La Spectatrice: XII. Semaine

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Douziéme Feuille

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Allgemeine Erzählung

Comme je suis sujéte aux besoins des deux Sexes, parce que je me travestis pour les raisons que j’ai dites, je m’avisai un de ces jours d’aller, habillée en homme, achetter des coëffes de papier, pour mettre sous ma perruque. J’en trouvai à choisir ; & comme j’en choisissois, j’apperçus, sur une tête de bois, une calotte de toile cirée, d’une figure différente des autres. On me dit que celle-là étoit pour Femme. Je fus fort étonnée d’apprendre que les têtes des deux Sexes, qui sont le siege de leur raison, fussent d’une forme differente. J’avois l’esprit rempli des idées confuses qu’excitoit en moi la plaisante forme de cette calotte verte, & je ne parlois plus de mon emplette. Mais je remarquai que l’ouvriere me regardoit fixement, aussi surprise, sans doute, de mon silence & de ma distraction, que je l’étois de ce qui la causoit.

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Dialog

Est-ce que vous ne sçaviez pas, me dit-elle que les têtes des femmes ne sont pas faites comme celles des hommes ? Non, en verité, lui répondis-je. Mais, continuai-je, d’où vient que je ne vois point ici de coëffes en papier de cette figure, pour mettre sous la perruque… Que voulez-vous dire, interrompit-elle, avec vos coëffes de femme pour mettre sous la perruque ? Venez-vous ici pour me faire perdre mon temps & vous mocquer de moi ? Allez vous faire coëffer au Regiment de la Calotte, & me laissez travailler.
Je m’apperçus dans ce moment de mon absence d’esprit, & que cette Marchande ne pouvoit pas deviner comment j’avois besoin de coëffes pour femme, sous une perruque. Pour l’appaiser, je lui en païai grassement quelques-unes, & la voïant radoucie,

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Dialog

Madame, lui dis-je, je ne suis point moquer : je vous demande des coëffes de papier pour tête de femme, parce que j’ai une Sœur qui voudroit essaïer si le papier prendroit l’humidité de la sienne. Mais, dit la Marchande, il faudroit en avoir la mesure.
J’étois si distraite, que je pensai lui présenter la mienne pour modéle. Cette femme si experimentée sur les figures des têtes, alloit connoître mon sexe, si j’eusse ôté ma perruque, & peut-être se scandaliser, d’une grande force, de mon déguisement. La raison me revint encore.

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Dialog

Ma Sœur, lui dis-je, n’a la tête ni plus grosse ni plus petite que moi. Quant à la tournure, vous êtes au fait. Oüi en général, répondit-elle, mais il y a des différences : les têtes de femmes ne se ressemblent qu’en gros. Là-dessus elle m’en montra plusieurs qu’elle avoit fait faire en bois, pour l’éxactitude, disoit-elle.
Je lui marquai celle qui me parut la plus approchante de la mienne, & lui laissant une piéce d’argent, je sortis songeant à ces figures : car un esprit philosophe trouve à méditer sur une infinité de choses qui exciteroient à peine la simple attention des autres esprits.

