Plein d’une curiosité
insatiable, je ne pûs m’empêcher d’aller Mercredi
dernier, dans un Endroit fort renommé pour la bravoure
qu’y témoignent nos Anglois du plus bas étage & de
la lie du Peuple ; je veux dire au
1Lieu où l’on fait battre des
Ours, des Chiens & des Taureaux. Suivant un Billet
imprimé, qu’on me donna dans la Rue, il devoit y avoir
ce jour-là, à deux heures précises, un Combat entre deux
célébres Gladiateurs, ou Maîtres d’Escrime. Le Défi me
plut beaucoup ; il étoit conçu en ces termes :
Cita/Lema
Moi, Jaques Miller,
Sergeant, de retour depuis peu des frontieres de
Portugal, & Maître de la noble Science qui
reprend à manier les Armes, aïant ouï dire, dans la
plûpart des endroits où j’ai été, que Timothée Buck de Londres, Maître de la même
Science, s’y est aquis une grande réputation, je
l’invite à me venir trouver, & à me combatre,
avec les unes ou les autres de ces Armes, à son
choix, soit avec le Sabre, l’Epée & le Poignard,
l’Epée & le Bouclier, le simple Contelas
recourbé, le Contelas à deux trenchans, ou avec le
Bâton à deux Bouts.
Si la généreuse ardeur de
Jaques Miller de l’emporter sur l’adresse & la
réputation de Timothée Buck avoit quelque chose qui
tient de la bravoure des Heros de nos vieux Romans :
Timothée Buck lui repliquoit, dans le même Chifon de
Papier gris, avec une égale intrépidité : Il marquoit
même un peu d’indignation de se voir défié, & il
sembloit ne donner les mains à se batre avec Jaques
Miller, que sur le bruit, qui couroit que celui-ci
s’étoit batu avec Parks de Coventry. Quoi qu’il en soit,
voici de quelle maniere il acceptoit le Défi de son
Antagoniste.
Cita/Lema
Moi Timothée
Buck de
2Clare-Market, Maître de la noble
Science qui aprend à manier les Armes, informé que
ce brave Agresseur s’est bain avec Mr. Parks de
Coventry, ne manquerai pas, Dieu aidant, de l’aller
joindre au Tems & à l’Endroit marquez ci-dessus.
Je ne demande qu’un Théatre libre,
& point de faveur. Vive la Reine.
Je ne
rapellerai pas ici les Spectacles de cette nature qui
étoient en usage parmi les Grecs & les Romains ;
mais il me semble que cette Coûtume nous est venue des
Chevaliers errans ; de ceux, qui étoient si amoureux
d’une Femme, qu’ils haïssoient tout le reste de
l’Univers ; de ceux qui vouloient se battre avec vous,
soit que vous suffiez ou que vous ne suffiez pas de leur
avis ; de ceux, en un mot, qui envoïoient un Cartel à
leurs Contemporains, parce qu’ils admiroient ou qu’ils
dédaignoient leurs Maîtresses. Je ne puis donc que
déplorer notre malheur de voir qu’on a retenu ce qu’il y
avoit de cruel dans cette ancienne bravoure, & qu’on
a laissé l’Amour à quartier. Cela dévroit nous couvrir
de honte, & si nos deux Gladiateurs m’avoient
consulé sur leur Défi, il me semble que je l’aurois
dressé d’une toute autre manière : La jeune & jolie
Elizabeth Preston, Fille de l’Hôte du Jardin aux Ours,
qui me regala d’un Verre d’eau m’en fit venir la pensée
dans l’Esprit. Suposé donc qu’elle eut été l’Amarillis
de l’Agresseur, son Défi auroit eu bien meilleure grace,
s’il l’avoit conçu en ces termes :
Nivel 4
Alegoría
Moi Jacques Miller,
Sergeant, qui ai voïagé en divers Païs
d’Outre-Mer, & qui depuis peu suis revenu des
(sic !) Fontieres de Portugal, pour l’amour
d’Elizabeth Preston, que je soutiens, devant tous
les Hommes du Monde, n’avoir pas son
égale en brauté. A l’égard de la Réponse, on
auroit pû l’exprimer ainsi : Moi Timothée Buck,
qui ai demeuré dans l’enceinte de la Grande
Bretagne, pour l’amour de Suson Le Page, nie
qu’Elizabeth Preston soit aussi jolie qu’elle. Que
Suson le Page daigne seulement juger des coups,
& je ne demande aucun quartier de Jaques
Miller.
Cela donneroit un tout autre tour au Combat ;
& une place distinguée pour les Dames, dont la
Beauté feroit le sujet de la Dispute qu’on décideroit à
la pointe de l’Epée, animeroit les Combatans d’un plus
noble motif que ne peut être celui de l’argent qu’ils
atendent des Spectateurs ; quoi que je ne voudrois pas
qu’on oubliât le dernier ; mais je voudrois que chacun
en jettât à la Belle, dont il aprouveroit l’Amant.
