Le Misantrope: LXXXVI. Discours
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LXXXVI. Discours
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Metatestualità
Suite de lxxxv.
Après avoir ainsi jetté la base du raisonnement d’un
Jeune-homme, ce qui me paroit le meilleur & le plus
important à faire, c’est de fonder sur cette base solide l’étude
de ses devoirs. Dans l’Education ordinaire, un Enfant ne
distingue une bonne action d’avec une mauvaise, que par les
récompenses & les punitions qui les suivent ; mais c’est
peut-être ce qu’il y a au monde de plus propre à le perdre pour
jamais. Rien n’est plus capable de lui donner des sentimens bas
& lâches, que de laisser son ame dans une inaction indolente, & de la rendre esclave de l’espérance
& de la crainte : c’est un moyen sûr de lui faire examiner,
non si une action est bonne en elle-même, mais si pour le
présent elle est bonne pour lui : bientôt il ne mesurera ses
devoirs qu’à une utilité déraisonnable & grossiére, & il
croira licite tout ce qu’il pourra dérober aux yeux des
personnes qui ont le pouvoir de le punir. Il vaut infiniment
mieux l’instruire de ses devoirs par principe, & le rendre
plutôt docile à la raison qu’à l’autorité de ses Maîtres, afin
que son ame se détermine vers le bien par son propre mouvement,
& avec une liberté généreuse. Qu’on ne s’imagine pas que
cette Science si digne d’être possédée, soit au-dessus de la
portée d’une Enfant élevé selon ma méthode. La Morale oblige
tous ceux qui ont la faculté de raisonner, & il est naturel
qu’elle soit accessible à leurs recherches, pourvu qu’ils
veuillent entrer sérieusement dans l’examen d’une matiére si
importante. Si elle demande une pénétration extraordinaire, ce
n’est que dans un petit nombre de cas particuliers, qui
n’influent guéres sur la conduite générale des hommes. Elle
n’est hérissée de difficultés, que pour ceux dont on a laissé
croupir la raison dans une paresse honteuse. Ils ont eu tout le
tems de s’asservir à leurs passions, le faux honneur & les
autres préjugés de la multitude les ont familiarisés avec les
opinions les plus fausses & les plus ridicules. Elles ont,
par une espéce de prescription, occupé dans leur esprit la place de la Vérité ; & les arracher de leur
ame, c’est la priver pour ainsi dire d’une partie d’elle-même.
Quand enfin la Vérité se découvre à eux dans tout son jour,
& s’oppose à leurs erreurs favorites, il semble qu’elle
s’oppose à elle-même. Cette contradiction apparente trouble leur
foible raison ; il faut une peine infinie pour la débarasser de
ses préventions invétérées, & pour la remettre dans une
pleine indifférence pour tous les sentimens qui demandent de la
réflexion & des recherches. La justesse qu’on donne de bonne
heure à l’esprit d’un Jeune-homme, le préserve de tous ces
inconvéniens ; la Vérité ne trouve en lui d’autres obstacles,
que ceux qu’elle apporte elle-même ; & certainement ce ne
sont pas ceux-là, qui sont les plus difficiles à surmonter. Une
Raison éclairée sur le devoir trouve moins de peine, qu’un
Esprit enveloppé de ténébres, à triompher d’un tempérament
indocile ; cependant elle n’y réussit pas toujours. C’est
pourquoi il faut aussi tâcher de mettre de bonne heure le cœur
dans ses intérêts, & d’y exciter des passions avantageuses
pour la Vertu. On y peut travailler avec succès par les
exemples. On doit mettre souvent devant les yeux d’un Enfant la
conduite de ces hommes qui se sont acquis par leurs vertus une
réputation éternelle. Il faut lui dépeindre de la maniére la
plus vive leur générosité, leur constance, leur grandeur d’ame,
& sur-tout leur humanité & leur justice, afin de lui en faire concevoir de hautes idées, & de lui
inspirer pour ces grands modéles de l’admiration & de la
tendresse. D’un autre côté, il faut lui faire des portraits
affreux de ceux qui se sont rendus les objets du mépris des
hommes, par des actions intéressées, cruelles, & injustes.
