Le Nouveau Spectateur (Bastide): Préface
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Nivel 1
PRÉFACE
Que je n’ai point faite.Nivel 2
On ment tous les jours au public, &
on ne le trompe pas. Je veux mériter son estime par ma
sincérité. Si j’étois riche, j’écrirois pour l’honneur d’être
utile, & je ne croirois faire que mon devoir. La fortune
m’avoit caressé en naissant ; mon amour pour les lettres
m’attira toute sa rigueur ; elle ne m’a jamais ri depuis, &
je puis me plaindre d’elle, quoique je mérite fort peu. C’est
donc pour subsister honnêtement, pour m’épargner la honte de
faire vainement pitié, pour épargner à mes enfants le chagrin
héréditaire de la mauvaise fortune, & les sauver de la
difficulté qu’ils trouveroient peut-être à être vertueux ; c’est
dans ces motifs, dis-je, que je vais consacrer mes jours &
ma santé à un travail dont l’utilité pourra être le
fruit. Si je trouve des personnes que mon aveu scandalise, je
détournerai la tête autant qu’il me sera possible, pour ne pas
exposer mon cœur à la haine, sentiment qui nuiroit à mon repos,
& pourroit nuire à mon Ouvrage. Si, au contraire, mon
ingénuité trouve des protecteurs, je placerai leur nom à la tête
de mes feuilles, & je suis persuadé qu’ils me remercieront
encore d’une marque d’estime qui m’honorera plus qu’eux. . . .
J’ai éprouvé quelquefois que mes écrits ne deshonoroient point
mon nom ; je pourrois le mettre ici, & espérer qu’il
m’attireroit quelques lecteurs déjà prévenus : mai je crois ne
devoir point profiter d’un préjugé favorable, après la
confession que j’ai faite. Je veux laisser au public tout
l’honneur de sa sensibilité. Je me nommerai quand moi-même je ne
pourrai plus penser qu’une complaisance particuliere, ou une confiance habituelle, ait pu contribuer à me
procurer des lecteurs. Je me contenterai aujourd’hui de
m’engager solemnellement à prouver par mon exactitude & mon
travail, qu’en cherchant à inspirer la bienveillance, je sçavois
que j’engageois ma probité. Je commence par traiter une matiere
que méritera toujours d’exciter les sentimens & les
réflexions de l’honnête homme & du philosophe. . . .
Metatextualidad
Je viens de recevoir une Lettre
d'un homme qui étoit mon ami, il y a un quart d'heure, &
que je fuis obligé de ne plus reconnoître pour tel, parce
qu'il n'est plus estimable. Voici le fait.
Nivel 3
Carta/Carta al director
J'avois connu cet homme, il y
a six mois, chez une Demoiselle de vingt-cinq ans, qui
avoit une si bonne conduite, que sa mere, qui en avoit
une généralement respectée, la laissoit gouverner sa
maison, & décider des gens qui devoient y être
admis. Il voulut
devenir mon ami : je n’étois point porté à former de
liaison particuliere, quoiqu’il n’y eût dans le fond de
mes sentimens pour les hommes, rien que le plus
estimable pût me reprocher. J’étois, à force d’avoir
vécu, à peu près résolu à n’avoir point d’amis, & je
voulois faire comprendre à celui-ci, que, malgré ses prevenances, je n’étois pas disposé à
devenir le sien ; d’autant mieux que ses discours, comme
je viens de le dire, me repoussoient & me
scandalisoient malgré moi : mais sa maîtresse qui voyoit
les sentimens de son amant, & mes résolutions, entra
si bien dans ses intérêts, & fit naître tant
d’occasions de nous lier, qu’il fallut les satisfaire
l’un & l’autre. Je cédai, & depuis ce moment,
nous vécûmes tous trois dans la plus intime confiance.
