Le Spectateur ou le Socrate moderne: VI. Discours

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VI. Discours

Zitat/Motto

Hanc ergo consuetudinem benignitatis largitioni munerum longè antepono. Hæc est gravum hominum atque magnorum ; illa quasi assentatorum populi, multitudinis levitatem voluptate quasi titilantium.
Cic. de Offic. l. II. c. 18.
Je préfere beaucoup cette humeur bienfaisante envers tout le monde à l’ostentation des largesses publiques. L’une est la propre des grandes Ames & des honnêtes Gens ; au lieu que l’autre semble être le partage des Flateurs, & de ceux qui cherchent à gagner la Populace par la volupté.

Metatextualität

Sur la vraie & la fausse Générosité.

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Lors qu’on examine de près les Devoirs de la Vie civile, il me semble qu’il y à<sic> quelque chose, dans ce qu’on apelle communément Générosité, qui vient plûtôt d’un Naturel facile qui n’écoute pas la Raison, que d’un cœur honnête & libéral. C’est pour cela même que la vraie Liberalité me paroit toûjours fondée sur la Temperance, & qu’un Esprit bienfaisant se gouverne plus par la Raison, que par l’Instinct. Celui qu’on apelle d’ordinaire généreux, quoi qu’il n’ait aucun égard à ce qu’il doit à sa Famille, trouvera bien-tôt, au pié de son Compte, qu’il a sacrifié à des Sots, des Fripons, des Flateurs ou à des Malheureux volontaires, tous les moiens d’assister à l’avenir ses plus proches. Mais s’il est honorable de donner, quel soin ne doit-on pas avoir pour se conserver en état de faire des actes de générosité toute sa vie ? D’un autre côté, y a-t-il une raillerie plus cruelle, que de dire d’un Homme qui s’est mis dans l’impuissance de suivre son Naturel à cet égard, qu’il a été fort généreux ? Aussi, mon Auteur bien aimé, dans les paroles que j’ai mises à la tête de ce Discours, regardoit, avec un certain mépris, la bassesse de ceux qui cherchoient à s’attirer la faveur du Peuple par des Festins & des Jeux publics : Dépense, qu’il croïoit presque toûjours mal-entenduë, & qui doit être proportionnée aux circonstances du tems & aux moiens de celui qui la fait. Une Bienveillance universelle, dans le commerce de la Vie, est d’une plus grande utilité pour celui que l’on oblige, & à moins d’ostentation dans celui qui la pratique. Suivant les idées que Ciceron en avoit,

