Zitat/Motto
Laissez nommer sa mort un injuste
attentat, La Justice n’est pas une Vertu d’Etat.
La
choix des actions, ou mauvaises, ou bonnes,
Ne fait
qu’anéantir la force des Couronnes.
Le Droit des Rois
consiste à ne rien épargner :
La timide Equité détruit
l’Art de régner.
Quand on craint d’être injuste on a
toujours à craindre,
Et qui veut tout pouvoir, doit oser
tout enfraindre.
Fuir comme un deshonneur la Vertu qui
le perd,
Et courir sans scrupule au crime le sert.
Voilà des leçons de Politique, que Corneille fait
donner par un Courtisan à Ptolomee Roi d’Egypte, lorsqu’il
balançoit à sacrifier à Cesar la tête de Pompée. Ces Vers seuls
sont capables de caractériser le génie de ce grand Poёte. Ils
montrent parfaitement bien, que pour réussir dans la Poësie, il
ne suffit pas d’avoir de l’imagination, & de savoir donner
de la cadence à un Vers ; mais qu’il faut encore posséder l’art
de raisonner, & avoir des idées nettes & distinctes de
tout ce dont on s’ingére de parler. En effet on ne sauroit
donner une image plus vive de la pernicieuse Politique de ces
Princes, qui font d’un intérêt grossier la règle de toutes leurs
actions, & qui regardent la Vertu comme un crime,
des-qu’elle paroit s’opposer à leur utilité. Il paroit assez
par-les Histoires, que cet Art de régner est de même date que
l’ambition, & que l’amour-propre déréglé : mais ce n’est que
depuis peu de Siécles qu’on dogmatise sur cette matiére, &
qu’on a rédigé en Systême les moyens indubitables de détruire
parmi les Peuples la confiance, le lien le plus fort de la
Société. Ceux qui savent le mieux profiter de ces leçons,
passent dans l’esprit des hommes pour malhonnêtes gens, mais en
même tems on les croit Politiques consommés, & l’on admire
presqu’autant leurs lumiéres qu’on déteste leurs sentimens.
Pour-moi je ne trouve rien d’extraordinaire dans leur dextérité
pernicieuse, & je ne vois pas qu’il y ait un grand effort,
d’esprit à savoir en imposer, dès-qu’une fois on
a pu se résoudre à renoncer à la Probité & à la Justice. Je
trouve dans les Hommes deux sortes de finesses, qui n’ont rien à
démêler ensemble. L’une a sa source dans la pénétration, dans le
raisonnement, dans la vivacité de la conception. L’autre tire
son origine de la malignité d’un cœur corrompu, qui soupçonnant
les autres de tout ce dont il est lui-même capable, fait se
garder de leurs embuches, & débarassé d’une vertu incommode,
surprendre les plus habiles par des fourberies auxquelles on ne
se seroit jamais attendu. L’expérience justifie tous les jours
ce que je viens d’avancer. On voit souvent des personnes d’une
pénétration distinguée, qu’on trompe sans peine, & qui n’ont
pas l’adresse d’en imposer aux autres. Plus souvent encore
voit-on des esprits fort bornés, à qui leur malignité tient lieu
de lumiéres, & qui sont très habiles fourbes. Il y a des
personnes qui croient raisonner très juste, en établissant
qu’une Société de parfaits Chrétiens se détruiroit plus
facilement qu’une République d’Athées. Je ne prétens pas réfuter
leur opinion dans les formes, je veux seulement soutenir un
paradoxe fort opposé à celui-là, mais dont la nouveauté ne
sauroit être dangereuse. Je soutiens que la meilleure Politique,
& la plus propre à conserver un Etat, c’est une Probité
scrupuleuse, une exacte Vertu. Je commencerai à répandre de la
lumiére sur ce sentiment par cette réflexion générale. Il y a une harmonie parfaite entre la Vertu & le
Bonheur général du Genre-humain ; tout ce qui est vertueux, est
avantageux au repos & à la conservation des Hommes ; &
tout ce qui est véritablement utile à la Société humaine, est
réellement conforme à la Vertu. Le Créateur des hommes leur a
donné à tous un panchant invincible pour la Société, & en
même tems il les a obligés à conformer leur conduite à certaines
Loix qu’il leur a imposées. Est-il concevable que ces Loix,
& cette inclination, qui partent toutes deux de la main d’un