Il fut obligé, trois mois après, de retourner dans sa
province, ou du moins il y retourna. Il nous dit que son
voyage ne seroit que de cinq semaines, & je le
crus ; mais Mademoiselle ** ne me parut pas le croire :
elle pleura beaucoup en lui disant adieu. Des larmes
aussi naturelles ne me firent faire aucune réflexion ;
mais enfin elle pleuroit toujours, & je commençai à
soupçonner quelque cause secrete, quelque soupçon que
j’avois ignoré. Le jour si attendu se passa
sans que nous le vissions paroître ; la semaine s’écoula
aussi sans que j’apprisse qu’elle eût de ses nouvelles.
Je la voyais plongée dans une noire mélancolie : je
n’osois plus lui faire de questions, ni encore moins lui
donner du courage. Que dire à une femme qui pleure un
infidele ! Quand je vis cependant que les semaines
s’accumuloient sans entendre parler de lui, je crus que
j’étois obligé de prendre un peu plus sur moi. J’allai
chez elle exprès, à l’heure où je sçavois que sa mere
dormoit encore : je passai dans son appartement, &
me fis ouvrir sa chambre. Je la trouvai ( comme elle
passoit les nuits depuis longtemps ), assise sur son
lit, & ayant la tête appuyée sur ses deux mains
qu’elle inondoit de larmes. . . . . . .
Le reste de son discours étoit affreux. Il étoit
infidele, il alloit se marier, & elle étoit grosse.
Je fis un cri en entendant ces dernieres paroles. . . .
Il ne me vint pas un mot à lui dire : j’étois dans un
fauteuil à côté de son lit, je voulus la serrer dans mes
bras pour la consoler, je n’eus pas la force de me
lever. Je mis mes deux mains devant le visage, pour
recueillir mes esprits, & voir ce qu’il y avoit à
faire dans cette horrible conjoncture. Après avoir
beaucoup rêvé, je ne vis que le parti de lui écrire
& de lui donner des remords. . . .
Il paroîtra aujourd’hui que je trahis la fois
que j’ai jurée, si je donne quelque idée, quelques
scenes de ces drames que je puis dire sublimes. Non,
je me mépriserois si j’en avois la pensée. Mais on
m’a permis de faire cette innocente infidélité ;
j’ai fait voir que nous y gagnerions nous-même plus
d’émulation en nous entendant donner des louanges
dans le monde, & plus de perfection dans nos
pieces en nous trouvant éclairés chaque jour par les
lumieres fûrent de la critique, & j’ai obtenu ce
que je demandois pour notre avantage particulier,
& en vue aussi de répandre plus
d’agrément & plus d’utilité dans mes feuilles.
Il est vrai qu’on m’a imposé une condition, mais
facile à remplir : c’est de ne me rendre plus au
lieu du rendez-vous que par des chemins détournés,
& avec des précautions infinies, pour éviter
d’être découvert : c’est aussi ce que je fais, &
avec tant de soins, que je suis bien sûr de n’avoir
jamais à me reprocher par-là la moindre altération
dans notre systême. Je préviens le lecteur d’une
chose à laquelle il est nécessaire que je réponde
avant qu’il s’en plaigne. Nos pieces lui paroîtront
quelquefois vicieuses par l’endroit qui doit faire
nécessairement le succès ou la chûte de tous les
drames : je veux dire, par le dénouement. Mais je
l’ai prévenu que nous ne représentions jamais que
des événemens arrivés : ainsi nous ne sommes point
obligés de nous justifier à cet égard. Je dirai
encore une chose : c’est que parmi plusieurs sujets nous préférons toujours celui qui
présente plus de philosophie, soit dans l’action,
soit dans le discours. On ne doit donc pas trouver
étrange que nos dénouemens sortent de la regle
ordinaire des actions théâtrales, si toutefois on
peut nous faire bien légitimement cette objection.
Retrato ajeno
L'homme dont je parle y venoit tous les jours. Je
m’apperçus bientôt qu'il étoit aimé ; mais Je m'apperçus
cependant qu’il avoit un fonds d’idées qu'on ne
pouvoit admettre dans aucun systême, & je
l’accusois toujours intérieurement de mauvais cœur,
lorsqu’il parloit, quoiqu’à la fin de la
conversation il nous protestât toujours qu’il
n’avoit pas dit ce qu’il pensoit.