Zitat/Motto

« un Négociant, qui aime à rendre service & qui n’est point rigide envers ses Débiteurs, qui est juste & facile, soit qu’il achete, qu’il rende, qu’il prête, ou qu’il exerce la charité ; qui est ennemi de toute dispute & qui céde quelque chose de son droit plûtôt que d’entrer en Procès ; »
un tel Homme, dis-je, a l’ame plus noble & fait plus de bien à la Société civile, que tout autre qui ne s’adonne pas au Négoce. Il est vrai que le Marchand a plus d’occasion de s’élever à une haute Fortune, & d’en recueillir le plus doux fruit, je veux dire d’être liberal, sans qu’il en coûte presque rien à son Fonds. J’avouë d’ailleurs, qu’il y a du risque dans l’exercice de la Libéralité ; mais ce qui doit y engager le plus c’est qu’entre les Marchands, celui qui rend un bon office n’est pas moins intéressé à le taire, que celui qui le reçoit. Du reste, les cruelles Divisions, qui regnent dans nôtre Isle, vont si loin, que publier les services mutuels qu’on y voit tous les jours, c’est attirer aux Personnes vertueuses une foule d’Ennemis du Parti opposé. Je n’ignore pas que Mr. Bonhomme prête de l’argent à un intérêt fort modique, afin que ses Débiteurs en puissent recevoir quelque avantage ; que, malgré son air froid & même un peu brusque, il est compatissant au dernier point, & qu’il a le cœur aussi tendre qu’une Femmelette ; qu’il est d’ailleurs très circonspect, & qu’il ne fournit de l’argent qu’à ceux qui ont de l’industrie & qui ne sont coupables d’aucun excès. Je sai tout cela de Mr. Bonhomme ; mais qui oseroit le divulguer d’un Tory si connu ? Il y a quelque tems que je fus réduit au même silence politique, en parlant des œuvres charitables d’un autre, dont je ne dis que la moitié, parce qu’il étoit Whig. Celui qui a l’ame bien-faisante est populaire, sans être sujet à l’Envie, puis que les Pauvres en reçoivent du secours de la maniere qu’ils s’y attendent, & que , si les Riches en deviennent jaloux, ils ne peuvent que l’imiter ; ce qui tourne à l’avantage du Public, & cause un vrai plaisir à tous les honêtes Gens. La plus haute idée que je puisse me former de la Vie humaine doit sa naissance à la conduite de quelques Riches que je pourrois nommer, qui ne font aucun progrès dans leurs aquisitions, qu’ils n’avancent en même tems la fortune de plusieurs autres, qui languiroient dans la misere sans un pareil soutien. Dans une nation comme la nôtre, où il y a tant de Fonds publics à maintenir, je ne sai pas si l’on peut dire qu’un Homme est un bon Sujet, qui n’y embarque pas une partie de son Capital pour la défense & le crédit d’un Gouvernement, à la vigilance duquel il doit la sureté de tout ce qu’il possede. Il n’y a nul doute que ce ne soit la voie la plus courte d’obliger un grand nombre de Personnes tout à la fois, & d’etendre vôtre humeur bienfaisante aussi loin qu’elle peut aller, si vous n’êtes pas engagé dans le Commerce. Mais celui qui négocie, outre qu’il doit à l’Etat une portion de ce même Crédit qu’il donne à un Banquier, peut avoir toûjours en vûë d’éloigner la Pauvreté de la Maison de L’Industrieux, & de prévénir la faillite de l’honête Homme qui a du malheur. Sans cette Bienveillance, l’Orgueil, ou un Esprit vindicatif portera un Homme à exiger la moitié de ce qui lui est dû de la part de celui qu’il a ruïné, plûtôt que la Somme entiere d’un autre qu’il a soutenu. Cette Bienveillance est essentielle au Caractere d’un honnête Négociant, & de tout Homme qui veut jouïr de son Bien avec honneur & satisfaction. Il ne seroit pas même difficile de montrer que l’apui de ceux qui ont de la Vertu & de l’Industrie tourneroit plus à l’avantage de leur Protecteur, que l’envie qu’il auroit de servir & d’obliger les Fortunez. Ciceron, pour exciter la bienveillance des Riches en faveur de ceux qui en ont le plus de besoin, raisonne à peu près de cette maniere1:

Zitat/Motto

« Nous devons toûjours avoir égard, dit-il, à la nature des choses, & regler nôtre conduite là-dessus. Lors que le Riche vous a payé ce qu’il vous devoit, il ne vous a pas la moindre obligation ; mais le Pauvre, qui est honnête Homme, se croit vôtre redevable, après vous avoir payé sa dette. Les Riches & les Puissans, bien loin de vous être obligez pour vos bons offices, croient vous faire honneur de les accepter ; outre qu’ils leur paroissent toûjours suspects, & que c’est la même chose pour eux d’attendre quelque grace de leur part, ou de la recevoir. L’Homme d’une médiocre fortune, convaincu que, dans le bien que vous lui avez fait, vous avez eu plus d’égard à sa Personne qu’à son état, en use non seulement avec vous comme une Personne qui vous est obligée ; mais il se conduit de la même maniere envers tous ceux qui peuvent lui donner quelque secours. Il est d’ailleurs si éloigné de grossir les petits services qu’il peut vous rendre, soit dans son idée, ou celle des autres, qu’il les diminuë autant qu’il lui est possible. A l’égard de ce que vous faites pour un Homme en crédit ou fort élévé au-dessus de vous, à peine en prend-il connoissance lui-même, ou tout au plus sa Famille ; mais les services que vous rendez à un honnête Homme, qui vit dans la bassesse, vous attirent la vénération de tous ceux qui se trouvent dans le même état, & qui sont toûjours en assez grand nombre. »
T.

1Lib. II. De Offic. p. 201.