Malgré le défaut de quelques Reglemens de cette nature,
tout s’y passa avec beaucoup d’ordre. Jaques Miller vint
le premier sur le Théatre, devancé par deux Tambours
estropiez, pour faire voir sans doute que la vûe de tels
Objets étoit incapable de l’intimider. Il fut suivi d’un
Homme, dont je ne pûs aprendre le Nom ; mais qui avoit
un air refrogné, & qui paroissoit chagrin de n’être
pas un des Acteurs. On auroit dit que ce Fier-à-bras
vouloit morguer toute l’Assemblée ; Il fit le tour du
Théatre, & se balançoit en marchant, avec le jarret
tendu & le côu roide, pour insinuer, je m’imagine,
le dessein qui lui rouloit dans l’esprit,
& qu’il étoufa jusqu’à ce qu’il eut vû 1’issue de ce
Combat. D’ailleurs, Miller avoit un Ruban bleu autour de
son bras droit ; ce qui pourroit bien être un reste de
l’ancienne coûtume qu’on avoit de porter dans ces
occasions la Livrée de la Maîtresse. J’ajouterai que
c’est un Homme de six piez huit pouces de haut, d’un air
gracieux, mais hardi; bien taillé & dispos de tous
ses membres, & qui se meut avec une facilité, qu’il
doit avoir aquise par une longue habitude à faire
l’Exercice militaire. Lors que l’atente des Spectateurs
étoit presque arrivée à son plus haut periode, & que
le monde vint en foule, plusieurs Personnes d’un esprit
inquiet & turbulent, qui se croïoient mal placées,
par un effet plûtôt du hasard que suivant leur mérite,
voulurent passer de la Cour, ou du Parterre, où elles
étoient, aux Galeries. Cette contestation, qui en fit
monter & descendre tour à tour un bon nombre, dura
l’espace de dix minutes, jusqu’à ce que Timothée Buck
parut, & que toute l’Assemblée se calma, pour fixer
la vûe sur les deux Champions. Alors chacun se prevint
en faveur de l’un ou de l’autre sans pouvoir l’éviter.
Il me semble, me dit un Gentil-homme qui étoit assis
auprès de moi, que je me hasarderois à être le Second de
Miller, & que j’aimerois mieux avoir Buck pour le
mien. Miller avoit un air audacieux, qui prévenoit, Buck
un air calme, qui décidoit en sa faveur.
Celui-ci vêtu d’une maniere fort simple, ne se donna
presque aucun mouvement jusqu’à ce qu’il en salut
découdre ; alors il mit bas son Juste-au-corps, & il
parut avec la Chemise & un Ruban rouge autour du
bras droit. On ne sauroit exprimer le serieux, qui
s’empara en un instant de tous les Esprits ; l’Assemblée
du monde la plus tumultueuse devint aussi tranquille
& aussi atentive, que si chacun eût risqué sa vie
dès le premier coup qui se fraperoit. Les deux
Gladiateurs s’avancerent de part & d’autre jusques
au milieu du Théatre, où ils se toucherent la main en
signe qu’ils bannissoient toute rancune, &
retournerent ensuite, de fort bonne grace, à l’endroit
d’où ils étoient partis ; ils firent aussitôt volte
face, & se reprocherent de nouveau, pour en venir au
Combat ; Miller, d’un air plein de resolution, ne
sembloit atentif qu’à porter quelque rude coup à son
Ennemi ; au lieu que Buck, d’un aire calme &
circonspecte ne sembloit chercher qu’à se défendre. Il
est impossible de marquer la promtitude & l’adresse
avec lesquelles l’un & l’autre évitoient les coups
qu’ils se portoient ; mais l’ardeur de Miller l’exposa
enfin à recevoir un grand coup de Sabre sur le front. Le
sang lui couvrit d’abord les yeux, & l’on entendit
des cris de joie, qui ne pûrent qu’augmenter sa honte
& sa douleur. Malgré tout cela, les voix se
trouverent partagées sur leur diférente
maniere de se battre ; pendant qu’une pauvre Nymphe,
placée dans une des Galeries, & qui sans doute
prenoit quelque part à l’infortune de Miller ; versoit
un torrent de larmes. La plaie de celui-ci ne fut pas
plûtôt bandée, qu’il revint à la charge avec un peu de
fureur & d’animosité, qui le mit encore plus hors
d’état de veiller á sa défense. Mais où est l’Homme
courageux, qu’une blessure puisse calmer & rendre
plus circonspect ? Cette nouvelle attaque ; plus chaude
& plus vigoureuse que la premiere , se termina par
un coup décisif, que Miller reçut à la jambe gauche.
Durant ce deuxième assaut, la Nymphe, dont j’ai parlé,
fut toûjours voilée ; & je ne pûs que reflechir sur
la triste situation où elle se trouvoit ; à l’ouïe du
cliquetis des Sabres, & dans la crainte que chaque
coup ne ravît la vie ou la victoire à son Amant. Du
reste, la blessure fut exposée aux yeux de tout le
monde, & cousue sur le Téatre : Alors le refrogné
Second de Miller dit à haute voix que, de ce jour en
quinze, il défioit Mr. Buck avec les mêmes armes, &
se déclara pour le Maître du fameux Gorman ; mais Buck
s’attribua cette honneur à lui-même, & accepta son
défi.