Autorretrato
comme je ne suis pas d'un
caractere à chercher des défauts aux autres, &
que ce qui est fait par une personne intéressante
me paroît aisément raisonnable, je ne fus ni
surpris ni fâché de son bonheur, & je crus sa
maitresse justifiée.
Nivel 4
Diálogo
Je venois vous
interroger sur une chose qui me paroît incroyable,
lui dis-je, mais je n’ai plus la force de vous
parler : vous m’instruisez avant que je vous
interroge. Quoi, Mademoiselle, il
vous trahit, il vous oublie ? mais avez-vous des
nouvelles, donne-t’il au moins quelque raison ?
Aucune, repondit-elle, mais je sçais ce qu’il ne
me dit pas, j’ai écrit, je me fuis fait
instruire : ah, j’en ai trop appris, & j’ai
trop vécu. . . .
Nivel 4
Diálogo
Je vais lui écrire,
dis-je à cette infortunée, je vais lui apprendre
son devoir, s’il est vrai qu’il
ignore. Une Lettre de vous ne suffiroit pas,
puisqu’il vous a si lâchement trahie, il vous
offenseroit sans doute par sa réponse.
Diálogo
E4 On ne rougit pas
devant sa victime, mais on rougit devant son
juge ; & je vais faire ma Lettre dès ce moment
même : il y avoit sur une table tout ce qu’il
falloit pour écrire, & je traçai ces mots à la
hâte.
J’épargne à mes lecteurs les réflexions
qu’inspire cet abominable systême ; je croirois
les offenser, si je ne leur laissois pas le soin
de prononcer l’arrêt que mérite le scélerat qui
ose en faire vanité. Je me tairai aussi sur le profond accablement où cette odieuse
réponse va plonger ma malheureuse amie, de même
que sur les conseils que je lui donnerai. Je
quitte la plume pour me rendre chez elle, trop
pénétré d’ailleurs pour pouvoir retrouver un seul
mot à écrire à présent. . . . En sortant de chez
Mademoiselle **, je suis allé me promener au
Luxembourg, pour dissiper les noires idées qui
remplissoient mon imagination.
En continuant ma promenade, j’ai été abordé
par un vieillard que je connois beaucoup, &
qui est encore très-aimable. Vous êtes honnête
homme, m’a-t’il dit, & vous ne plaisantez
jamais mal à propos : daignez me dire votre avis
sur ce qui m’arrive. Je l’ai écouté, & il a
continué en ces termes.
Je me suis fâché à mon tour. Il
m’a soutenu que toutes les femmes ensemble
n’avoient pas une douzaine de grimaces, en y
comprenant même celles qu’on ne distingue qu’à
peine, & qui ne peuvent guere être apperçues
que par un homme d’esprit.
Nivel 4
Carta/Carta al director
J’étois étonné de
la longueur de votre absence, j’en voyois tous les
instans marqués par des larmes qui vous
accusoient, je n’osois parler de vous, je
craignois de vous sçavoir aussi coupable que vous
me le paroissiez, j’ai cru enfin devoir
m’instruire. Qu’ai-je appris ? Grands Dieux !
