Le Misantrope: LIX. Discours
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Livello 1
LIX. Discours
Metatestualità
Réflexions & Caractéres.
Livello 2
Le rude métier que celui de ne rien
faire !
Ceux qui se haïssent avec le plus de fureur, ce sont les
Gens de Lettres ; & parmi eux se signalent les Poёtes, les
Litérateurs, & les Théologiens. Il est vrai que les
Philosophes, quelquefois, ne sont guéres plus sages, & que
les préceptes de modération restent souvent dans leur esprit
sans passer jusqu’à leur cœur : il faut pourtant avouer, que
l’emportement n’est parmi eux, ni si général, ni si outré que
parmi les autres Savans. Critiquez un Poёte avec toute la
modération imaginable, il ne laissera pas de vous regarder de
mauvais œil : mais ajoutez la raillerie à la critique, &
tournez en ridicule une pensée dont il s’est applaudi, le voilà
qui vous hais à la fureur ; sa haine le rend de mauvaise foi ;
& convaincu que vous êtes bon Poëte & habile homme, il
en conviendra parmi ses bons amis, & ne laissera pas de vous
prodiguer dans ses Epigrammes les titres de Poёtereau &
d’Ignorant.
La
Sobriété peut enrichir, on peut se soutenir dans l’opulence avec
une libéralité bien dirigée ; mais après la prodigalité, il n’y
a pas de moyen plus sur de se ruiner qu’une sordide
avarice.
D’où vient que le mot de Bon est devenu un terme de
mépris ? La Bonté, si elle a son principe dans la Raison, est la
plus aimable de toutes les Vertus ; & si elle est un effet
du Tempérament, c’est l’humeur la plus commode & la plus
utile à la Société. Mais, dit-on, la Bonté est compagne de la
Sottise, & la Malice marque d’ordinaire de l’Esprit. Quelque
fausse que soit cette supposition j’y souscris, je veux même
accorder que cette régle ne souffre point d’exception : mais
j’en conclus, qu’il faut mépriser l’Esprit, parce qu’il suppose
la Malice, & pardonner à la Sottise, parce qu’elle est
inséparable de la Bonté.
Eteroritratto
Voyez ce Jeune-homme si
bien mis, si doré, qui se trouve par-tout, qui connoit tout
le monde, qui tout le monde connoit. C’est Eraste : il est
riche, beau, bien fait ; il ne lui manque pour être
heureux ; que de savoir mettre son bonheur à profit. Elevé
dans une molle indolence, il n’a jamais exigé le moindre
effort de son esprit ; peu à peu les ressorts de son ame se
sont enrouillés, elle est devenue incapable d’agir. A peine
Eraste vit-il, il ne pense pas. A-t-il une ame ? N’est-il
pas plutôt poussé par un certain instinct, qui lui fait
sentir qu’il est une compagnie desagréable à lui-même, &
qu’il doit chercher des amis avec qui il puisse être sot en
liberté ? Il a compté sur une société de cette nature ; il
s’est résolu d’y aller au sortir du dîner pour n’en revenir
que le soir ; mais par un desastre imprévu cette partie se
dérange, voilà Eraste au desespoir. Comment viendra-t-il à
bout de passer cette journée entiére, composée de tant
d’heures, qui font ensemble un si terrible
nombre de minutes ? Las enfin de se promener seul, &
dans la pluye encore, il se réfugie dans un Caffé,
rendez-vous ordinaire de tous les Faineans de la Ville :
mais pour comble de malheur, il n’y a personne, il sort, il
rentre vingt fois. De-là il court chez Benacqui. Autre
malheur, il n’y voit que d’honnêtes gens, avec qui il
faudroit être poli, & le Billard est occupé, il n’y
sauroit durer : il n’y a point de ressource pour le pauvre
Eraste, aujourd’hui même il n’y a ni Opéra, ni Comédie.