Allgemeine Erzählung

Arrivée dans ma chambre, j’entendis le bruît d’une voisine, qui se fait battre regulierement tous les jours par son mari, mais dont les invectives ne cessent point pendant que les coups se donnent, & cela sans préjudice de ce qui lui reste à dire après la scene finie. Comme j’avois la mémoire fraîche de ce que je venois de remarquer en Ville, il faut, dis-je en moi-même, qu’il y ait quelque chose de bien étrange aux têtes de cette espece là. Or il y en a une quantité de cette espece là. Or il y en a une quantité de cette espéce, à qui les hommes sont obligez de céder, parce qu’ils ne veulent pas les tuer, & qu’il le faudroit, pour les obliger à céder elles-mêmes. Cette fureur est plus une vice des têtes des femmes, que de celles des hommes. Les têtes de femmes sont donc autrement faites que celles des hommes, en dedans aussi bien qu’en dehors : Or, qui a la tête autrement faite qu’une autre, doit vrai-semblablement avoir aussi la raison faite d’un autre façon. Il est donc fort naturel qu’il se trouve, entre les hommes, & nous tantôt à nôtre profit, tantôt à notre perte, d’assez grandes differences dans la maniere de penser, de nous conduire, de gouverner ceux qui dépendent de nous, ou d’être gouvernez par d’autres ; qu’enfin, jusqu’à nôtre sagesse & nôtre folie aïent souvent des caracteres qui les distinguent. C’est que ce qui raisonne en nous ne se ressemble pas plus que les vaisseaux dans lesquels se forment nos raisonnemens.
Peut-êtr que ceux qui ont dit que les ames n’ont point de sexe se sont trompez. Ne pourroit-on pas dire au contraire, que la raison, qui est la principale partie de l’ame humaine, étant une raison d’homme ou de femme, elle est en quelque sorte de l’un ou de l’autre sexe ? Celle des hommes prétend raisonner mieux que la nôtre. Ils veulent aussi être par le corps des animaux plus parfaits, & ils fondent ces avantages sur un raisonnement d’homme, dont je veux m’instruire à fond quelque jour, & qui m’a déjà parû ne valoir pas grand-chose. La raison de nous autres femmes, qui juge à sa maniere, & qui, si elle n’est pas plus raisonnable que l’autre, est au moins plus modeste, dit que nous ne pensons pas moins bien que les hommes, & que nous penserions mieux, au moins quelque fois, si nôtre raison étoit aussi exercée, aussi cultivée par l’éducation & par les affaires, que la leur. Elle dit aussi qu’il est ridicule aux hommes de se croire des animaux plus parfaits, par cette raison pitoïable, qui fait que, quand ils peignent de certains animaux, ils préferent leur sexe au nôtre, & aiment mieux peindre un mâle qu’une femelle. Voilà un raisonnement de femme, dont une infinité de femmes sont capables, & qui conclut le contraire du raisonnement des hommes. Lequel est le plus sensé ? Il vaudroit autant demander laquelle des deux formes de tête est la meilleure. Qui décidera ? Il nous faudroit un hermaphrodite parfait. Où trouver cet animal neutre, cette raison désinterressée ? Demeurons donc dans les doutes, & pour la conversation de nos droits, ne soïons pas assez sottes pour ceder aux hommes ce que nous sommes autant en état de leur disputer, au moins à en juger par nôtre raison, qu’ils le sont de soûtenir par les préeminences de leur virilité : qualité dont les avantages n’ont point empêché qu’en tous les temps les femmes n’aïent joüé de grands rolles dans le monde, n’aïent souvent fait les plus grandes affaires, & gouverné ceux qui gouvernoient les autres hommes. On me dira peut-être que ce n’a pas été par une superiorité de tête. Par où donc, par leurs charmes ? Plusieurs femmes très dépourvûës d’agrémens, & même de jeunesse ; tranchons le mot : jusqu’à des vieilles, qui étoient de maîtresses de l’esprit de leurs amis ou de leurs époux, par une superiorité de génie, une capacité de ménager les esprits, qui est un des grands talens de l’esprit humain, & que les esprits de nôtre sexe ont souvent dans un plus haut degré que que <sic> les esprits d’hommes. Les têtes, les esprits, les ames ont donc un sexe. Ceux d’hommes sçavent qu’en certaines rencontres ils auroient besoin des talens de l’esprit de femme ; par éxemple d’une capacité de sentir finement de certaines petites choses qu’ils dédaignent, qui décident quelquefois du succès de leurs plus grandes affaires ; & auxquelles bien leur prend que nous soïons aussi propos qu’ils en sont incapables, ou qu’ils affectent de l’être par un esprit d’homme, qui