Votre gloire exige que vous en soyez informé ; car
sans doute vous ignorez la moitié des choses qui
vous intéressent ici, & vous ne croyez pas
Mademoiselle ** instruite de celles qui vous
intéressent où vous êtes. Elle a écrit, & elle
sçait que vous allez vous marier ;
elle ne vous a pas écrit, & vous ignorez
qu’elle le sçait & qu’elle est grosse. Vous
vous êtes trahis tous deux par trop de
délicatesse. Vous avez voulu apparemment la forcer
au mépris, pour lui sauver des regrets, & vous
y avez employé le moyen, quelquefois suffisant,
d’un silence auquel elle est en droit de donner
tous les noms. Elle a voulu de son côté vous
sauver des remords ; elle ignoroit qu’il ne lui
étoit pas même permis de vous les épargner, &
que c’étoit agir contre votre honneur. Elle ne
soupçonnoit pas son état : cependant elle
n’oublioit pas qu’elle s’y étoit exposée ; mais
elle avoit plus de délicatesse que de crainte,
& votre bonheur l’occupoit seul. Dangereux
excès, fatal oubli de soi-même. Vous vous en
trouvez tous deux la victime ; car je ne doute pas
qu’après avoir lu vos devoirs, vous ne lui
sacrifiez à l’instant votre nouvelle passion,
& je ne doute pas non plus que ce
sacrifice, qui va vous faire gémir, ne lui soit
affreux, quoiqu’elle vous adore. Vous connoissant
honnête homme, je suis très-tranquille sur la
promptitude de votre retour. Hâtez-vous d’écrire à
Mademoiselle ** ; elle est dans un état qui engage
toute votre probité ; rassurez-la surtout, &
mandez-moi en particulier votre avis sur la
conduite qu’il faut qu’elle tienne.
Metatextualidad
Il est aisé de voir
que dans cette lettre je le ménageois autant qu’il
étoit possible. Voici l’indigne réponse que je
viens d’y recevoir.
Nivel 4
Carta/Carta al director
La pauvre nature
humaine est bien heureuse d’avoir encore un avocat
aussi éloquent que vous l’êtes : mais
gagnera-t’elle son procès ? L’éloquence ne suffit
pas, aujourd’hui que tout le monde pense. Il y
avoit autrefois des loix naturelles : il est venu
des usages qui ont tout renversé. J’en suis fâché
pour l’honneur des sages, qui triomphoient à nous donner d’excellens conseils.
Heureusement pour eux, ils sont morts avant la
chûte de leur empire ; il n’y en a plus. Vous, qui
l’êtes encore, sçachez, mon ami, qu’on ne doit pas
prononcer légérement le nom de devoir dans un
temps où il y a tant d’esprit. Tout devoir doit
être fondé sur une loi, & toute loi peut être
contestée. Un usage ne l’est point ; par
conséquent l’un l’emporte sur l’autre, & l’on
doit s’y fixer. La loi dit que quand on a abusé de
la foiblesse d’une fille, on doit l’épouser. Elle
a raison, en partant d’après le principe qu’elle
établit : mais observez que ce principe émane des
termes spécieux dont elle se sert, & qu’il n’y
aura plus de devoir pour l’homme, si l’on prouve
qu’il n’y a point de foiblesse dans la fille.
L’usage démontre qu’il n’y en a point ; il est
établi sur l’expérience, sur la Physique, sur la
connoissance générale du sexe, & sur la
connoissance particuliere du manege
& de la facilité des filles qui ne sont point
aussi riches que leurs amans. Toutes ces choses
ont fait voir depuis long-temps (à l’égard des
filles du moins) que bien loin qu’un amant devenu
heureux, doive regarder son triomphe comme une
dette à acquitter, il peut au contraire, sans
manquer absolument de politesse, soupçonner que ce
triomphe combiné & consenti, étoit un outrage
qu’on faisoit à son cœur. Cela posé, vous voyez
que j’ai très-peu des choses à vous répondre sur
le fait de Mademoiselle **. Vous m’apprenez
qu’elle est grosse, j’en fuis fâché pour elle ;
vous me demandez mon avis sur cette grossesse, mon
avis est qu’elle accouche.
Metatextualidad
Voici ce que j’y ai appris.
Nivel 4
Relato general
Retrato ajeno
Un homme avoit
formé le projet insensé d’avoir toujours raison.
