Racconto generale
Je me suis promenée ce matin avec deux hommes, dont la raison étoit un peu dérangée.
Eteroritratto
L’un qui est passablement judicieux, lorsqu’il est de sang froid, avoit du vin dans la tête, trop peu pour qu’il y parût, mais assez pour raisonner fort mal, l’autre est de ces esprits peu sensez, qui ne se font point remarquer dans le grand nombre de leurs semblables, & qui ne dérangent singulierement & souvent faux.
Je les faisois raisonner l’un contre l’autre, car ils étoient presque Antagonistes, & je régalois ma Philosophie ce cette bataille d’esprits, comme on se divertit d’un combat de Cocqs ou d’autres Animaux qui ne s’accordent point.
J’écoutois avec un plaisir de Philosophe, qui se croit plus raisonnable que tels & tels de ses confreres, j’écoutois, dis-je, les raisonnemens absurdes de celui qui avoit la tête un peu échauffée par le vin ; & je disois en moi-même : l’état de cet homme-là ne s’appelle point yvresse. Il en a pourtant un peu. Il tire de ses principes, qui ne sont que des idées, des conclusions qui ne sont pas plus réelles : il en affirme la verité : il la voit, dit-il, par de bonnes raisons. Mais c'est son esprit malade qui voit, comme un homme en délire, ce qui n’est point, & ne voit pas son mal qui est réel. Quelle pitie, m’écriois-je interieurement, de ne pas voir en soy ce qui y est, & de prétendre voir ailleurs ce qui n'y fut jamais ! Cela vient sans doute, continuois-je, d'un certain dégré d’yvresse qui dérange cet esprit-là.
J’ay transporté mon attention à celui qui étoit à jeun, & qui pensoit d'une maniere opposée, mais aussi folle. II raisonnoit à peu prés comme celui qui avoit trop dejeuné ; & il prétendoit prouver clairement le contraire des sentimens de l'autre. J’ay entrepris de lui faire entendre raison ; j'esperois au moins quelque suspension de celui qui devoit jouïr plus tranquillement de ses lumieres : Voyant que j’y perdois mon tems, j’ay continué à me promener avec ces deux fous, mais renfermée dans moi-même, rêvant, & ne les écoutant plus. Alors j’ay commencé ma Speculation sur les esprits faux. En voilà deux, disois-je, également malades d'une maladie dont ils ne souffrent pas, mais qui me fait souffrir moi, parce que j’ai de la raison, ou parce que ma raison, qui n'est peut-être pas la plus saine des trois, antipathise pourtant avec les deux autres.
Je compare un esprit faux à un estomach mal sain, qui sans douleur ne laisse pas de faire une mauvaise digestion les bons mets qu'il reçoit, & incommode mon odorat par de fâcheuses exhalaisons. L'esprit à sa maniere de digerer les idées qu’il reçoit, S'il n'est pas sain, il en fait une digestion désagréable pour les autres esprits. Par cette raison, le mien étoit incommodé des productions de ceux-là, qu’il trouvoit viciez, l’un par des vapeurs Bachiques, l’autre par …
Le dise qui pourra. Mais un esprit, qui n’est pas sensé, raisonne comme digere un estomach qui n’est pas sain, ou comme pense une tête troublée par des vapeurs ; il croit voir ce qui n’est point. Quelle misere pour une ame qui n’est alterée par aucune cause étrangere, de ne pouvoir s’en prendre qu’à elle-même d’un tel égarement !
Mais cette misere ne seroit-elle point un peu generale ? qu’en dis-tu Lecteur ? N’as-tu jamais raisonnée serieusement sur des principes faux, sur des êtres supposez ? N’as-tu point conclu de ces raisonnemens ce qui n’étoit pas ? Oserois-tu le nier ? Ce seroit me dire que tu n’as jamais été dans l’erreur : Car l’erreur est précisement cet état de l’esprit qui pense affirmativement le faux ; qui dit, cela est, d’une chose qui n’est point, ou, qui pis est, du contraire de ce qui est : Etat plus miserable, selon mo <sic>, que l’extrême ignorance qui ne décide rien : mais, je le repete, cet état n’est-il point une maladie universelle, dont tous les hommes ont plus ou moins d’accès ?
