Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "No. 13", in: Le Nouveau Spectateur français, Vol.1\013 (1723-1725), S. 193-208, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1767 [aufgerufen am: ].
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No. 13
Zitat/Motto► Divinè Plato escam malorum apellat voluptatem, quod eâ videlicet homines captantur, ut pisces.
Cato in Cicer.
Platon apelle divinement bien la volupté grossiere, l’appas des mechants, parce qu’ils se laissent prendre avec la même stupidité que les poissons. ◀Zitat/Motto
Ebene 2► Il paroit en quelque sorte essentiel aux Spectateurs de réver quelquefois, & il arrive, je ne sai comment, qu’en révant ils ont plus de raison & de genie, que pendant qu’ils [194] veillent. Metatextualität► J’ai révé à mon tour, mais je ne sai si mon songe a le même heureux caractère. Ce sera au public à en juger. Du moins c’est un de ces songes distincts, qui s’emparent de notre cerveau à la fin de la nuit, lorsqu’un agréable sommeil à débarrassé l’esprit de ces vapeurs épaises, qui produisent des images confuses & sans liaison. ◀Metatextualität
Ebene 3► Traum► Allegorie► Après avoir erré longtems au hazard dans une forest épaisse & ténébreuse, dont les sentiers tortueux remplissoient mon ame de tristesse, & d’inquietude ; je m’en trouvai à la fin dégagé, & ce changement de situation remplit mon ame d’un calme heureux, & d’une joye pure qui empruntoient un nouveau charme de mes troubles passés. C’étoit au commencement du jour, quand les rayons du soleil qui précèdent ce principe de la lumière, donnent à tous les objèts un commencement de gayeté qui porte l’esprit à une agréable méditation. Voulant continuer mon chemin, je me vis arrêté par deux routes, entre lesquelles pourtant le choix ne paroissoit pas difficile à faire. L’une n’étoit qu’un sentier étroit & rabboteux, qui parmi des rochers & des collines steriles, menoit vers une montagne depouillée de verdure, & dont le triste aspèct éfraïoit mon cœur. L’autre au contraire étoit une large & agréable prairie, palissadée de fertiles vergers, & bordée de ruisseaux, dont le murmure ex-[195]citoit dans l’ame des sensations voluptueuses. En un mot il sembloit que la nature & l’art eussent ramassé dans cette route tout ce qu’on peut s’imaginer de délicieux & d’enchanteur. Je n’aurois pas balancé un moment à y entrer, si je n’avois pas découvert dans le lointain un broüillard épais qui déroboit à mes yeux les objèts plus éloignés, & qui me faisoit craindre quelque précipice, où l’agrément conduit assés souvent ceux qui le suivent avec une impetuosité inconsiderée.
Pendant que j’étois dans ces embarras, je vis devant moi un homme merveilleusement bien proportionné dans tous ses membres. Il paroissoit environ âgé de quarante ans, il étoit dans toute la force de l’âgé viril ; les graces qui l’accompagnoient n’étoient pas légéres & vives ; elles étoient graves & majestueuses, sa beauté étoit mâle, & respectable ; & sa démarche lente, & mesurée sans affectation, le faisoit paroitre quelque chose de plus qu’humain ; ce qui me confirmoit dans cette idée, c’est que je le vis environné d’une lumière pure, qui versoit dans mon cœur la plus douce satisfaction, & qui sembloit s’augmenter à mesure qu’il avançoit. Il m’honora d’un souris gracieux, & me prenant la main avec bonté, je viens vous tirer de vos incertitudes, me dit-il ; je m’apelle Discermment. Je sais que des votre jeunesse vous avés eu de l’attache-[196]ment pour moi ; je viens vous en récompenser ; je veux être votre guide ; soyés sur que les objets qui frapperont vos sens en ma présence, seront pour vous une source d’instructions aussi salutaires qu’agréables.
