Le Misantrope: LXXIV. Discours
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Ebene 1
LXXIV. Discours
Ebene 2
Le ton plaintif a été de tout tems
propre aux Amans & aux Poëtes : les uns querellent toujours
leurs Maîtresses ; les autres ne sont jamais contens de la
Fortune ; & souvent ils en agissent ainsi, plutôt par
habitude que par raison. Les Poëtes & les autres
Beaux-Esprits n’ont pas été toujours également brouillés avec le
Destin ; & il y a eu des tems, où un beau Génie étoit le
moyen le plus sûr de parvenir à une grande fortune,
& à une réputation étendue. Le meilleur argument qu’on
puisse alléguer en faveur des Anciens contre les Modernes, c’est
que l’estime & les graces qu’on prodiguoit autrefois aux
Esprits supérieurs, les tiroient de l’inaction, & leur
faisoient faire tous les efforts imaginables pour se signaler
par leurs Ouvrages. Parmi les Anciens, non seulement des
personnes sans naissance s’élevoient aux plus hautes
Dignités1par leur
seule valeur ; mais aussi le plus haut degré d’autorité dans le
plus grand Empire du Monde, a été quelquefois le prix de
l’Eloquence d’un homme2qui n’avoit
aucun appui dans la gloire de ses ancêtres. Il n’est pas
étonnant qu’il y ait eu alors d’excellens Orateurs, & que
dès la jeunesse on se soit apliqué à l’étude du cœur humain,
& des moyens les plus propres à s’en rendre le maître. On ne
sauroit être surpris non plus, qu’on ait vu d’illustres Poëtes
dans un Siécle où Horace, dont la naissance étoit des plus
obscures, trouvoit un Ami familier dans Auguste, quoiqu’il eût
porté les armes contre cet Empereur dans l’Armée de Brutus.
Cette faveur singuliére qu’on accordoit anciennement aux esprits
du prémier ordre, me paroit la seule raison pourquoi nous cédons aux Grecs & aux Romains en certains genres
de Poësies, & pourquoi nos Piéces d’Eloquence ne méritent
pas seulement d’entrer en comparaison avec les leurs. Après ces
Nations fameuses de l’Antiquité, je ne connois point de Peuple
où le Bel-Esprit ait été toujours considéré autant que chez les
François. Dans ces Siécles mêmes où le bon-goût étoit enséveli
sous une ignorance profonde, on avoit une estime particuliére
par toute la France pour certains Poëtes Provençaux, qui
s’occupoient à composer des Historiettes & des Chansons. Les
plus grands Seigneurs se faisoient un plaisir de les recevoir à
leurs tables, & ravis de les entendre chanter ou réciter
leurs Fableaux, ils se dépouilloient souvent de leurs plus
précieux habits, pour en faire présent à cette espéce de
Beaux-Esprits. Chacun sait combien les Poëtes étoient heureux
sous le régne de François I, dont en récompense il <sic>
ont élevé la gloire jusqu’au Ciel, malgré son humeur inquiéte,
si pernicieuse pour lui-même & pour ses sujets. Voilà ce que Madame Deshouliéres a dit de ce tems heureux
pour les Poëtes. Elle a seulement tort de se plaindre de
l’ingratitude de son siécle à l’égard des Beaux-Esprits. Louis
XIV ne le céde guéres à François I, dans la maniére d’honorer
& de récompenser les grands Génies. Excepté la Moscovie, je ne crois pas
qu’il y ait un Pays en Europe où l’on cultive moins la Poësie
& l’Eloquence, que dans les Provinces que nous habitons. Ce
n’est pas, comme croient d’autres Nations, faute de naturel
& de génie, mais faute d’estime pour ceux qui se distinguent
dans ces genres d’écrire. Si quelqu’un dans ce Pays a l’esprit
beau, c’est tant pis pour lui ; les Muses n’ont ici ni feu ni
lieu ; & le seul stile qui flatte agréablement nos oreilles,
c’est celui des Lettres de change. Il est presque sans exemple,
que parmi nous un Bel-Esprit ait joui de l’estime & de la
faveur d’un homme de distinction, uniquement pour
l’amour de son génie. La Nature donne ici le
mérite de bien écrire, comme ailleurs, mais la Fortune ne le met
point en œuvre ; & il n’est pas étonnant que peu de
personnes daignent essayer leur naturel, puisque les plus belles
productions ne sauroient leur attirer ni estime, ni récompense.