n’est qu’un orgueil assez mal entendu. Pendant que je suis en train de réver sur le Chapitre des têtes, je considére que, quoique ce qu’elles renferment soit sans comparaison le plus important, ce qui en paroît ne laisse pas de l’être extrêmement. Si leur interieur est le lieu où se pensent tant de belles & bonnes choses choses <sic> ; s’il est le siege de la raison humaine, le visage est celui, non seulement des beautez & des laideurs qui font le charme ou le supplice des yeux, il est encore souvent la signe de celles qu’on ne voit que par l’esprit ; & il les marque quelquefois si fortement, qu’il donne un puissant démenti aux apparences trompeuses de nôtre artificeusé politesse : il est assez souvent comme l’enseigne des mœurs, des caracteres, des penchans, des passions dominantes, de l’esprit, & même de la vertu. Il exprime quelquefois assez pour annoncer de grandes qualitez aux connoisseurs, je veux dire à ceux qui en sont assez bien pourvûs eux-mêmes pour les sentir dans les autres. Comme il y a des phisionomies équivoques, il y en a aussi d’autres qui ne peuvent tromper les habiles, sur tout quand ils sçavent concilier les manieres, les paroles & les regards avec la phisionomie. Celle-ci seule est plus significative que je le croiroient ceux qui n’y entendent rien, ou qui, pour s’y être laissez tromper, sont tombez dans une forte prévention contre les phisionomies. L’art de s’y connoître est aussi utile qu’il est agréable & curieux. On voit des yeux qui, si j’ose le dire, sont plus des beautez de l’ame que du visage. Ces beautez sont les plus touchantes pour les personnes d’un certain goût : Elles font des passions pour l’esprit, s’il m’est permis de m’expliquer ainsi, de vives amitiez, plus parfaites que l’amour, ou un amour à l’épreuve des rides, & de la vieillesse. Ainsi, Lecteur, la méditation des têtes ne seroit pas frivole ; quand même on s’en tiendroit à leur forme exterieure, & qu’on ne les regarderoit que du côté qui marque, au moins en partie, comment elles sont faites au-dedans. Mais que la méditation seroit curieuse, pour qui connoîtroit les diversitez interieures & infinies du dedans de ces têtes qui reçoivent d'une maniere si differente les impressions des objets ; de ces originaux qui se persuadent qu'ils voïent une verité bien claire dans ce qui paroît a de bons esprits manifestement faux ; qui croïent sentir quelque chose de lumineux & d'incontestable dans des idées abstraites de ce qui n'est point ? Que j'aimerois à voir les differentes formes des cerveaux de tant d'especes de foux, dont la terre fourmille ; de la plûpart des Philosophes ; de ces gens à minuties ; qui font les petites choses avec un grand ordre, avec une parfaite éxactitude, à jour nommé à heures précises ; des tracassiers, des éplucheurs de bagatelles ; des fats ; des critiques, incapables de tout autre métier que la critique, & de faire des ouvrages beaucoup moins bons que ceux qu’ils trouvent mauvais : Enfin de ces têtes superbes, qu’une petite prosperité renverse ; dont la bonne fortune fait le malheur de ceux avec qui ils devroient la partager ; que les seules disgraces peuvent remettre dans leur état, & qu’on ne peut rendre traitables qu’en les rendant miserables par la nécessité de tomber de leur grandeur imaginaire à une bassesse effective. Que j’aimerois aussi à voir les dispositions contraires & anthipatiques à celles-là, par éxemple, celle du cerveau ou loge la raison d’une ame grande, ferme, & qui semble dépendre moins d’une tête, que de ses qualitez naturelles, & des maximes qu’elle s’est faites : une raison que la plus haute prospérité ne peut altérer, parce qu’elle est au-dessus de tous les changemens exterieurs qui arrivent à l’homme, & que nulle adversité ne peut humilier, parce qu’elle est naturellement fiere de cette fierté raisonnable, qui, sans orgüeil, est aussi superieure aux grandeurs de la fortune qu’à ses revers, parce qu’elle se sent plus grande que toutes les fortunes. Mais cette curiosité me semble puerile dans ce moment. Je ne sçaurois comprendre, que tant d’élévation, de dignité, d’égalité puisse loger dans un cerveau, & dépende d’une tête sujette à mille changemens. Je sens que je vais me dédire, au moins en partie. Mais qu’importe ? J’en ferai gloire si la raison veut que me dédise ; & il me semble qu’elle le veut. Je dirai donc qu’il y a des esprits indépendans, au moins dans ce qu’ils ont de plus estimable, & des