Ebene 4► Dialog► Les routes que vous voyés, continua-t-il, menent l’une & l’autre au sejour des plaisirs. Mais ces plaisirs, quoiqu’ils ayent presque tous une même origine & une mime baze, sont pourtant bien differents dans leurs effets. Vous découvres sans peine que ce chemin large & delicieux descend par une fort douce pente. Il n’est pas étonnant que la foule s’y jette avec la plus grande securité ; tout semble l’y inviter, & elle ne soupçonne pas que tant de charmes flatteurs puissent cacher le moindre péril. Mais, lui dis-je, j’apperçois pourtant à une médiocre distance une épaisse nuée qui pourroit être suspècte à ce grand nombre de voyageurs, Il est vray, me répartit il, il y a même de pareils broüillards d’espace en espace, mais ces gens ont la vuë courte, ils n’apperçoivent que ce qui est devant eux, & leur attention ne s’étend jamais au delà des objets présens. Ils se trouvent quelquefois au milieu de ces noires exhalaisons, avant que de les avoir découvertes ; Ils s’égarent, ils marchent au hazard, quelques uns se croyent heureux de retrouver la route ; ayant acquis une espèce de sagesse par leur experience ils marchent avec plus de précaution, & parviennent à la fin au but de leurs désirs. D’autres s’en écartent pour jamais ; ils tombent dans la vallée de la misère, ils y languissent [197] pendant toute leur vie avec un goût violent, pour les plaisirs qu’ils cherchoient, & ce gout donne un nouveau poids à leur infortune ; quelques uns pourtant d’entre ces malheureux ne se laissent pas entièrement abbatre par leur triste destinée ; ils s’arment d’un noble courage, ils font de généreux efforts pour découvrir le chemin rabotteux, que vous voyés à votre droite, & ils le gagnent par des sentiers, qui sont moins rudes qu’ils ne paroissent.
Ce qui me surprend, lui dis-je alors, c’est que ce chemin escapé, & dont le seul aspect fait frémir, n’est pas entièrement désert. J’apperçois même des jeunes gens qui s’efforcent à y grimper. Il est vray, repartit-il, vous en voyés même qui y montent tout seuls ; un guide invisible, mais sûr, les y conduit. Ils s’arrêtent quelquefois, mais leur conducteur leur donne continuellement de nouvelles forces & un nouveau courage ; bientôt ils regagnent le tems qu’ils avoient perdu en suspendant leurs efforts. Il y en a d’autres, qui ont pour guides des personnes d’un âge mûr, qui les tiennent par la main, & qui paroissent souvent les trainer. Ils jettent de temps en temps un œil triste sur cette route delicieuse : c’est alors qu’il bronchent, & qu’ils tombent quelquefois rudement. Voyés vous leurs conducteurs qui les relèvent, qui les animent, & qui les forcent quelquefois d’avancer. En voila qui échappent à leur guides, pleins de joye, ils retournent sur leurs pas, & ils se précipitent dans le chemin spacieux. D’autres un [198] peu plus avancés dans ce sentier pénible, s’accoutument aux difficultés ; aussi deviennent elles de plus en plus moins insupportables. Peu à peu les forces de ces voyageurs s’augmentent ; le chemin s’aplanit sous leurs pas ; ils découvrent des fleurs, de l’ombrage, des sources d’une eau pure. Une perspective magnifique, qu’une esperance bien fondée aproche. & rend en quelque sorte présente, les anime d’une merveilleuse vigueur ; & détourne leur attention d’un reste de peine qui s’amoindrit d’heure en heure. ◀Dialog ◀Ebene 4
Après qu’il eut fini ce discours, il me saisit, m’enleva dans les airs, & me fit parcourir dans un instant tout l’espace de l’agréable route où j’avois balancé d’entrer tout seul. Je crus me trouver alors avec mon guide dans un vaste jardin, qui enchantoit mes yeux par mille charmes inexprimables ; ce qui m’y déplut pourtant, c’est que l’art sembloit y exercer un pouvoir tyrannique sur la nature, qui étoit dépouillée de presque toutes ces graces naïves qui paroissent faites pour nos sens. Ce superbe jardin, où il y avoit beaucoup plus de fleurs que de fruits, aboutissoit à un vaste bâtiment tout éclatant de marbre & de dorure. Malheureusement l’Architecture m’en parut gothique, il n’y avoit rien de simple & de majestueux ; malgré sa grande étenduë, il y régnoit par tout un air de petitesse, parce qu’un nombre infini d’enjolivements y tenoient la place de la [199] beauté & de la justesse des proportions. C’étoit moins un édifice seul qu’un grand nombre de pavillons liés à tout hazard. Leur varieté perdroit tout son agrément naturel, parce qu’elle ne se rapportoit à rien ; c’étoit plûtôt desordre & confusion que varieté.
