté entre le crime & la vertu pour me condamner à éprouver en moi-même combien l’un est quelquefois plus naturel & plus doux que l’autre. Il finira mes jours infortunés. Lucinde. Il les laissera durer, & vous connoîtrez trop tard peut-être que notre destinée est immuable, & que la vertu remplit mal les promesses qu’elle nous fait, quand nous nous sacrifions à ses loix. Enfin, Damon, voici notre der-nier moment ; souffrez que ma douleur nous parle pour moi ; n’étouffez pas le cri de la nature. Je n’ai plus rien, & vous êtes pauvre : mais nous nous aimons, nous nous sommes éprouvés, nous avons une ame, nous ferions heureux sans les richesses. . . . Au lieu de ce bonheur que vous avez tant souhaité, que j’ai tant mérité, nous n’aurons que des tourmens, que d’éternels motifs de désespoir. . . . Vous pouvez encore l’empêcher, je suis encore avec vous, vous n’avez qu’un mot à dire ; demain, dans une heure il seroit trop tard, vous perdiez votre sacrifice, je serois déshonorée. . . . Réfléchissez, & voyez le parti que vous voulez prendre. Damon, avec une vivacité furieuse. Il est pris, Madame : l’honneur l’ordonne. Lucinde. Il est pris. . . . Vous déchirez mon cœur ! Vous deshonorez ma mémoire, vous me précipitez dans le séjour du crime. . . . Que me restera-t’il donc pour prix de tant d’amour. Damon. Votre innocence & mon désespoir ( il se jette sur sa main qu’il inonde de larmes ; il la baise long-temps, & se retire en appellant des domestiques, pour leur ordonner de prendre soin de leur maîtresse ). Un de mes amis vint me prendre hier pour me mener au bois de Boulogne. Je l’y suivis. C’est un homme que j’aime par un sentiment qu’il ne m’a pas encore été possible de définir. Il a des pensées fausses, des sentimens outrés, des maximes qu’on doit craindre d’entendre, même avec de l’esprit. Je me dis tout cela, je me dis que, pendant comme je fais, il est inconcevable que je l’aime ; & cependant je ne puis me défendre d’un certain penchant à l’entendre & à le suivre. Ce contraste, que j’ai épreuvé dès les premieres fois que je me suis trouvé volontairement avec lui, m’a fait penser souvent que nous étions plus vertueux par instinct que par raison ; & s’il me falloit prouver ce que je n’ai fait que penser, je suis persuadé que j’y parviendrois facilement ; car qu’est-ce qu’être vertueux par raison, c’est préférer le bien au mal par une fuite naturelle de l’amour raisonné de l’un, & de l’horreur approfondie de l’autre. Or cet amour raisonné nous éclaire sur le danger des systêmes que la révolte de quelques esprits a élevé contre la morale, qui est le principe de la vertu. S’il nous fait voir un mal dans les mauvaises systêmes, il nous avertit d’un vice dans leurs auteurs ; il doit nous inspirer de l’éloignement, du mépris, de la haine même pour eux. Si nous n’éprouvons point ces mouvemens en leur présence, en leur compagnie, & surtout lorsque, seuls avec nous, ils élevent la voix, s’animent, s’emportent pour dogmatiser & nous entraîner dans leur tourbillon, concluons que la vertu est moins un principe en nous qu’un sentiment ; c’est ce que j’éprouve avec mon ami. Mais je n’ai pas pris la plume pour traiter ce sujet, j’exécute le dessein que j’avois lorsque j’ai parlé de notre promenade. Nous nous assîmes au pied d’un arbre, sur le bord de l’allée qui conduit à Madrid. M. de ** vint à passer. Voilà un homme heureux, me dit mon ami. Heureux ! lui dis-je, ne croyez pas cela. Il a une grande charge, une bonne santé, cinquante mille écus de rente : malgré ces belles apparences, soyez persuadé que c’est l’homme du royaume le plus malheureux. Pourquoi donc cela ? me demanda-t’il. Parce qu’il n’a pas un écu qui ne lui coûte un remord. . . . A présent, poursuivit-il, je commence à vous entendre. Vous croyez donc qu’il y a des remords ? Je me flatte, lui dis-je en souriant, que ce n’est pas une question que vous voulez me faire. Vous me pardonnerez, c’est très-serieusement que je