Inutile à soi-même, à tout le monde, que dis-je inutile !
fâchéux, importun, il n’est pas entier quand il est seul, il
lui manque des parties essentielles, le jeu, la débauche, un
cheval, une chaise ; ces choses-là le rendent complet, il
fait un seul tout avec elles. La fin de la journée
s’approche. Après avoir été souhaitée ardemment, il rentre
chez lui fatigué de n’avoir eu rien à faire ; il se-jette
dans un fauteuil, il respire ; le jour est fini, quelle
bénédiction ! Après avoir été une heure à table, il se
couche, tout consolé d’aller passer dix heures sans être à
charge à soi-meme, & d’avoir lu dans une affiche que
demain on représentera les Fêtes Vénitiennes.
Eteroritratto
Quel sujet important peut avoir
brouillé Baldus & Polyhistor ? Ils vomissent l’un contre
l’autre des torrens d’injures ; ils chargent de gros volumes
de leur colére & de leur haine ; ils paroissent
s’efforcer à immortaliser leur infamie mutuelle. Apparemment
ces hommes savans & graves ne sont pas
si animés pour une cause légére. Non sans doute ; Polyhistor
a donné un sens nouveau à un passage d’Horace & Baldus a
eu l’insolence de ne vouloir pas tolérer cette innovation.
Eteroritratto
Cependant les Poëtes
ne sont pas implacables, il suffit qu’un ami intervienne,
& les assure de l’estime secrette qu’ils ont l’un pour
l’autre, les voilà bientôt réconciliés ; ils se retracteront
des injures qu’ils se sont dites, le Rimailleur deviendra
Poëte, & l’Ignorant se changera en habile-homme Ils
paroîtront persuadés qu’on ne sauroit bien
écrire à moins que d’être de leurs amis, & au fond il y
a dans leurs différends plus de folie que de méchanceté.
Eteroritratto
Pour les Litérateurs, il faut dire
à leur gloire, qu’ils ne sont pas sujets à la foiblesse de
se racommoder. La différence de leurs sentimens est la cause
de leur discorde, & cette cause subsiste toujours. Un
Litérateur ne dit jamais vous avez raison, après avoir dit
vous avez tort ; il défend ce qu’il a avancé une fois,
jusqu’à la derniére goûte de son encre ; il mourra demain,
& aujourd’hui il cite des Auteurs, & dit des
injures.
Eteroritratto
Les Théologiens n’en restent pas
aux paroles dans leurs disputes, ils vont bien plus loin
s’ils en sont les maîtres, & deviennent tour à tour
persécutés & persécuteurs. Quand ils ne sont pas les
plus forts, ils se défendent par la Raison, & ils savent
dépeindre avec énergie tout ce qu’il y a d’extravagant &
d’inhumain dans la Persécution. Mais aussi-tôt qu’ils ont le
dessus, ils ne reconnoissent plus la Raison pour juge
compétent ; & la Morale, dont leurs miséres les firent
souvenir, s’est échappée de leur mémoire. Si les Souverains,
les laissoient faire, chaque Secte auroit une Inquisition,
& l’on dépeupleroit l’Univers par un principe de zéle
pour le Créateur de l’Univers. J’outre peut-être, mais du
moins est-il sur que même les Théologiens modérés ne
sauroient réfuter leurs Adversaires, sans leur donner les
titres d’Hérétiques, de Schismatiques, &
d’Hérésiarques ; titres dont ils relévent encore souvent la
force par les épithétes d’odieux & d’abominables. Mais
le moyen, dira-t-on, de songer de sang froid à des gens qui
sappent les fondemens de la Religion Orthodoxe ? Ils n’en
conviennent pas ; mais enfin, je suis de votre opinion ;
leurs erreurs sont dangereuses, & il faut empêcher que
ce venin ne gagne les membres encore sains de l’Eglise. Mais
faut-il pour cet effet les accabler de noms auxquels on
attache des idées si effroyables, & les faire regarder
du Peuple comme des monstres affreux ? S’il faut absolument
qu’un grave Théologien se serve de termes injurieux, qu’il
les emploie contre les Libertins de profession. De propos
délibéré, & sans connoissance de cause, ils attaquent la
Religion, parce qu’ils la haïssent, & qu’elle choque
leurs intérêts. Mais ceux qu’on apelle Hérétiques sont la
plupart d’aussi bonne foi dans l’erreur, que nous sommes
dans l’Orthodoxie. Si l’intention seule fait l’essence du
crime, on ne sauroit mettre du nombre des criminels, ceux
qui péchent faute de lumiéres, ou par une prévention dont
ils ont de la peine à se dégager. Ils sont plutôt dignes de
pitié, que de colére ou de haine. Mais la chose est si
claire, dites-vous, ils nont qu’à ouvrir les yeux. Fort
bien : allez donc lier commerce avec ces gens, que peut-être
vous ne trouverez pas aussi monstrueux que vous pensez.