Etre infiniment sage, se détruisent naturellement ? Nullement :
c’est manquer de vénération à cet Etre parfait, que de ne pas
croire qu’il y a une liaison étroite entre ses ouvrages ; &
que rien sauroit mieux répondre à notre amour pour l’union, que
l’observation exacte de ses commandemens. Je ne conclus pas
de-là, que dans tous les états la Vertu soit toujours suivie
d’un bonheur effectif. Ce que j’en veux induire, c’est que la
Société particuliére étant une grande partie de la Société
générale du Genre Humain, il est très probable que d’ordinaire
l’utile doit être dans le Gouvernement Politique accompagné de
l’honnête. J’espére faire mieux sentir cette vérité, en entrant
dans un plus grand détail. J’ai prouvé qu’il ne faut pas un
grand effort d’esprit pour conduire adroitement une fourberie,
quoique ce soit par-là sur-tout que le Vulgaire admire les
Politiques de mauvaise foi. J’ajoute qu’il est presque
impossible de tromper toujours d’une maniére
conforme à ses intérêts. La Fourberie conduit à l’utilité par
des routes obscures, & remplies de précipices ; au-lieu que
la Politique vertueuse tend à ses fins par un sentier plus uni
& moins hérissé de difficultés. Il est plus facile de
connoître ce qui est juste, que ce qui nous est utile. A l’aide
du Sens Commun, on distingue d’ordinaire sans peine le bon
d’avec le mauvais, & l’Auteur de notre Raison a voulu que
rien ne fût plus proportionné à nos lumières que la connoissance
de nos devoirs. Mais il est bien pénible de raisonner juste sur
ses intérêts. Ptolomee voyoit d’abord clairement s’il étoit
juste d’assassiner son Bienfaiteur ; mais il lui falloit de
longues discussions pour savoir si ce crime seroit avantageux à
l’état de ses affaires. Tout Prince ambitieux fait de reste,
qu’il est contraire à l’Equité d’envahir le le <sic> Pays
d’un Peuple voisin ; mais si une pareille entreprise aura
d’heureux succès, c’est-là ce qui l’embarasse. Considérons un
Prince intégre, & un Souverain de mauvaise foi, à deux
différens égards : par raport aux Peuples qui les environnent,
& par raport à leurs propres Sujets. Il paroit d’abord que
le dernier peut mieux réussir que l’autre, avant que les secrets
de sa Politique soient encore découverts. En effet, il se peut
qu’il s’empare sans beaucoup de peine d’un Etat voisin, leurré
par un Traité de Paix dont on détourne le sens après l’avoir
violé ; & par ce moyen il peut augmenter sa grandeur en
étendant les bornes de son Empire. Mais en
récompense, un Prince juste & droit compte cette utilité
pour rien, ses vues ne tendent qu’à rendre heureux le Peuple que
la Providence a confié à ses soins. D’ailleurs un Roi sans
équité, ne sauroit se servir qu’un petit nombre de fois de ses
ruses criminelles ; & jettant ses Voisins dans la défiance,
il est obligé de la partager avec eux. Il est sûr encore que la
probité d’un Roi avant qu’elle soit reconnue, lui peut rendre
d’aussi grands services, que la mauvaise foi en rend aux autres.
Je m’explique. Supposons qu’il se soit engagé à exécuter tel ou
tel projet : ceux qui auront affaire avec lui, se fondant sur la
Politique presque universellement reçue, croiront souvent qu’il
fera le contraire de ce qu’il aura promis, pour peu que ses
intérêts paroissent l’exiger ; ils bâtiront leurs désseins sur
cette opinion ; & dupes de sa vertu, leurs mesures se
trouveront fausses, & leurs projets échoueront. Je ne
prétens pas faire entendre par ce raisonnement, qu’il faille
garder sa parole dans la vue d’en imposer par-là. La Probité
dans ce cas ne seroit qu’une double finesse, & deviendroit
une fourberie rafinée. Peut-être croira-t-on que le Prince que
je viens de dépeindre esclave de sa foi, seroit menacé à tout
moment de la perte de ses Etats : mais il faut songer, que la
Droiture n’est pas incompatible avec la Prudence, & qu’il y
a une certaine Dextérité fort éloignée de l’injuste Finesse.