Par-là son cœur ému & pénétré, se remplira d’aversion pour
la bassesse de leurs sentimens. Ces impressions qu’on fait dans
une ame encore tendre, ne sont pas sujettes à en être effacées :
& quand elle sera balancée entre le Vice & la Vertu,
frappée par les exemples qu’on lui aura rendus familiers, elle
suivra plutôt ceux qu’elle estime & qu’elle aime, que ceux
qu’elle méprise & déteste. Il faut sur-tout exciter un
Enfant éclairé à prendre pour guide les lumiéres de sa raison,
par respect pour la Divinité & pour sa volonté révélée,
qu’on lui doit faire connoître dès-qu’il est en état de goûter
la force d’une preuve. Il y a des démonstrations de l’existence
d’un Dieu & de la vérité de la Religion Chrétienne, dont
l’évidence sera facilement saisie par un Jeune-homme d’un
raisonnement cultivé, à qui on aura donné une idée nette des
expressions, & qu’on aura préservé soigneusement de la
tirannie des préjugés. Il ne s’agit que d’arranger ces preuves
dans un ordre facile, & de ne descendre jamais à une
conséquence, avant que d’avoir fait comprendre clairement la
proposition dont elle découle. Il est bon même, pour soulager sa
mémoire, qui ne retiendra pas sans peine toute
la suite d’un raisonnement, de le lui faire écrire à lui-même.
Par-là toutes les parties d’une preuve se graveront mieux dans
son esprit, & il pourra remonter facilement à chaque
proposition, qui peut répandre de la lumiére sur les
conséquences qui l’embarassent. Aussi-tôt que sa raison sera
parfaitement convaincue sur ces deux Vérités fondamentales, on
peut lui développer la Morale sacrée des Livres Divins, & la
confronter avec celle que la Raison nous prescrit sans l’aide de
la Révélation. On peut lui faire sentir fortement, combien en
partie la prémiére est conforme à l’autre, & combien en
partie elle surpasse les découvertes de notre esprit, qui ne
laisse pas de goûter & d’admirer des Vérités auxquelles il
n’auroit jamais atteint par ses propres forces. Enfin il est
très utile de lui faire comprendre que les Loix admirables que
la Révélation nous prescrit, n’ont en vue que notre propre
intérêt ; & qu’un bonheur réel & présent, est une suite
nécessaire de la pratique de nos devoirs. A l’égard des Dogmes,
je serois d’avis qu’on ne le fît pas entrer d’abord dans un
grand détail. On devroit se contenter de lui développer avec
toute la netteté possible, ceux qui servent de fondement à la
Religion, & qui sont si clairement exprimés dans nos Saints
Livres, qu’on ne sauroit refuser de les admettre sans manquer de
respect à celui qui nous les a révélés. Il y
en a d’autres, qu’il n’est pas nécessaire de spécifier, où les
plus habiles gens voient le moins clair, & où tout homme de
bonne foi avouera qu’on trouve des difficultés considérables, de
quelque côté qu’on se tourne. Il faudroit éviter d’en parler à
un Enfant, afin de n’accabler pas sa foible raison sous un
fardeau que les génies les plus vigoureux ont bien de la peine à
soutenir. Je me trompe fort s’il ne seroit pas utile, que
jusqu’à un certain âge on sût uniquement qu’on est de la
Religion Chrétienne, sans prendre aveuglément parti entre les
différentes Sectes qui partagent ceux qui se font un honneur de
porter le nom de Chrétien. Si enfin, dans un âge plus mûr les
questions d’un Jeune-homme vous obligent à lui exposer ces
différentes opinions, tâchez de lui en parler sans passion &
sans aigreur, ne donnez aucun nom odieux à ceux-là même qui
embrassent les sentimens les plus ridicules ; & plutôt que
de les accuser de malice ou d’opiniâtreté, plaignez-les de leur
aveuglement, & de leur malheureuse éducation qui en est la
cause. Gagnez sur-tout sur votre amour-propre, s’il se peut,
d’expliquer ces différens Systêmes avec fidélité, & de
mettre en tout leur jour les raisons sur lesquelles on les
appuye. Il est sûr qu’un esprit bien cultivé n’adhérera jamais à
ces Sectes, où régnent l’Autorité des hommes & la
Superstition. A l’égard de celles qui s’opposent les unes aux
autres des difficultés embarassantes pour les
esprits les plus pénétrans, on feroit bien, ce me semble, de
laisser à un Jeune-homme bien instruit sur les objections qu’on
fait de part & d’autre, la liberté de suspendre son
jugement, ou bien de se déterminer de lui-même vers le parti qui
lui paroit le plus raisonnable. Cette maxime déplaîra fort à
toutes les personnes aveuglément zélées, je n’en doute point.