Commencez par vous insinuer dans leur cœur pas
la douceur Evangélique ; tâchez ensuite de développer dans
leur esprit, le principe indubitable sur lequel est fondée
une opinion aussi claire que la vôtre ; & de conséquence
en conséquence, amenez-les tout doucement à la saine
Doctrine. Si vous vous servez de cette conduite sans succès,
vous aurez, du moins la satisfaction d’avoir employé pour
convertir votre prochain, le seul moyen par lequel il est
possible d’y réussir, quand on ne peut pas confirmer ses
décisions par des miracles. Ce qu’il y a de plus pitoyable
dans ces emportemens Théologiques, c’est qu’ils n’ont pas
toujours leurs sources dans ces disputes qui roulent sur des
sujets clairs & développés, sur lesquels on ne sauroit
se tromper sans un entêtement visible, & sans une
prévention grossiére. Ce sont souvent des sujets embarassés,
hérissés de difficultés, où l’on trouve par-tout des abîmes
& des précipices, & où la vérité même ne paroit pas
toujours vraisemblable. Sur des matiéres de cette nature on
peut se tromper sans préjugé, sans entêtement, avec de la
pénétration & des lumiéres ; les plus grands Génies s’y
trouvent les plus embarassés, parce que les difficultés se
présentent à leur esprit dans toute leur force.
Eteroritratto
Le jeune Lylis s’est vit
tout d’un coup proffesseur d’immenses trésors. Quatre
générations paroissent avoir été créées exprès pour les
entasser, & il trouvera moyen de les dissiper lui seul
en très peu de tems. L’amour, la bonne chére & le luxe,
semblent être ligués pour partager ses dépouilles. Toute sa
vie n’est qu’une enchaînure de différens plaisirs, ils ne
lui laissent pas le loisir de songer qu’il se ruïne. Aussi
se ruïne-t-il d’une manière noble & brillante, & il
court à se perte par une route semée de fleurs.
Eteroritratto
Le vieux Argyrophile a aporté au
monde l’attachement d’un vieillard pour les riches, toutes
les passions de son cœur se concentrent dans le plaisir de
voir & de manier son argent. Son avarice le rend
quelquefois défiant & circonspect d’une maniére outrée,
& quelquefois elle le jette dans une crédulité
étonnante. Aujourd’hui, faute de hasarder une partie de ses
trésors, il manque le plus beau coup du monde pour les
augmenter. Demain, peu content de placer surement son argent
à un intérêt médiocre, il se place au denier trois chez le
Partisan Fourbin, qui n’attend que de l’avoir dupé pour
faire banqueroute. Si la Justice ne s’en mêle, il ne paye
jamais ses dettes. Il se fait suivre de ses créanciers par
toutes les routes écartées de la chicane ; & enfin,
condamné aux dépens, il donne cent francs à sa Partie, &
quatre mille aux Avocats. Il n’a pourtant pas le cœur de
tirer cette chére somme de son coffre-fort, il
la prend plutôt à gros intêrets, qui faute d’être payés,
font bientôt un second capital, dont les rentes s’accumulent
encore, auront sans doute la même destinée. Argyrophile
posséde des maisons magnifiques, mais elles ressemblent aux
Palais d’Italie, qu’on bâtit, & qu’on laisse-là : plutôt
que d’y faire quelque réparation, il les laisse tomber en
ruïne, elles ne sont plus habitables ; peu s’en faut que
celles où il demeure lui-même, ne croule sur sa tête. Il
meurt enfin, après avoir été condamné par sa lésine à toutes
les miséres de la pauvreté, & il meurt insolvable ; il
s’est traîné vers sa ruïne par un chemin hérissé d’épines.