Toutes les Guerres ne tendent pas à la conquête d’un
Pays ennemi. Les Républiques sur-tout ont rarement cette vue,
& ce sont presque toujours d’autres motifs qui leur mettent
les armes à la main. Si les deux Princes que j’ai dépeints sont
engagés dans une guerre de cette nature, & qu’ils y ayent du
desavantage, celui sur la parole duquel on peut faire rond, en
fera quite pour se soumettre à des conditions de Paix un peu
onéreuses. L’autre reconnu pour un fourbe, obligera ses Ennemis,
en dépit d’eux, à le pousser sans relâche, & à ne se confier
qu’en sa totale ruïne. Il est sûr encore qu’une lâche Timidité
est d’ordinaire compagne d’un esprit fourbe. Celui à qui la
finesse, pendant son bonheur, a tenu lieu de fermeté & de
constance, n’aura recours dans l’adversité qu’à la même finesse,
qui n’a plus de force sur des cœur précautionnés. La Probité au
contraire fait le plus souvent son séjour dans des ames fortes
& généreuses ; ces ames noble ont de grandes ressources en
elles-mêmes ; l’adversité ne fait qu’augmenter leur vigueur ;
& quelquefois les malheurs les plus funestes, leur procurent
seulement la gloire de les surmonter. Considérons encore que la
Vertu arrache du respect aux cœurs les plus vicieux, dont elle
est capable d’arrêter les pernicieux desseins. C’est ainsi que
Rome, qui avoit été sous son premier Roi l’objet de la haine de
toute l’Italie, vit la rage de ses Voisins suspendue pendant le
régne de Numa, dont la vertu respectée par-tout servoit de
rempart à son Peuple. Mais voici quelque chose de
plus fort. Les Princes injustes seront rarement assez mauvais
Politiques pour assister un Roi qui leur ressemble ; ils
craindront qu’en le secondant contre ses ennemis, ils ne
l’arment contr’eux-mêmes, & qu’ils ne l’aident à forger
leurs propres fers. Au contraire, ils hâteront sa ruïne autant
qu’ils pourront ; ils ont tout à craindre de lui, sa seule
impuissance peut les rassurer. Mais ils verront sans chagrin la
conservation d’un Monarque équitable ; sa vertu fait leur sureté
& la sienne. Je dis plus : ils s’efforceront d’empêcher sa
chute ; ses Etats tombant entre les mains d’un Prince violent
& fourbe, n’en feroit qu’augmenter la puissance & leurs
allarmes. On peut soutenir même que les Princes les plus
scélérats, ne sauroient se passer d’un Roi puissant &
intégre : car, comme je l’ai fait voir ; on ne leur accorde
jamais la paix s’ils font malheureux, & on aspire à leur
perte totale. Par cette raison il leur est de la derniére
utilité, quand ils ont affaire les uns aux autres, de pouvoir
recourir à un Voisin qui interpose sa foi pour eux, & qui,
s’il ne peut les rendre exacts à garder leur promesse, puisse du
moins s’engager à les punir s’ils y manquent. Ils savent que ce
Roi vertueux sera une telle démarche avec plaisir, & qu’il
empêchera autant que l’Equité pourra le permettre, qu’un Prince
de mauvaise soi ne parvienne à une puissance excessive par
l’abaissement de ses ennemis. Il ne faut pas tant de
raisonnemens pour prouver que la Vertu est la meilleure
Politique dont un Prince puisse se servir à l’égard de ses
Sujets : la violence & la perfidie font détester un
Souverain de ses Peuples. S’ils ont le cœur généreux, le régne
d’un Prince vendu à ses injustices leur sera insupportable, ils
employeront tous les moyens imaginables pour s’en délivrer.
S’ils ont l’humeur servile, ils souffriront plus longtems : mais
enfin, ne connoissant point de milieu entre une soumission basse
& lâche & un emportement furieux, ils s’abandonneront
aux derniéres violences contre un Roi qui pousse leur patience à
bout. C’est ainsi que les Turcs, la Nation du Monde la plus
faite à la servitude, sortent souvent de leur naturel d’esclave,
pour entrer dans une rage, qu’à peine la mort des Conseillers de
leur Souverain, & celle quelquefois de leur Souverain même,
peut assouvir. Un Prince au contraire qui a fait voir par des
actions réitérées, qu’il ne veut point empiéter sur les droits
que la Nature & les Loix ont donnés à ses Sujets, établit
entr’eux & lui une confiance parfaite, ils ne craignent rien
tant que de perdre un Roi d’une vertu si rare ; à peine leur vie
leur est-elle plus chère que la sienne.