têtes & des cerveaux & des sexes ; ils sont au-dessus des sexes, & je crois qu’ils n’en ont point. Donnez moi une ame éclairée, dont les lumieres sont sensées, fermes, penetrantes & solides ; qui ne voit les objets que ce qu’ils font & les voit également dans tous les tems : qui se sent fortement incapable, & dans le comble des grandeurs, & jusques dans la pauvreté, de s’oublier & d’oublier ses amis ; destimer ce qu’elle méprisoit, ou de mépriser ce qu’elle a estimé ; toujours bienfaisante, mais toujours noble & toujours grande, d’une grandeur qui ne céde point aux fausses grandeurs, & qui ne cesse point de respecter les veritables ; enfin qui ne se dément jamais des plus excellens principes : je ne m’informe point du sexe ; ou si je suis curieuse de voir la personne doüée d’une ame de cette trempe, ce n’est que pour satisfaire à une envie, que je n’aurois peut-être pas, si je n’étois pas uni moi-même à un corps. Que celui qu’habite une ame si sage, si vertueuse & si haute, paroisse avec toutes les infirmitez & tous les défauts des corps ; il sera respectable pour moi, parce qu’il sera celui d’une ame que j’honore, que je revére, & dont les beautés qui occupent mon esprit tout entier, effacent & absorbent toutes les laideurs de sa maison. Quelques Lecteurs critiques m’avoüeront qu’une ame de cet ordre seroit au-dessus des sexes & de tout le reste : Mais, diront-ils, où en trouver d’ainsi faites ? Cette idée n’est qu’une belle vision : Nous n’en connoissons point de cette espece. Je n’en connois point non plus ; mais je ne conclus point de là que mon idée soit une chimére : Au contraire, j’en cherche la realité avec autant de passion qu’en ont tant d’hommes pour des choses qui me paroissent de pures visions, & qui n’approcheront jamais de ce que je cherche. L’idée seule que j’en ai est déjà un grand bien pour moi, & me flatte d’un petit raïon d’esperance. Que sçai je si quelque personne distinguée par de grandes qualitez, prenant mon goût pour une espece de mérite, après avoir lû cette feüille, ne raisonnera point de cette façon, ou à peu près de même. Voici un Auteur qui a de la morale, je voudrois le connoître. Il se qualifie de fille, & de bâtarde. Cela est fort modeste. On dit que c’est une femme ambulante qui s’est soustraite aux servitudes de son sexe, & qui, sous differentes formes passe depuis quelque temps, sa vie en plusieurs endroits, à penser & à donner au Public ses réfléxions, telles que nous les lisons. D’autres disent que le fond de cet Ouvrage est d’une fille qui pense mieux qu’elle n’écrit ; & que le stile est d’un de ses amis qui écrit moins mal qu’elle. Mais qu’importe de quel sexe soit l’Auteur des pensées ? je m’en tiens à la fille bâtarde, puisqu’elle se donne pour telle. Elle parle souvent du mérite : elle s’y connoit un peu : elle a le goût assez bon, & quelque noblesse dans le goût : c’est toûjours beaucoup ; & assez pour être, comme elle dit, au-dessus des sexes : J’aime sa maniere de penser : Je crois qu’elle ameroit aussi la mienne ; qu’elle me préviendroit si elle me connoissoit, & si elle jugeoit que j’en valusse la peine : elle me demanderoit mon amitié, nous lierons un commerce d’esprit qui me feroit peut-être beaucoup de plaisir, mais elle ne me connoit pas, & ne peut sçavoir mes dispositions. Je puis facilement lui apprendre que je simpatise avec elle. J’ai envie de lui envoïer de mes réfléxions à l’adresse qu’elle a donnée pour ceux qui auront quelque chose à lui dire sur son Ouvrage. Voïons ce qu’elle répondra, & si elle goûtera mes idées comme je goûte une partie des siennes. Ecrivons-lui, sans consequence, une Lettre anonyme & philosophique ; de cette philosophie aisée, qui rend à l’agréable comme à l’utile. Donnons-lui aussi une adresse. Cela ne m’engagera à rien. Elle ne me connoîtra point si je ne veux point être connuë ; & je ne le voudrai, qu’autant qu’il se trouvera de ces convenances mutuelles, qui se sentent bien vîte entre gens comme nous… Mais ne suis-je point un peu folle de faire de ces Châteaux en Espagne ? Quel Lecteur s’aviseroit de voir si mes pensées quadreroient aux siennes sur quelque sujet interessant ? On se moquera de moi ; eh bien, soit. Je ne m’en formaliserai point. Je ferai tant que je vivrai des Châteaux en Espagne sur tout ce qui me fera plaisir. Les idées agréables sont de grands biens, & à le prendre, les plus grandes félicitez ne sont souvent que d’heureuses idées.
F i n