Si notre Patrie avoit été celle de Despréaux, il y a apparence
qu’il n’auroit jamais écirt, à peine sauroit-on qu’il y ait
jamais eu un Despréaux au Monde ; & Rousseau n’auroit pas
trouvé, parmi nous, l’occasion de joindre à ses autres infamies,
celle de payer d’ingratitude les bienfaicteurs de sa Muse. On
parle tant de cet Auteur, qu’on me permettra bien de faire une
digression pour dire un mot de ses Ouvrages, imprimés
depuis3peu. Ses ennemis mêmes, pourvu qu’ils ne soient
pas les plus sottes gens de la terre, ne sauroient lui refuser
les titres d’Esprit supérieur, & d’excellent Poëte. D’un autre côté, quelque porté qu’on soit à faire grace
à sa conduite en faveur de son esprit, il faut convenir, si l’on
ne se rend pas coupable d’un aveuglement volontaire, qu’il est
un des plus dangereux Ecrivains par qui jamais les bonnes mœurs
ayent été attaquées. Il n’est pas possible de voir sans frémir,
dans les productions d’un même Auteur, ce que la Religion a de
plus saint, exprimé avec la plus grande noblesse ; & ce que
le Libertinage a de plus affreux, insinué avec le plus grand
artifice ; ce que la Morale a de plus pur, étalé avec la plus
grande force ; & ce que la Débauche a de plus brutal,
renfermé dans les termes les plus grossiers. Cet Ecrivain
prétend se justifier par un bon-mot. Il dit qu’ayant fait des
Pseaumes sans dévotion, il peut bien avoir aussi écrit des
infamies sans être infame. Il y a plus de vivacité que de
bon-sens dans cette excuse, & l’on y trouve un sophisme
grossier, pour peu qu’on ne se laisse pas éblouir par un
faux-brillant. Il est vrai que mille expériences prouvent assez
qu’on peut, sans être dévot, faire des Ouvrages remplis de
dévotion ; mais c’est être réellement infame, que d’écrire des
infamies. Il se peut, qu’avec un cœur bien placé on parle de
l’amour d’une maniére un peu libre ; & je ne voudrois pas
juger par les Contes de la Fontaine, que la licence qui a régné
dans ses vers, ait régné aussi dans ses mœurs ; peut-être
auroit-il pu s’apliquer ce Vers d’Ovide : Il n’en est pas de-même d’un Ecrivain,
qui non seulement expose aux yeux du Lecteur, par des
expressions d’une grossiéreté recherchée, tout ce que les
Débauchés ont pensé d’abominable ; mais qui emploie encore toute
la finesse de son esprit à saper la Religion par ses fondemens.
Si un tel Auteur ne sent pas ce qu’il dit, quel crime ne fait-il
pas de démentir ses lumiéres, pour empoisonner la raison de son
Prochain ? Et s’il ne fait que copier son propre cœur, comment
peut-il justifier l’horreur de ses sentimens ? Je ne dirai rien
ici de l’Anti-Rousseau, sinon qu’il fait le troisiéme volume de
ce nouvel Ouvrage, & qu’on y trouve le secret de dire en
cent Rondeaux, que Rousseau est un scélérat. Si on ne suit pas
une erreur populaire, en croyant que les grands Génies ont la
plupart du tems dans leurs vices le contrepoids de leurs
lumiéres, on ne fait pas trop mal dans ce Pays de faire peu de
cas du Bel-Esprit. D’ailleurs, il faut avouer naturellement que
ce n’est pas une qualité fort nécessaire au bien du
Genre-humain, que de savoir bien tourner un Vers : la seule
grace qu’on peut raisonnablement demander pour le Bel-Esprit,
c’est que le mérite de bien écrire soit du moins un
peu plus considéré que le talent de bien boire.
Zitat/Motto
« Le Bel-Esprit au Siécle de Marot
Des dons du Ciel passoit pour le gros lot ;
Aux grands Seigneurs il donnoit accointance ;
Menoit par fois à noble jouissance ;
Et qui plus est faisoit bouillir le pot.
Or est passé le tems où d’un Bon-mot,
Stance ou Dixain on payoit son écot.