Dans le tems que je contemplois d’un œil attentif ce bisarre Palais, mes oreilles furent frappées d’un bruit confus d’instruments, de voix, de cris, & d’éclats de rire, enfin de tout ce qui marque une joye vive, & une allegresse impetueuse. Ce tumulte sembloit s’insinuer dans mon ame, & y exciter les mêmes sensations qui découlent d’un commencement d’ivresse ; mais un seul regard de mon guide appaisa chez moi ce trouble séducteur, qui étoit aidé par l’air même que je respirois, & auquel j’avois la plus ardente envie de me livrer sans réserve. Ebene 4► Dialog► Je ne vous ai pas conduit ici, me dit alors mon compagnon éclairé, d’un air assés sévere ; Je ne vous ai pas conduit ici pou sentir, mais pour observer, pour réfléchir & pour profiter à jamais de vos réfléxions. Suivés moins dans ce Palais, ne me quittés point d’une seul pas, & souvenés vous que vous n’êtes dans ces lieux que simple Spectateur. ◀Dialog ◀Ebene 4
Bien résolu de suivre un conseil si salutarie, j’entrai d’abord dans une salle d’une prodigieuse étenduë. D’un côté des gens gagés pour divertir les autres hommes, paroissoient sur différens théatres, & excitoient [200] parmi les Spectateurs de frequens éclats de rire, par de ridicules postures, & par des saillies qui réjouissoient à proportion qu’elles attaquoient les bonnes mœurs. Dans un autre endroit, on se divertissoit à des concerts d’une molle délicatesse, ou d’une savante bisarrerie, à des conversations turbulentes, & à des danses tumultueuses. En un mot, cette fille retentissoit de tout ce que la joye a de plus bruyant & de plus évaporé. Quoique la pluspart des personnes qui tâchoient de briller dans ces lieux, fussent encore dans la première ardeur d’une jeunesse vive & emportée, elles ne laissoient pas d’avoir pour compagnons de leurs divertissemens des cens d’un âge viril, avec quelques vieillards qui approchoient de la caducité ; & dont plusieurs épuisoient un reste de force, en affectant la vigueur qu’ils avoient perdue depuis longtems. Il y en avoit qui, sans avoir l’usage de leurs yeux & de leurs oreilles, assistoient aux spectacles & à la musique, & se regloient sur les autres pour rire, ou pour marquer de l’admiration.
Dans le tems que mon guide entroit avec moi dans cette salle. ◀Allegorie ◀Traum ◀Ebene 3 Metatextualität► Mais je vois que mon rève est un peu long ; j’en donnerai la suite une autre fois. En attendant, j’emprunte de mon collegue de Paris, de quoi amuser mes Lecteurs. ◀Metatextualität
[201] Ebene 3► Suite du Journal
Espagnol.
Du Mercredy neuvième Fevrier.
Il est onze heures du soir ; je viens de souper en Ville ; j’ai dîné en compagnie, & j’ai bien vû des choses aujourd’hui.
Je commencerai par vous dire, que ce matin j’ai été recevoir de l’argent, que devoit me donner un Bourgeois de Paris, Bourgeois riche & distingué. J’étois accompagné d’un de mes amis qui le connoît, & qui, en m’y conduisant, m’a dit qu’il étoit lé mari d’une très-belle femme ; qu’ils s’étoient épousez par inclination ; que cependant ils ne vivoient pas à présent avec beaucoup de douceur ensemble, & qu’ils paroissoient ne se guères soucier l’un de l’autre. Nous sommes arrivez chez mon homme, en discourant là-dessus, & l’on nous a fait entrer dans une Chambre, où d’abord nous n’avons trouvé que la femme. Elle alloit se sauver, pour n’être point vûe : mais elle n’en a pas eû le tems ; il a fallu se montrer. Nous l’avons saluée, elle étoit embarassée & honteuse, sans doute à cause que nous la trouvions dans un négligé des plus négligez, tranchons le mot, dans un négligé mal-propre. Aussi il [202] falloit comme elle se montroit de côté, comme ses mains travailloient machinallement après sa Robbe, après sa coëffure, pour en diminuer le desagrément, pour leur faire trouver grace devant nos yeux. Après cela c’étoit de ses mains dont elle rougissoit, parce qu’elles n’étoient pas en état. Ensuite venoit la confusion d’avoir des bras trop longs, par le déffaut d’Engageantes. Ensuite je la voyois en peine pour une paire de mules qui deshonoroient son pied ; elle succomboit sous tant d’embarras. La pauvre femme nous parloit, mais quoi-que je ne l’eusse vûë que cette seule fois, il me sembloit qu’elle n’avoit ni son esprit, ni son ton de voix : Non, ce n’étoit point-là elle en tout : c’étoit, si vous voulez, ses yeux, sà taille & son visage ; mais des yeux qui n’osoient regarder, une taille qui n’osoit se faire valoir, un visage qui n’osoit se montrer : En effet une belle femme qui n’a point encore disposé ses attraits, qui n’a rien de préparé pour plaire ; quand on la surprend alors, on ne peut pas dire que ce soit veritablement elle. Du moins par sa façon de faire, vous dit-elle, ce n’est pas moi : cela me ressemble en laid ; mais vous ne me voïez pas encore : attendez, je ne suis qu’ébauchée, deux heures de toilette m’acheveront, après quoi, vous me jugerez. Oh ! la crainte qu’elle a que vous ne la jugiez par avance, déconcerte aussi son esprit.