Il s’étoit fait une fuite de principes clairs,
& de conséquences incontestables, d’après
lesquels il partoit toujours pour parler &
agir. Il avoit renoncé à toutes les affaires,
&, comme on juge bien, n’avoit ni ambition, ni
protecteurs. C’étoit le mieux du monde, s’il se
fût tenu dans son cabinet : mais il se rendoit
toujours le premier aux assemblées, & vouloit que dans sa maison tout se passât
sous ses yeux. Or chez lui il trouvoit toujours à
gronder, & chez le autres, toujours à
contredire. Il avoit toujours raison ; le bavard
le plus déterminé, & le laquais le plus
raisonneur, n’auroient pu dire autant de mots
qu’il avoit de maximes pour les confondre. Il
avoit la prudence de ne dire mot lorsqu’il étoit
question de choses subites, sur lesquelles il
n’avoit pas préparé des raisonnemens positifs :
vous l’auriez même questionné, qu’il n’auroit pas
répondu. Il poussoit à cet égard la prudence ou
l’amour-propre si loin, que sa femme lui ayant un
jour amené douze personnes à souper, à heure
indue, il ne souffla pas le mot, quoiqu’il fût
très-économe, & souffrit partiemment de voir
partir deux louis de sa poche, parce qu’il ne
sçavoit pas si elle n’avoit point été obligé de
céder à quelques-unes de ces circonstances que
l’usage du monde rend sacrées. Il est
vrai que le lendemain, lorsqu’auprès de
très-exactes informations, il fut convaincu que
cette cohue impertinente ne s’étoit formée que
dans un accès de singularité, il n’épargna à sa
femme pas une des excellentes maximes qu’il
s’étoit faites pour prouver qu’il ne faut pas
jetter son bien par la fenêtre. Une autrefois il
trouva son fils qui, ayant forcé le coffre fort,
remplissoit honnêtement ses poches. Son premier
mouvement fut de crier au voleur ; mais il se
retint, dans la crainte de n’avoir pas raison. Son
fils pouvoit être poussé à cette action par
quelque mouvement de générosité si naturel, si
irrésistible, qu’il se reprocheroit d’avoir fait
du bruit. Il aborda le ravisseur avec un sang
froid admirable, & lui parlant avec ce même
sang froid :
Il avoit raison : mais le fils qui étoit
accoutumé à ne lui entendre dire que des choses
raisonnables, ne regardoit plus ses remontrances
que comme des rêveries, & ses menaces que
comme des sons. Quelques jours après il trouva sa
fille aux prises avec un jeune homme, à qui elle
paroissoit simplement résister. Il sçut se
modérer ; il voulut penser. . . . Mais je ne
finirois pas se je disois toutes les actions de
prudence par lesquelles il se fit
remarquer depuis sa louable résolution. Ses
discours avoient le même caractere ; dans les uns,
comme dans les autres, on voyoit l’empreinte d’une
raison invariable. Aussi ne lui échappoit-il
jamais ni faillie, ni propos, ni plaisanterie,
aucune de ces choses qui rendent aimable, &
font la sympathie des gens avec qui l’on vit. Avec
cette belle maxime le bon homme ennuya. Un malin
s’apperçut qu’il avoit toujours raison, conclut
qu’il condamnoit tout le monde, s’offensa de
l’impertinence du privilege, le dit aux autres,
& dès le même instant voilà une lingue
épouvantable. Il ne vit plus que des fous, des
coquins, des suffisans. Tout ce qu’il disoit étoit
contrarié ; tout ce qu’il faisoit étoit condamné.
On lui soutenoit en face que trois & trois
sont douze, & les procédés envers lui étoient
aussi irréguliers que les raisonnemens. Il
croioit, grondoit, prouvoit ; il avoit raison ;
mais c’étoit tans <sic> pis pour
lui. S’il avoit compris que sa raison étoit un
crime aux yeux de gens qui n’en veulent point
avoir, & qu’il eût sçu du moins se taire, on
l’auroit plus ménagé. Il ne vit point cela ; il
continua d’avoir raison, & les hostilités
redoublerent. Enfin il trouva partout tant
d’extravagance, tant d’horribles systêmes, tant de
mauvaises actions, que, frappé du malheur de la
nature humaine, il devint fol. Il eut tort. Sa
femme, qu’il avoit excédée, l’envoya aux petites
maisons, & elle eut raison.