Plus on n’en voit qui prennent pour finance
Le Bel-Esprit. »
Aux grands Seigneurs il donnoit accointance ;
Menoit par fois à noble jouissance ;
Et qui plus est faisoit bouillir le pot.
Or est passé le tems où d’un Bon-mot,
Stance ou Dixain on payoit son écot.
Plus on n’en voit qui prennent pour finance
Le Bel-Esprit. »
Zitat/Motto
« De cet illustre Roi la bonté secourable A jetté
sur la Muse un regard favorable ;
Et réparant du Sort l’aveuglement fatal,
Ses trésors ont tiré Phébus de l’hôpital. »
Et réparant du Sort l’aveuglement fatal,
Ses trésors ont tiré Phébus de l’hôpital. »
Zitat/Motto
Ipse licet
veniat Musis comitatus Homerus, Si nihil attuleris ibis
Homere foras. Si du fils de Thétis, le grand
Panégyriste
Des neuf Sœurs, dans ces lieux venoit accompagné,
Fermant la porte à cet infortuné,
On lui diroit Dieu vous assiste.
Des neuf Sœurs, dans ces lieux venoit accompagné,
Fermant la porte à cet infortuné,
On lui diroit Dieu vous assiste.
Zitat/Motto
« Vita verecunda est, Musa jocosa
mihi. » Ma Muse aime le badinage, Mais ma vie est réglée
& sage.
Metatextualität
Je finirai par le Conte suivant,
auquel le peu d’estime qu’on a pour les Gens de Lettres
méne, ce me semble, d’une maniére assez naturelle.
Ebene 3
Metatextualität
Conte.
Zitat/Motto
Quelqu’un de ces Savans, qui,
comme dit Boileau, Passent l’Eté sans linge, &
l’Hiver sans manteau,
Ne vit d’autre moyen pour
sortir de misére,
Que d’entrer chez un grand
Seigneur
En qualité de Précepteur :
(C’est des
pauvres Savans la ressource ordinaire.) D’y réussir il
avoit quelque espoir.
Un Financier vouloit le
voir ;
Mais de Sire Phébus il portoit la
livrée,
Habit antique & veste
déchirée :
pour comble de chagrin, le malheureux
Savant
Avoit la barbe longue, & n’avoit point
d’argent.
Sa barbe, sa maigreur, & sa mince
parure,
Le rendoient chevalier de la triste
figure.
Comment se présenter en pareille
posture !
Il prend courage enfin, heurte chez un
Barbier,
Qui Gascon de naissance, & Gascon de
métier,
Avec grands complimens veut
que Monsieur s’asséye
Hola, garçons, vite un
bonnet,
Çà, de l’eau chaude, un linge net.
De
tout cet appareil notre Savant s’effraye,
Et dit
qu’il espéroit qu’on voudroit en ce lieu
Le razer
pour l’amour de Dieu.
Ho, pour l’amour de Dieu, la
chienne de pratique !
Remarque bien cette
Boutique,
L’Ami, pour n’y rentrer de tes jours à ce
prix ;
Pour ce coup assis-toi. Du pauvre cancre
assis
D’un peu d’eau froide on frotte le
visage
De linge, de bonnet, il ne fut plus
parlé :
Et le malheureux fut raclé
Du razoir le
moins affilé,
Dont jamais se servit un Barbier de
village.
Sous ce maudit couteau tout autre auroit
hurlé :
Mais de tout tems la patience
Fut
compagne de l’indigence.
Dans ce tems un chat
indiscret,
Du Maître rognant la pitance,
Fut par
un des Garçons attrapé sur le fait,
Et, comme de
raison, étrillé d’importance.
Rodilardus que l’on
fessoit,
Moins patient que notre pauvre
Diable,
Faisoit un vacarme effroyable :
Et le
Barbier enragé de ces cris,
Peu satisfait déja de
travailler gratis,
Se mit à renier avec
beaucoup d’emphase :
D’où vient, s’écria-t-il ce
diable de sabat ?
C’est, lui dit le Savant, sans
doute un pauvre chat,
Que pour l’amour de Dieu l’on
rase.
Ebene 3
Metatextualität
Conte.
Zitat/Motto
Quelqu’un de ces Savans, qui,
comme dit Boileau, Passent l’Eté sans linge, &
l’Hiver sans manteau,
Ne vit d’autre moyen pour sortir de misére,
Que d’entrer chez un grand Seigneur
En qualité de Précepteur :
(C’est des pauvres Savans la ressource ordinaire.) D’y réussir il avoit quelque espoir.