Quoi ! dira ce Pére ; mon fils seroit exposé par cette méthode à
donner dans l’Arminianisme ? Je le déshériterois s’il tomboit
jamais dans des Erreurs si détestables. Mon enfant, dira cet
autre, pourroit bien, en suivant ces belles maximes, devenir
Particulariste, & j’aimerois mieux le voir au tombeau, que
dans un si déplorable égarement. C’est ainsi que nous croyons
que nos enfans courent à la perdition, à mesure qu’ils
s’éloignent de nos Systêmes. Je conviens qu’ils courent risque
de s’égarer, si pour se déterminer ils se fient à leurs propres
lumiéres. Mais sont-ils à l’abri de ce danger, en soumettant
leurs opinions à l’autorité paternelle ? Supposons même qu’on
évite l’Erreur à coup sûr, quand on adopte les sentimens de ses
Péres, ma méthode ne m’en paroit pas moins raisonnable ; &
j’ose avancer, qu’il vaut mieux être dans l’Erreur, après avoir
fait tous ses efforts éclairer sa raison, que de suivre la saine
Doctrine, en pliant sous l’autorité d’une maniére servile. Si
l’on tombe dans le prémier inconvénient, on agit
du moins en homme, on met en œuvre la Raison, à laquelle seule
on est responsable de ses sentimens ; & sans être coupable
de paresse ou d’obstination, on a seulement le malheur de ne
savoir pas se dégager de l’illusion, par une force d’esprit
suffisante. Mais si l’on est Orthodoxe par prévention, à
proprement parler, on ne croit rien, on s’imagine de croire,
& ce qu’on prend pour une conviction de l’esprit, n’est
qu’une passion du cœur ; au-lieu de soumettre ses opinions à
l’évidence, on les fait relever du hazard, qui, selon les parens
& la patrie des hommes, en fera à son gré des Juifs, des
Chrétiens, ou des Mahométans. Par une éducation si mal dirigée
on aprend à haïr des sentimens sans les connoître, parce qu’on a
apris dès sa plus tendre enfance à haïr ceux qui les ont
embrassés. De-là ce zéle persecuteur, qui étouffe la Charité
Chrétienne par attachement pour le Christianisme, & qui pour
défendre les intérêts de Dieu, transgresse ses loix les plus
saintes. De-là ces massacres barbares, où une noire perfidie
& une rage infernale se couvrent du voile de la Piété, pour
saper la Religion par ses fondemens. Plût au Ciel qu’on voulût
bien sérieusement réformer l’Education des Enfans sur cet
article, & ne point émouvoir leurs passions pour leur faire
aimer une Secte, & pour leur en faire haïr une autre ! Tous
les hommes se regarderoient bientôt comme fréres, & le titre
odieux d’Hérétique, qu’on emploie à tort & à
travers, ne nous feroit pas regarder les uns les autres comme
des monstres d’impiété. On employeroit toute la douceur que la
Charité Chrétienne peut inspirer, pour dissiper les ténébres qui
offusquent l’esprit de ceux qui s’égarent. Sur-tout on
concevroit l’impertinence qu’il y a à attaquer le raisonnement
par des suplices, & à vouloir renverser les conceptions de
l’ame par les tortures dont on déchire le corps. Je soutiens
même que la variété des Opinions seroit de beaucoup moindre. La
Raison qui offre à tous les hommes les mêmes principes, les
méneroit facilement aux mêmes conséquences, dans les choses
importantes pour le Salut, qu’un Etre rempli de bonté pour nous
nous a rendues faciles, pourvu que nous veuillions y prêter
toute l’attention dont elles sont dignes. On ne différeroit,
selon toutes les aparences, que sur les choses les plus
difficiles de la Religion, & en même tems les moins
importantes. Nos Erreurs ne s’appuyeroient point sur la paresse,
sur la prévention, sur les passions du cœur, sur l’esprit de
Parti, ni sur un ridicule respect pour nos semblables. Enfin,
l’esprit ne pourroit être la dupe que de sa propre foiblesse,
qui est à mon avis la cause la moins ordinaire de nos égaremens.
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