Lecteur, qui que tu sois, cette question ne commence-t’elle point à t’humilier ? Voir dans tes prétenduës lumieres ce qui n’a point de réalité, le soutenir avec autant d’assurance que s’il en avoit, & avec une audace au moins intérieure contre des gens qui voyent plus clair que toi dans un intervalle sensé, & décider qu’ils sont dans l’erreur, par cette seule raison qu’ils ne pensent pas comme toi ; n’avoüeras-tu pas que c’est un délire parfait, une maladie, une imbecilité, une yvresse de l’esprit humain ? Car si tu as le courage de décider contre toi cette question de fait, tu ne trouveras point mes termes trop forts, & tu me les dicterois toi-même.
Or l’humanité est pleine de ces esprits-là. Chacun, sans se mettre en peine de ce que les choses sont indépendamment de ses fantaisies, ni de ce qu’en pensent d’autres esprits qui ne lui sont pas inferieurs ; décide de la verité, de la certitude même ; & de l’évidence de quantité d’idées à peu près semblables à celles qui se forment dans un cerveau alteré par des vapeurs Bachiques. Sot orgueil, vanité ridicule. Non, je n’ai point de termes pour exprimer comme je le voudrois, l’impertinence & l’extravagance de cette présomptionel !
Telle cependant me paroît celle de la plus grande partie de ce qu’on appelle Gens d’esprit. Ce sont pour mois des esprits malades, & dont la maladie est presque toûjours incurable.
Quelle hiperbole ! Que nous vient prêcher cette folle, dira quelque lecteur d’une espece que je m’imagine ? qui a dit à cette Philosophe que son esprit n’est point malade lui-même, & plus malade que les nôtres ?
Il ne faut point agacer une femme autheur ; celle de cette espece-là sont vindicatives. Dis-moi un peu, Lecteur imbecile : car il faut l’être pour m’apostropher ainsi : qui t’a dit que je croi mon esprit plus sensé que le tien ? J’ai peut-être des accès d’une folie que la tienne ne sçauroit égaler. Que sçai-je ? on ne voit gueres cela soi-même.
Mais en cas que je sois aussi malade que toi, pourquoi garderois-je le silence, quand j’entends caqueter le genre humain, & la moitié du monde se moquer de l’autre & en être moquée. Ce dernier est le pis qui puisse m’arriver. J’aurai toûjours eu, comme les autres fous, le plaisir de contrôller mes semblables.
Mais, diras-tu, ces libertez pourront attirer à l’Auteur une riposte vigoureuse de quelqu’un qui ne sera pas imbecile. Eh ! plût à Dieu qu’il me fit connoître toute ma folie. J’ai ma bonne par de l’imbecilité humaine : je l’avouë avec humilité dans ce bon moment : car la raison est humble, & la mienne qui se croit un peu raisonnable à present, est la très-humble servante des bons avis, lors même qu’ils sont dictez par la satyre. Il est vrai que cette soumission me coute un peu : car quand on me découvre mes égaremens, je commence ordinairement par ne le pas trouver bon : voilà l’humanité. Ensuite l’humanité me semble pitoyable : voilà la Philosophie. Après cela je ris de mon petit orgueil qui a voulu regimber : c’est un effet de la Philosophie aisée qui n’est point pédante, & qui se réjouit du ridicule, même à ses dépens. Enfin j’essaïe à me corriger, & j’y réussis quelquefois : voilà le grand fruit de la Philosophie, fruit délicieux pour les ames Philosophes quand elles ne sont point en délire. Aussi quand je n’y suis point, je le ceuille avec un plaisir qui me fait pardonner mon défaut à celui qui me la découvert, l’eût-il fait par pure malice.