Nivel 5
Diálogo
Quel usage
voulez-vous faire de cet argent, lui
demanda-t’il ? Avez-vous quelque ami malheureux,
quelque mauvaise affaire que pour mon
repos vous ne veuilliez pas que je sçache. . . .
Non, mon père, répondit le fils ; je le prends
pour suppléer à celui que vous ne me donnez
pas. . . . Votre action est infame, Monsieur,
& je vous deshérite. Pourquoi donc, mon père ?
Parce qu’un fils qui vole son père, est un barbare
qui ne s’embarrasse pas de lui causer du chagrin ;
parce qu’un fils qui se plaint de n’être pas assez
heureux, est un ingrat qui ne mérite pas de
l’être ; parce que, &c. . . .
Nivel 4
Retrato ajeno
L’âge & la vie
que j’ai menée, ont usé mes yeux. C’est un sujet
de désespoir pour moi, qui dans ma
vieillesse m’amuserois encore beaucoup à
considérer, non les visages (ils me sont devenus
indifférens), mais les grimaces, les mines, les
gestes, toutes ces agréables & ingénieuses
contorsions, qu’on appelle l’art de plaire. Je me
suis fait faire de petits verres très-clairs &
très-fins par un étranger qui a la plus grande
réputation : mais je ne m’en trouve pas plus
avancé. Ce n’est pas qu’avec ces verres je ne
distingue bien un coup d’œil, un mouvement de
gorge affecté, une fausse distraction, une rougeur
concertée, un regard au ciel : mais tous les
objets ne m’offrent qu’une répétition des mêmes
agrémens. Cependant il y en a d’infinis, & si
je raisonne juste, chaque femme aimable doit en
inventer une douzaine par jour. Je me suis plaint
à mon faiseur de verres, qui n’est pas sot. Il
s’est mis en colere ; il m’a dit que je voyois
tout ce qui étoit, tout ce qu’il voyoit lui-même.
Diálogo
Mais, lui ai-je dit, les temps sont donc
changés ; quand j’étois dans le monde, je voyois
une pépiniere de petites façons, de gentillesses,
de minauderies à chaque femme en particulier. Eh !
non, Monsieur, m’a-t’il répondu ; vous vous
preniez alors toutes ces choses pour des graces,
& vous en trouviez mille dans chaque femme,
parce que toutes vous inspiroient des desirs :
mais aujourd’hui que vous n’avez plus d’amour,
vous n’avez plus d’illusions, & vous ne voyez
que ce qui est. . . . Je crois fermement,
Monsieur, a-t’il continué, que ce marchand veut
abuser de ma caducité : ce-pendant, ne l’ayant
point encore satisfait, je serois bien aise
d’avoir votre avis avant de conclure
avec lui. Si son raisonnement est juste, son verre
est bon : c’est sur quoi je vous prie de décider.
Monsieur, lui ai-je répondu, il faut que vous
recommenciez l’essai de votre verre, & que
vous l’éprouviez deux jours de suite : une fois à
l’Opera, & l’autre dans une grande assemblée.
Si vous distinguez en tout une douzaine de
grimaces bien marquées, bien positives, vous devez
conclure que le verre a tout le degré d’excellence
que vous pouvez raisonnablement lui souhaiter. Je
doute que les meilleurs yeux du monde puissent en
distinguer autant. Je vous conseille encore, ai-je
poursuivi sérieusement, de vous servir du même
faiseur, si jamais il vous prend envie de
considérer le cœur des femmes, comme vous avez
aujourd’hui le goût de lorgner leur visage. Avec
un verre, simplement aussi bon que celui que vous
vous croyez en droit de mépriser, vous
y découvrirez mille vertus, mille qualités
sublimes, sans avoir la peine d’observer beaucoup.
Les vertus, dans les femmes, sont encore plus
abondantes que les grimaces, & beaucoup plus
faciles à distinguer.