vous la fais ; & comme je devine votre réponse, je vais vous répondre à mon tour par un petit trait d’histoire. Un Juif, à Metz, avoir fait quelque chose de très-punissable. Le Maréchal de *** l’envoya chercher. Il parut devant lui avec beaucoup d’assurance. Le Maréchal en fut piqué, & le menaça de le faire prendre, s’il retomboit dans la même faute. Monsieur, lui dit-il fiérement, on ne pend pas un homme qui a cent mille écus. . . . On en a pendu de plus riches, dis-je à mon ami. Cela est vrai, me répondit-il : mais cela n’empêche pas que le Juif n’eût raison. Je l’avouerai, repris-je : mais ce n’est pas là le point de la question. Que voulez-cous conclure de la réponse insolente de cet homme ? Qu’il y a moins de remords que d’échafauds, & d’é-chafauds que de coquins qui y montent sans repentir. J’ai vu mourir quelques scelérats, lui dis-je, & j’ai toujours vu la terreur marcher devant eux avec la mort. Oui la terreur, mais non pas le remord. Distinguons l’un de l’autre, je vous prie. Nous n’aimons point à périr ; nous voyons des bourreaux, & nous en avons horreur : voilà la terreur. Nous avons commis un crime, la nature se présente à nous ; elle nous montre la blessure que nous lui avons faite ; elle nous reproche l’oubli de ses bien-faits ; nous rougissons de notre cruauté ; nous sentons que nous avons mérité le mépris es hommes qui la représentent : voilà le remord. . . . Je conviendrai de tout cela, repris-je, mais j’en conclurai qu’il y a très-peu de coquins qui ne se repentent & ne rougissent. Vous conclurez mal, répondit-il. Suivez cette réflexion : il faut beaucoup de sensibilité naturelle, beaucoup de respect pour l’ordre, une entiere con-viction de la nécessité de cet ordre, pour se pénétrer des loix de la nature, & sentir qu’on les viole dès que l’on sacrifie l’intérêt d’un homme quelconque au desir injuste d’un avantage usurpé. . . . Eh bien ! lui dis-je en l’interrompant, tout cela est dans nous ; la fougue des passions peut l’y étouffer pendant quelque temps, mais dans le calme de l’avantage qui nous en revient, ou dans la terreur du châtiment qui va nous en punir, nous sentons le remord. . . . Non, mon ami, non encore une fois, reprit-il ; dans ce calme dont vous parlez, si l’on sent quelque chose qui inquiete, ce n’est pas pour long-temps, & ce n’est qu’une certaine agitation, mouvement qui part bien de la conscience, & à la vérité, mais qui, malgré cela, n’st que machinal. Il naît des causes secondes, des leçons qu’on nous a faites autrefois, du systême de morale universellement répandu, de la crainte du mépris des hommes, & de la crainte, plus forte, de la sévérité des lois. Ce n’est point un remord, ce n’est pas même un repentir ; car, si c’étoit l’un ou l’autre, il seroit effectif, il seroit durable, on verroit une réparation, une restitution, & on n’en voit point. Vous me citerez quelques exemples du contraire, & je vous citerai, moi, un millier d’hommes qui volent, pillent, font tous les jours de nouvelles horreurs depuis 10 ans, & sont tranquillement les plus grands coquins qu’il y ait sur le terre. Vous me citerez encore quelques restitutions, quelques actions d’éclat, faites à l’article de la mort : mais je vous répondrai que c’est justement ce qui prouve l’incontestabilité de mon axiome. J’ai commencé par vous dire que la terreur n’est point le remord ; j’ai exposé l’un & l’autre à vos yeux, avec toutes les parties qui les constituent essentiellement. Duquel de ces deux sentimens voulez-vous que soit agité un homme qui va mourir ? Pour sentir l’un, il faut raisonner beaucoup, il faut se rendre un compte exact de ce qu’on a fait, des loix qui s’y opposoient, e la sagesse de ces loix, &c. & quand ont meurt, on n’a plus la tête assez libre, l’ame assez sensible pour faire de certaines réflexions. Pour éprouver l’autre, & s’y livrer même, il ne faut qu’avoir senti une piquûre <sic> d’épingle en sa vie, connoître la douleur, sçavoir qu’on ne