[203] Pour moi, mon cher, malgré l’embarras de cette Dame, je l’ai beaucoup examinée & je vous avouë qu’elle doit être une des plus aimables femmes du monde, quand elle veut l’être, car j’ai deviné ses charme plus que je ne les ai vûs. Je ne l’aimois point du tout comme elle étoit, mais elle me plairoit beaucoup comme elle peut devenir.
Enfin pour le soulagement de sa vanité, son mari est venu, & tout en entrant lui a fait une brusquerie pour je ne sai quelle bagatelle de ménage, dont je ne me souviens plus ; & elle s’est retirée en lui répondant à l’avenant de ce qu’il lui disoit. Pour lui, c’étoit un homme encore jeune, d’assés bonne mine ; mais dans un deshabillé d’une malpropreté si dégoutante, qu’il faut assûrément qu’il l’ait étudiée pour y parvenir, ou qu’il ait un dessein formel de déplaire à sa femme ; ce dont sa femme se vange en lui rendant la pareille. Il a pourtant de l’esprit & de la politesse, & je suis persuadé qu’il est homme aimable hors de chez lui : J’ai reçu mon argent, & nous nous en sommes en allez.
Je comprens bien que ces deux personnes-là ont pû s’aimer, quand elles se sont mariées, ai-je dit à mon ami ; pour se plaire elles n’ont eû qu’à vouloir se rendre agréables ; avec cette attention reciproque, des méritoient d’être aimées l’une de l’autre : Vous me dites qu’aujourd’hui ces gens-[204]là ne s’aiment plus, c’est qu’ils ne le méritent plus ! Que dis-je s’aimer, ils seroient heureux de ne se sentir qu’indifférens ; encore entre époux se sauve-t-on avec de l’indifférence l’un pour l’autre ; mais ceux-là doivent se haïr, se trouver pis que laids ; ouï sur ma parolle ils se voïent avec dégoût. Vous pensez donc, m’a répondu mon ami, que le mariage produit d’étranges effets ? Point du tout, ai-je repris, ce n’est point au mariage à qui je m’en prens, ce n’est point lui qui fait succéder ce dégoût à l’amour. Il y a des amans qui s’aiment depuis dix ans, sans se perdre de vûë. Qu’arrive-t-il ? quelque fois leur amour est tiede, il dort de tems en tems entr’eux, par l’habitude qu’ils ont de se voir ; mais il se réveille, il reprend vigueur, & passe successivement de l’indolence à la vivacité. Pourquoi n’est-ce pas de même dans le mariage ? Seroit-ce à cause qu’à l’Autel on a juré de s’aimer ? Bon ! eh ! que signifie ce serment-là ? rien, sinon qu’on s’oblige d’agir exactement tout comme si on s’aimoit, quand même on ne s’aimera plus ; car à l’égard du cœur, on ne peut se le promettre pour toûjours, il n est pas à nous. Mais nous sommes les maîtres de nos actions, & nous les garentissons fidelles, voilà tout ; reste donc ce cœur dont l’amour doit toujours piquer, parce que cet amour est toûjours un pur don, parce que des époux ont beau se le promettre, & [205] qu’ils ne peuvent se le tenir, qu’autant qu’ils prendront soin de se le conserver par de mutuels égards : Ainsi des époux ne sont précisement que des Amans heureux qui ne doivent point s’attacher ailleurs, mais qui malgré le mariage peuvent toûjours rester glorieux & jaloux de l’honneur & du plaisir de se plaire ; en ce que ce n’est pas le nœud qui les unit, mais seulement le goût qu’ils ont l’un pour l’autre, qui les rend mutuellement aimables ; & comme je vous ai déja dit, leur devoir est de se comporter en Amans, mais ils ne sont pas réellement obligez de l’être : De sorte que quand ils cessent de s’aimer, c’est un Amant qui n’est plus aimable aux yeux de sa Maitresse, c’est une Maitresse qui n’a plus de charmes pour son Amant : Et cela devroit humilier, ce me semble ; je ne puis comprendre comment l’amour propre ne regarde pas cela comme une diminution de ses avantages, comment il ne songe pas à s’en épargner l’affront, car s’en est un tout de même qu’entre Amans que le mariage n’a point unis ; c’est positivement la même chose. Quoi nous qui nous estimons tant, & presque toûjours mal-à-propos : nous qui avons tant de vanité, qui aimons tant à voir des preuves de notre mérite, ou de celui que nous nous suposons ; faut-il que sans en devenir ni plus loüables, ni plus modestes, nous cessions d’être orgueilleux & vains dans la seule occasion peut-être où [206] il va de nôtre profit & de tout l’agrément de nôtre vie à l’être. Des gens s’épousent, ils s’adorent en se mariant, ils sçavent bien ce qu’ils ont fait pour s’inspirer mutuellement de la tendresse, elle est le fruit de leurs égards, de leur complaisance & du soin qu’ils ont eû de ne s’offrir de part & d’autre que dans une certaine propriété qui mit leur figure en valeur, ou qui du moins l’empêcha d’être désagréable, ils ont respecté leur imagination qu’ils connoissoient foible & dont ils ont craint, pour ainsi dire, d’encourir la disgrace, en se présentant mal vétû : Que ne continuent-t-ils sur ce ton-là, quand ils sont mariez ; & si c’est trop, que n’ont-ils la moitié de leurs attentions passées, pourquoi ne se piquent-t-ils plus d’être aimés, quand il y a plus que jamais & de la gloire & de l’avantage à l’être.