Trouverai-je quelque Lecteur dans ce goût de correction passive. S’il en est un bien ferme là-dessus, je l’aime déjà. Nos folies simpathiseront en ce qu’elles ne seront point tenaces, & nos raisons simpathiseront aussi apparemment, en ce qu’elles ne riront pas moins de nos folie, que ce celles de tant de nos Confreres.
Racconto generale
Je me promenois un de ces jours avec un des miens grand raisonneur ; mais dont ni la raison ni la folie ne simpathisent point avec les miennes. Il me debita ce jour-là une de ses visions les plus creuses sur la raison, qu’il aime jusqu’à la folie. C’est le terme dont je me sers pour marquer qu’il ne l’aime pas en homme sage.
Livello 3
Dialogo
Si j’étois Roi, disoit-il, je peuplerois une petite Ville des personnes les plus raisonnables de mon Royaume, après les avoir fait choisir dans les deux sexes. J’y ferois mon sejour ordinaire, pour avoir le plaisir d’y voir ce que j’aime le mieux, l’union, la concorde, le bon gouvernement dans les affaires generales & dans l’interieur des Familles. Je m’en fais une delicieuse idée, quoique chimerique pour un Particulier comme moi. Concevez-vous, ajoûtoit-il avec enthousiasme, l’harmonie de ce gouvernement general avec le particulier ? Je la conçois, lui répondis-je, comme une idée, mais… Je prends un grand plaisir, reprit-il en m’interrompant, à observer quelquefois chez un Curieux, l’égalité de deux bonnes Pendules. Elles vont & sonnent comme de concert. Il est vrai que leur concert n’est pas toujours si juste, car il n’y en a point de parfait en ce monde : mais quand il se dérange, on le rétablit dans un instant, facilement, & pour long-tems. Qu’il seroit doux de vivre & de penser avec des esprits qui raisonneroient dans un concert aussi durable & aussi facile à entretenir que celui de ces Pendules. J’aurois cet agré ment dans ma petite Ville. J’en ferois ma Cour. Je…
Il n’étoit pas prêt à finir, car les speculatifs abandonent presque toûjours en grandes & impratiquables idées. Si je l’eusse laissé continuer, je n’aurois pas eu le tems de debiter aussi les miennes.
Vous errez, lui dis-je, & de bien des façons. Si vous separiez les sages d’avec les fous, qui gouverneroit ceux-ci, qui les retiendroit, qui les empêcheroit de se manger ? Mais trouveriez-vous dans un Royaume assez de gens raisonnables pour peupler seulement une Bourgade ? Il n’y a pas d’apparence.
Vous vous trompez encore en croyant que ces gens les plus raisonnables de votre Royaume penseroient de concert. Les raisons ne se ressemblent gueres, qu’en ce que chacune donne l’exclusion à celles qui lui sont opposées. La plus chétive, la plus miserable s’attribuë ce privilege avec autant de confiance que d’autres qui lui sont extrémement superieurs. C’est une maladie universelle, ou peu s’en faut, & une yvresse de la raison. Il n’y a peut-être de raisonnables que ceux qui renoncent à ce privilege ; mais je n’ai pas encore trouvé un esprit qui se fut seulement apperçu qu’il eut besoin d’y renoncer ; à plus forte raison qui fût capable de mettre sans partialité sa raison dans une juste balance avec celle d’un homme des plus sensez, de les peser dans une entiere suspension d’amour propre, de ne raisonner que pour la verité ; & de reconnoître aussi nettement son faux que celui des autres esprits. Je ne vois pourtant que cette bonne-foy, cette grandeur, & ce vigoureux desinteressement qui puissent nous tirer des délires de notre foible raison, & former entre plusieurs esprits un concert de lumieres & de sentimens, & peut-être de goûts & de plaisirs choisis, dont votre idée n’approche point, & dont il n’y a de capables que les ames vrayes & assez grandes pour connoître toutes leurs petitesse.