sera plus dans un moment, &. . . . Mais qu’est-il nécessaire que je continue, vous voyez bien qu’il ne vous reste pas une seule objection raisonnable à me faire. Vous me pardonnerez, lui dis-je, il m’en reste, & en voici une à laquelle vous ne répondrez pas aisément. Ne parlons pas de coquins du peuple ; ceux-là n’ont jamais pu penser, ils n’auront jamais de remords, & il importera toujours fort peu qu’ils en puissent avoir, pourvu qu’on les attrappe, & qu’ils soient pendus. Ne considérons que ces hommes qu’un sang plus noble, qu’une éducation plus distinguée, ont placés dans le monde dès leur naissance. Ils ont manqué aux loix naturelles ; ils ont ruiné l’orphelin ; ils ont vendu ou acheté le malheur des hommes, le deshonneur des femmes, &c. mais ils se retrouvent parme ces mêmes hommes ; ils voient ces rapports qui les lient, ces sentimens qui les unissent, cet ordre universellement respecté, qui leur assure la propriété de leurs biens ; ce mépris universellement consenti, pour quiconque se fait un droit du génie, de la mauvaise foi, de l’intrigue & de l’avidité pour les leur ravir lâchement. Ils voient cela ; ils le voient tous les jours. Croyez-vous que, rendus à eux, au milieu d’une famille qui n’est riche que par leurs rapines, parmi des complaisans qui ne sont bas que parce qu’ils furent lâches, dans une maison qui n’est si grande & si ornée parce qu’ils payerent leurs marchands, & leur architecte des derniers sacrés du peuple ; croyez- vous qu’au milieu de leurs crimes, & à côté de tant d’hommes, dont les mœurs les leur reprochent, ils n’en rougissent pas, ne s’en repentent point ? Je m’imagine, me persuade, me flatte, pour l’honneur de l’humanité, que cela est possible. . . . Il ne répondit point ; il paroissoit distrait, rêveur, occupé de toute autre chose que de ce que je lui disois. . . . Vous ne répondez pas, repris-je : me ferai-je mal expliqué, & craindriez-vous de me faire répéter ? Non me dit-il, j’ai bien entendu : mais voilà une conversation qui devient longue ; nous épuiserions la matiere ; faisons un tour de promenade. Non, repris-je, j’exige que vous combattiez mon sentiment, ou que vous le confirmiez. . . . Pourquoi cette obstination, répondit-il ? Nous pensons tous différemment ; cette variété infinie d’opinions devroit prévenir ce je ne sçais quel sentiment de propriété qui nous attache aux nôtres ; nous ne les voyons point, malgré cela, combattues sans un secret dépit : pourquoi me forcer. . . . Je l’exige de votre amitié, repris-je. Eh bien ! poursuivit-il, je vous renvoie à la réponse que le Juif fit au Maréchal. Il y a deux pensées qui n’abandonnent jamais le coquin riche ou constitué en dignités, dans la circonstance où vous le places. Celle, d’abord, que de tous les hommes qui entourent l’espace qu’il occupe sur la terre, il n’y en a pas dix, quelque grand qu’en soit le nombre, qui, toute déduction faite du plus d’occasions qu’il a eues de violer les loix naturelles, ne les aient aussi peu respectées que lui, & il n’a pas tort de raisonner ainsi. La seconde pensée, c’est que quand même tous ces gens-là, & tous les hommes ensemble, n’auroient jamais commis une seule injustice, tant que le systême des modes, des équipages, des bons soupés subsistera, jamais on ne méprisera essentiellement un homme riche, quelques crimes qu’il ait compris pour le devenir. . . . Ainsi donc, lui dis-je, avec un secret mécontentement, les mœurs, les vertus sont inutiles pour le rétablissement de l’innocence, il ne faut l’espérer que du châtiment du crime. Le remord est presque impossible, & la nature humaine en est réduite en quelque façon à attendre le peu de tranquillité dont elle peut jouir, des prisons & des échafauds. Ah ! Monsieur, ce systême est horrible, désespérant, & je ne veux pas croire un mot de tout ce que vous pensez. . . . Il alloit répondre lorsque quelqu’un vint à passer, qui nous reconnut, & fit arrêter son carrosse pour nous aborder.