Un Financier vouloit le voir ;
Mais de Sire Phébus il portoit la livrée,
Habit antique & veste déchirée :
pour comble de chagrin, le malheureux Savant
Avoit la barbe longue, & n’avoit point d’argent.
Sa barbe, sa maigreur, & sa mince parure,
Le rendoient chevalier de la triste figure.
Comment se présenter en pareille posture !
Il prend courage enfin, heurte chez un Barbier,
Qui Gascon de naissance, & Gascon de métier,
Avec grands complimens veut que Monsieur s’asséye
Hola, garçons, vite un bonnet,
Çà, de l’eau chaude, un linge net.
De tout cet appareil notre Savant s’effraye,
Et dit qu’il espéroit qu’on voudroit en ce lieu
Le razer pour l’amour de Dieu.
Ho, pour l’amour de Dieu, la chienne de pratique !
Remarque bien cette Boutique,
L’Ami, pour n’y rentrer de tes jours à ce prix ;
Pour ce coup assis-toi. Du pauvre cancre assis
D’un peu d’eau froide on frotte le visage
De linge, de bonnet, il ne fut plus parlé :
Et le malheureux fut raclé
Du razoir le moins affilé,
Dont jamais se servit un Barbier de village.
Sous ce maudit couteau tout autre auroit hurlé :
Mais de tout tems la patience
Fut compagne de l’indigence.
Dans ce tems un chat indiscret,
Du Maître rognant la pitance,
Fut par un des Garçons attrapé sur le fait,
Et, comme de raison, étrillé d’importance.
Rodilardus que l’on fessoit,
Moins patient que notre pauvre Diable,
Faisoit un vacarme effroyable :
Et le Barbier enragé de ces cris,
Peu satisfait déja de travailler gratis,
Se mit à renier avec beaucoup d’emphase :
D’où vient, s’écria-t-il ce diable de sabat ?
C’est, lui dit le Savant, sans doute un pauvre chat,
Que pour l’amour de Dieu l’on rase.
Ne vit d’autre moyen pour sortir de misére,
Que d’entrer chez un grand Seigneur
En qualité de Précepteur :
(C’est des pauvres Savans la ressource ordinaire.) D’y réussir il avoit quelque espoir.
Un Financier vouloit le voir ;
Mais de Sire Phébus il portoit la livrée,
Habit antique & veste déchirée :
pour comble de chagrin, le malheureux Savant
Avoit la barbe longue, & n’avoit point d’argent.
Sa barbe, sa maigreur, & sa mince parure,
Le rendoient chevalier de la triste figure.
Comment se présenter en pareille posture !
Il prend courage enfin, heurte chez un Barbier,
Qui Gascon de naissance, & Gascon de métier,
Avec grands complimens veut que Monsieur s’asséye
Hola, garçons, vite un bonnet,
Çà, de l’eau chaude, un linge net.
De tout cet appareil notre Savant s’effraye,
Et dit qu’il espéroit qu’on voudroit en ce lieu
Le razer pour l’amour de Dieu.
Ho, pour l’amour de Dieu, la chienne de pratique !
Remarque bien cette Boutique,
L’Ami, pour n’y rentrer de tes jours à ce prix ;
Pour ce coup assis-toi. Du pauvre cancre assis
D’un peu d’eau froide on frotte le visage
De linge, de bonnet, il ne fut plus parlé :
Et le malheureux fut raclé
Du razoir le moins affilé,
Dont jamais se servit un Barbier de village.
Sous ce maudit couteau tout autre auroit hurlé :
Mais de tout tems la patience
Fut compagne de l’indigence.
Dans ce tems un chat indiscret,
Du Maître rognant la pitance,
Fut par un des Garçons attrapé sur le fait,
Et, comme de raison, étrillé d’importance.
Rodilardus que l’on fessoit,
Moins patient que notre pauvre Diable,
Faisoit un vacarme effroyable :
Et le Barbier enragé de ces cris,
Peu satisfait déja de travailler gratis,
Se mit à renier avec beaucoup d’emphase :
D’où vient, s’écria-t-il ce diable de sabat ?
C’est, lui dit le Savant, sans doute un pauvre chat,
Que pour l’amour de Dieu l’on rase.