J’allois continuer & peut-être long-tems ; mais le Philosophe Adverse, dont la raison donnoit l’exclusion à la mienne, m’interrompit par droit de represailles. Prenez garde, me dit-il, de vous égarer, en folle qui prêche contre les folies humaines. Il avoit peut-être raison. Il voulut critiquer mes sentimens. Il étoit tard, je me dispensai de l’entendre, & je n’eus peut-être pas tort.
Il faut que je dise encore quelque chose sur l’yvresse des esprits faux. C’est un état qui ne se sent point. Lecteur, c’est peut-être le tien en lisant ceci, soit que tu approuves ou que tu condamnes. Peut-être est-ce le mien, en l’écrivant. Si tu dis que c’est le mien, moi, qui ai ma petite confiance je crois que c’est le tien, sauf correction pourtant : & avec ce correctif je gagerois que je suis un peu raisonnable en ce moment. Mais si nous raisonnons differement, je doute fort que le correctif pût nous accorder.
La discordance de certains esprits, plus éclairez, & qui sembleroient devoir mieux s’accorder que les autres sur leurs vrais interêts, est depuis long-tems un sujet d’admiration pour moi. Je vieillis dans cette contemplation, sans oser esperer d’en trouver en toute ma vie deux ou trois seulement, dont le concert dans le vray de la raison, soit comparable à celui des bonnes Pendules dans le vrai du tems. J’en gemis, & je m’en prends à l’orguielleuse yvresse d’un petit animal pensant, aussi attaché à la preference de ses opinions, qu’incapable de donner une bonne raison de sa preference, quoiqu’il se mêle de raisoner. J’eus hier la foiblesse de me mettre en colere contre un de ces animaux, qui, quoiqu’il ne soit pas des plus imbéciles, ne voulut pourtant jamais douter, si un autre animal de son espece, pour qui il a de l’estime, avoit autant de raison que lui de soutenir une opinion contraire à la sienne.
Nous estimons une raison étrangere, quand elle fait concert avec la nôtre. Il a raison, disons-nous d’un homme qui pense comme nous : s’il pense autrement, nous disons qu’il a tort. Lecteur, voilà ta Regle, quoique tu ne t’en sois peut-être jamais apperçû. C’est comme si tu disois à celui qui pense autrement que toi,
Livello 3
Ma raison est la raison, & c’est par elle que je decide que tu n’est pas raisonnable.
Au lieu de regler ton jugement sur ce qui est, tu conclus de ton jugement que la chose est ce que tu l’as jugée : & au lieu de conclure de l’opposition d’un autre jugement au tien, que tu pourrois te tromper, tu dis que c'est lui qui se trompe &tout cela est fondé sur ce principe sous-entendu, mais souverainement décisif, que ta raison, quoique contredite par tant d'autres, est la bonne, la vraie, & ta regle pour juger de la raison de tes semblables, & même de celle des premiers hommes. Si tu n'as point d'autre principe de cette extravagance, y a-t’il une imbecilité, une yvresse, un délire plus fou que celui-ci ?
Combien de milliers d'hommes en conviendront, qui n’en seront pas plus touchez que si ce n'étoit pas leur propre folie. Combien d’autres sans penser à mettre à profit cette speculation, si elle est sensée, diront, cela est assez singulier, & n’en feront que rire. Cependant y a-t’il une dégradation de l’esprit humain, plus humiliante pour qui fait s’humilier. Mais ceux qui ne savent que rire de ces choses-là, ne pensent à humilier. Mais ceux qui ne savent que rire de ces choses-là, ne pensent à humilier que les autres : Et sur quels sujets ! Il faut les voir ridiculiser auprès de leurs semblables un Homme ou une Femme sensée, sur le defaut d’un Panier, ou sur une Perruque qui n’est pas assez poudrée.
F i n
Metatestualità
Cette Feüille-cy a été fort retardée. Peut-être ne s’en sera-t’on pas apperçû. Mais comme c’est l’ordre qu’on s’excuse en pareil cas, je crois devoir dire des affaires indispensables m’ont empêchée d’être exacte, & que je le serai davantage à l’avenir.