Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXXII. Discours
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.2891
Livello 1
XXXII. Discours.
Citazione/Motto
Ubique Luctus, ubique
pavor.
Virg. Ӕueid. I. 368.
Le deuil & la fraïeur y paroissent par tout.
Metatestualità
Revé sur la Caverne de
Trophonius
Metatestualità
Revé sur la Caverne de
Trophonius
Livello 2
Autoritratto
J’ai contracté l’habitude, à
mesure que je vieillis, d’avoir pour moi certaines petites indulgences que je n’aurois pas voulu
me permettre dans ma jeunesse. Telle est la coûtume que j’ai
prise, depuis trois ans, de faire la Méridienne, & que
je commençai à l’âge de cinquante cinq. C’est par-là que je
goûte le plaisir de voir, pour ainsi dire, une double
Aurore, & que je me leve deux fois le jour prêt à
m’entretenir de mes Speculations. Il arrive assez
heureusement pour moi que quelques-uns de mes Rêves ont
servi à l’instruction de mes Compatriotes ; en sorte qu’on
peut dire que je dors & que je veille pour le bien du
Public.
Sogno
Occupé hier à méditer sur la
Caverne de Trophonius, que j’avois decrite à mes Lecteurs,
je ne fus pas plutôt assis dans mon Fauteuil pour y
sommeiller à mon ordiniare, que je crus avoir cette Antre en
ma garde, que j’avertis d’abord le Public de son éficace
admirable, & que j’exhortois tout Homme qui auroit envie
d’être serieux le reste de ses jours de la venir éprouver.
Il y eut aussitôt une infinité de Gens qui accoururent
chez-moi. Le premier qui en fit l’experience étoit un Jean
Potage, qu’un Juge de Paix mon voisin me remit entre les
mains pour le retirer de cette indigne occupation. Le pauvre
Harlequin n’eut pas fait plus d’un tour dans ma Caverne,
qu’il en sortit, comme un Hermite de sa
cellule, avec un air penitent & la mine la plus triste
du monde. J’y mis ensuite un jeune Fat qui ne pensoit qu’à
rire ; je l’attendis à son retour, & je lui demandai,
avec un petit souris, s’il trouvoit ce lieu bien agréable.
Trêve de vos impertinences, me repliqua-t-il, mon Ami, &
il s’en alla brusquement aussi grave qu’un Senateur. Alors
un Citoïen me pria d’en accorder l’entrée & la sortie
libre à sa Femme, qui avoit la tête garnie de rubans des
couleurs les plus vives. Elle y entra d’un air fort degagé,
après avoir fait l’exercice de son Eventail ; mais elle en
sortit aussi morne qu’une Vestale, prête à se dépouiller de
tous ses ornemens, & resolue, à ce qu’elle me dit avec
un soupir, à se mettre en deuil le reste de ses jours. Il y
peut plusieurs Coquêtes que les Peres & les Meres, les
Epoux ou les Galans m’avoient recommandées. Je les
introduisit toutes à la fois, & les priai de se divertir
ensemble le mieux qu’elles pourroient. Lors qu’elles
revirent la lumiere du jour, vous auriez pris ma Caverne
pour un véritable Cloître, & cru voir une Procession
solemnelle de Religieuses, qui marchoient l’une à la queuë
de l’autre, dans le silence le plus profond & avec la
modestie la plus exemplaire. Je me rejouissois
beaucoup d’une vûe si édifiante, lors que j’entendis venir
de loin une grosse troupe d’Hommes & de Femmes, qui
rioient, chantoient & dansoient de toutes leurs forces.
A leur aproche, je demandai à celui qui menoit la bande, qui
ils étoient & d’où ils venoient ? Là-dessus, ils me
repondirent tous à la fois, qu’ils étoient des Protestans
François arrivez depuis peu dans la Grande Bretagne, &
que, sur ce que leur humeur paroissoit trop gaie pour le
Païs, ils s’adressoient à moi afin que je les misse en état
de pouvoir s’entretenir avec mes Compatriotes. Je m’engageai
de bonne amitié à leur rendre ce petit service, & à
rabatre bientôt de leur joie : J’en admis donc une batelée,
qui, après avoir parcouru ma Caverne, en sortirent avec
l’air tout-à-fait Anglois. Il y eut ensuite un Hollandois
qui avoit grande envie de voir mon 1Kelder, comme il
l’appelloit, mais je ne m’aperçus pas que cette vûe eût
produit le moindre changement en lui. Un Comedien qui
s’étoit aquis beaucoup de reputation par des Rôles comiques
& enjouez me dit qu’il souhaitoit avec ardeur de
representer Alexandre le Grand, & qu’il esperoit d’y
bien réussir, s’il pouvoit éfacer de son visage un ou deux traits qui lui donnoient un air moqueur.