Ne seroit-il pas bien flateur de se dire, à présent, je suis jour & nuit avec ma Maitresse, jour & nuit avec mon Amant ; cependant elle m’aime, malgré l’habitude qu’elle à de me voir à tout moment : Cependant il m’aime, quoiqu’il n’ait plus la peine de me chercher, sa tendresse résiste au commerce continuel que nous avons ensemble, son amour soûtient la nécessité de nous voir.
J’en étois là de mes réfléxions, quand mon ami s’est mis à rire de tout son cœur de la vivacité avec laquelle je les faisois : [207] C’est bien dommage m’a-t-il dit, que vous n’aïez que moi pour témoin de vos discours édifians, je n’ai pas le tems d’achever de les entendre, & j’en suis faché, mais j’ai affaire, adieu ; là-dessus il m’a quitté, & moi en attendant l’heure de diner, j’ai été aux Thuilleries, & me suis promené dans une allée des plus écartées.
A peine y avois-je fait un tour que j’ai entendu dans un bosquet deux personnes qui se parloient d’une voix assez élevée, & qui sembloient se quereller : J’ai distingué la voix d’une femme, & cela m’a donné la curiosité d’écouter : Vous pouvez en être sûr, disoit-elle, je perdrai vôtre Maitresse de réputation, j’en ai les moïens, je la connois, je sçai de ses avantures. Vous la perdrez de réputation, Madame, à répondu le Cavalier, (car c’en étoit un) ma foi je vous en deffie, je ne crois pas qu’elle en ait à perdre ; cependant ne l’irritez pas ; Vous sçavez de ses avantures, dites-vous, mais elle sçait des vôtres & vous seriez à deux de jeû : Vous parlés en malhonnête homme, a-t-elle reparti, & vous abusez des sentimens que je vous ai montrez : Ma foi Madame, a-t-il dit, je n’ai pas crû la chose si serieuse entre vous & moi, nous nous sommes plûs, il est vrai, vous m’avez fit l’honneur de me trouver de vôtre goût, vous étiez fort du mien, je vous ai confié mes dispositions, [208] vous m’avez dit les vôtres ; nous n’avons jamais fait mention d’amour durable, si vous m’en aviez parlé, je ne demandois pas mieux ; mais j’ai regardé vos bontez pour moi comme les effets d’un caprice heureux & passager, je me suis réglé là-dessus ; le hazard m’a fait connoître la Dame en question, ce qui m’est arrivé avec vous, m’arrive avec elle ; autre caprice dont je profite, il n’y a pas là dequoi vous fâcher, elle n’a pas l’air de m’aimer autrement que vous avez fait, & je l’imiterai exactement : Ainsi vous me querellez pour une bagatelle : sortons, vôtre Carosse vous attend, il commence à faire chaud, nous nous reverrons un de ces jours, nôtre conversation sera plus douce, cet amour exact & serieux vous sortira de l’esprit, & nous nous aimerons sans tant de façon comme à l’ordinaire.
Je ne sçai point ce que la Dame a répondu à ce discours comique, où il n’entroit bas beaucoup d’estime pour elle : Mais j’ai crû qu’ils m’apercevoient, & je me suis éloigné, en faisant ma réflexion à mon ordinaire. ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1