Relato general
Je vais depuis
quelque temps à la campagne, dans une maison où il
y a une société qui ne ressemble à aucune de
celles dont le plaisir, la dépense & la
philosophie même ont pu donner l’idée jusqu’à
présent. Les plaisirs que j’y goûte, m’y font
toujours nouveaux : c’est une preuve qu’ils ne
ressemblent à aucun de ceux que l’on connoît dans
le monde. Il y a quelque chose de mieux à dire en
leur faveur : c’est que quand l’heure de les
goûter est passée, le regret que j’éprouve à
quitter la société qui en est le sanctuaire, ne me
cause ni éloignement pour mon cabinet, ni dégoût
pour les hommes. Au contraire mes
occupations en prennent un nouvel attrait, &
la ville, où ordinairement après le retour de la
campagne, on n’entend que du bruit, & où l’on
ne voit qu’un cahos <sic>, m’offre des
objets, des couleurs, & jusqu’à des nuances.
On verra bientôt d’où me vient cette disposition
d’esprit, & combien la cause en est agréable.
J’ai eu beaucoup de peine à pouvoir m’introduire
dans cette maison. Le secret en avoit été enseveli
jusqu’alors, & il l’étoit par l’intérêt même
du plaisir qu’on y receloit. On avoit senti que si
l’on parloit, les importunités, les bienséances,
les cabales intestines détruiroient
infailliblement le systême de la fondation ; que
si l’on ouvroit une fois la bouche, on verroit
bientôt la porte assiégée, & que si la porte
cessoit un moment d’être fermée, chaque membre
avoit un ami à qui il exigeroit qu’on l’ouvrît. Il
m’a donc été difficile de pouvoir obtenir une
distinction unique. Mais comment
l’ai-je obtenue : c’est ce que je vais dire en
détail. L’objet principal de l’institution de
cette troupe aimable & heureuse, fut la
comédie. Quelques personnes, dirai-je,
spirituelles, non, ce ne seroit pas le mot propre,
sçavantes dans la science du cœur, toutes douées
de cette inestimable perception de l’ame, qui
découvre également l’étendue que peuvent avoir les
vertus, & les limites que doivent avoir les
préjugés, toutes unies par ce rapport d’humeur,
& cette exactitude d’idées si propres à
féconder l’esprit, s’étoient liées pour
représenter ensemble des aventures simplement
possibles. Un homme de la campagne ayant au
suprême degré de talent & la facilité d’écrire
& de faire des canevas, avoit déjà rempli deux
ou trois sujets, & le plaisir qu’ils firent à
la lecture, fut cause qu’on se proposa les uns aux
autres de leur donner plus de réalité en les représentant sérieusement sur un
théâtre. Il y avoit déjà six mois que cet
amusement (si utile quand la philosophie y entre)
se renouvelloit toutes les femaines <sic>,
lorsque, heureusement pour moi, un des acteurs fut
obligé de partir pour l’armée. Comment fera-t’on
désormais ? Renoncera-t’on à un plaisir
délicieux ? Se réfoudra-t’on à attendre le retour
de l’hyver ? Non, on peut trouver un honnête homme
qui sçache sentir un honneur qu’on lui fait, &
respecter un secret qu’on lui confie. Je fus
proposé par un des principaux de la troupe, qui
est mon ami depuis dix ans. Il eut d’abord plus de
peine à se faire croire. On ne vouloit personne ;
un homme nouveau, tel qu’il fût, gêneroit &
pourroit déplaire ; on ne donnoit que cette
raison : on ne croyoit pas en avoir d’autres.
Quoique mon ami passât pour bon connoisseur des
hommes, on craignoit intérieurement
que l’amitié ne fût aveugle. . . . Enfin son
obstination demandoit un refus plus motivé ;
chacun se fonda pour donner des raisons, &
chacun trouva dans son esprit cette crainte dont
je viens de parler. Il répondit de moi, cita
quelques traits de ma discrétion : on le crut,
& je fus admis.