Il en fit l’experience, & il contracta un air si
rebarbatif, qu’il est fort à craindre qu’il ne soit jamais
en état de jouer aucun autre Rôle que celui de Timon
d’Athenes, ou d’un muet dans les Funerailles. Après ce bel
Acteur, j’y enfournai un Citoïen bizarre & petit genie,
pour le disposer à devenir Echevin. Il y fut suivi par une
jeune Débauché qui étudioit au Temple du milieu, & que
sa Grand-Mere m’avoit amené ; mais elle eut la surprise
& la mortification de l’en voir sortir un veritable
Quakre. Environné d’une troupe de prétendus Esprits forts,
qui se moquoient de la Religion & qui se divertissoient
à la vûe de l’air serieux & pensif de ceux qui avoient
été dans ma Caverne ; je les y jettai tous, l’un après
l’autre, & je leur fermai la porte sur le nés. Lorsque
je l’ouvris, ils me parurent saisis d’une terrible fraïeur,
prêts à s’évanouïr, & ils marcherent à la hâte vers un
Bois qui étoit dans le voisinage, chacun sa corde à la main.
Je trouvai d’abord qu’ils ne pouvoient soutenir leurs
premieres idées serieuses ; mais persuadé que celles-ci leur
donneront bientôt une nouvelle trempe, je les remis en garde
à leurs proche-parens, jusqu’à ce que leur Conversion soit
devenue entiere. Le dernier sujet qu’on me
presenta étoit une jeune Femme, qui n’eut pas plutôt vû mon
Visage court, qu’elle se mit à éclater de rire, &
qu’elle fut obligée de se tenir les côtez pendant tout le
tems que sa Mere parloit avec moi. Là-dessus j’interrompis
la bonne Dame, & prenant sa Fille par la main, je lui
dis, Mademoiselle, aïez la bonté de vous retirer dans mon
Cabinet, jusqu’à ce que Madame votre Mere ait achevé de
m’instruire de votre état. Alors je la fis descendre dans ma
Caverne, & la Mere, après m’avoir bien fait des excuses
sur l’incivilité de sa Fille, ajouta qu’elle en avoit
souvent usé de même à l’àgard <sic> de son Pere &
des plus graves de ses proches ; qu’assise avec ses
Camarades à la representation d’une Tragedie, elle ricanoit
depuis le commencement jusqu’à la fin ; qu’il lui arrivoit
même quelquefois d’éclater de rire au milieu d’un Sermon,
& de s’attirer les regards de toute l’Assemblée. La Mere
continuoit sur ce ton, lors que la jeune Dame sorrit
<sic> de la Cave, & nous honora d’une profonde
reverence avec un air très-composé. Elle avoit été d’une
humeur si enjouée, que sa visite à Trophonius ne servit qu’à
la ramener aux biensèances un peu plus qu’ordinaires, &
qu’à la rendre une jolie Prude. Après avoir
fait une infinité de Cures, je regardai autour de moi avec
beaucoup de satisfaction, & je vis tous mes Patiens se
promener, chacun à part, d’un air si pensif & si rêveur,
qu’on les auroit tous pris pour des Philosophes. Je me
resolus enfin à descendre moi-même dans cette Caverne, pour
y examiner ce qui avoit produit de si merveilleux effets sur
tant de personnes, mais comme la porte étoit un peu basse,
& qu’il me falut courber à l’entrée, ma tête en essuïa
une si rude secousse, que je m’éveillai en sursaut. Revenu
bientôt de ma premiere fraïeur, je me felicitai du petit
accident qui venoit de m’arriver, incertain si un plus long
sejour au milieu de ces tenébres n’auroit pas gâté mes
Speculations.
1Ce mot Hollandois signifie une Cave.