Référence bibliographique: Pierre Carlet de Marivaux (Éd.): "XIX. Feuille", dans: Le Spectateur français (Marivaux), Vol.1\019 (1752), pp. 251-265, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1244 [consulté le: ].


Niveau 1►

Dix-neuviéme Feuille

Niveau 2► Metatextualité► Il m’a paru que l’Histoire de la Dame en question n’avoit pas déplû, & quoiqu’elle ait déja fait le sujet de deux feuilles, je crois qu’il ne seroit pas à propos de la laisser imparfaite, puisqu’on m’en a fourni la suite qui finit à cette troisieme Feuille.

Niveau 3► Récit général► Je fis de grandes réflexions sur la perfidie de cette femme de chambre envers sa Maîtresse ; & en effet, quand on y pense bien, on ne sçauroit comprendre comment il est possible qu’une femme en certains cas puisse se résoudre à se fier à un Domestique. Par quelle étrange disposition d’es-[252]prit perd-elle de vue tous les malheurs qu’elle risque ? ou si elle les envisage, quel est le tour d’imagination qui lui en ôte l’effroi ? tant de danger & tant de confiance ensemble sont-ils concevables ? Comment cela s’arrange-t-il dans sa tête ? Si une femme alors pouvoit pour un moment se séparer de sa passion & la mettre à l’écart, & qu’après elle examinât de sang froid ce qui lui fait croire que sa confiance étoit raisonnable, il n’est point d’égarement d’esprit qu’elle jugeât digne d’entrer en comparaison avec le sien ; point de sécurité qui lui parût si stupide, si imbécille que la sienne : mais avec de la passion ce n’est plus cela : nous ne voyons plus les objets comme ils sont, ils deviennent ce que nous souhaittons qu’ils soient, ils se moulent sur nos désirs : Une femme a besoin du ministere d’un domestique : d’abord elle hésite à s’en servir. Mettra-t-elle entre ses mains l’honneur de son mari, le sien, quelquefois sa vie même ? dépendra-t-elle d’une âme vénale, d’un sujet d’autant plus indigne, qu’elle le trouvera disposé à lui prêter son secours ? Il y a [253] un péril presque inévitable à s’y fier : mais elle voudroit bien qu’il n’y eût point de péril : & la voilà perdue, c’en est fait, le péril disparoît : l’envie qu’elle a de se trouver des sûretés lui en fournit à perte de vue ; elle croit les examiner, & ne sçait pas que c’est le plaisir qu’elles lui font qui en est le juge.

Niveau 4► N’avez-vous jamais vû des enfans qu’on amuse avec des contes de Fées : ils croyent tout ce qu’on leur dit ; une femme dans l’état où je la mets leur ressemble : c’est positivement un enfant comme eux, ce sont de vrais contes de Fées, que les idées dont sa passion l’amuse.

J’ai cru devoir m’arrêter un peu là-dessus : il y a bien des personnes de mon sexe, qu’il est encore tems d’avertir, & que l’amour n’a pas jettées encore dans l’enfance dont je parle. Que cet état leur inspire donc une frayeur salutaire : rien n’est plus rapide que le mouvement qui nous y entraîne ; & quand nous y sommes, rien de plus miserable, rien de plus abandonné que notre esprit alors ; rien de plus inaccessible à tout secours, que sa mi-[254]sere, & pour comble de malheur, que devient-on quand on cesse d’aimer ? car on n’aime pas toujours : hélas ! le repentir nous prend, où l’amour nous laisse. ◀Niveau 4

Autoportrait► Revenons à moi, l’âge enfin me gagnoit, il n’étoit plus question de jeunesse, ni d’aucun artifice pour paroître jeune : mon visage là-dessus n’étoit plus disciplinable, & il falloit me résoudre à l’abandonner. Malgré cela un peu de consolation me restoit encore ; car une femme se retourne comme elle peut dans ces occasions-là : Elle seroit inconsolable, si rien ne la soulageoit dans son affliction : mais la nature charitable pourvoit à tout. A la place d’un avantage qu’elle nous ôte, sa faveur nous dispense de petites chimeres, au moyen desquelles nous coulons le tems & prenons patience.

Par exemple, je n’étois plus jeune : mais j’avois de l’embonpoint, beaucoup de santé, & dans mon espece, je me trouvois très-aimable ; non pas aimable comme une jeune femme : mais n’y a-t-il pas des charmes de different caractere ? une femme [255] faite & d’un certain âge n’a-t-elle pas le siens ?

Voilà comme je raisonnois pour le repos de mon ame, & effectivement je durai quelque tems avec le secours de cette idée-là ; mais dès-lors mes appas étoient déja si confirmés ; j’étois tellement une femme faite, que je la fus bientôt trop, & que, toute ressource épuisée, il fallut au bout du compte en venir à la raison, & voir au vrai ce que j’étois.

Je le vis donc, & avec moins de chagrin qu’on ne pense ; car à travers toutes mes chimeres, de tems en tems la vérité avoit percé comme un éclair, de sorte que, quand elle parut tout-à-fait, je la vis comme une chose dont j’avois déja eu des nouvelles.

Me voilà donc vieille, & reconnue par moi pour telle, & avec ces débris de beauté qui font connoître aux autres qu’on a été belle. ◀Autoportrait Eh bien, puisqu’il faut le dire, ces débris-là me flattoient encore, je m’intéressois à ce qu’on en pensoit : cela est bien fou, j’en conviens ; mais aussi c’est l’histoire d’une femme que je rapporte : [256] coquettes, quand nous sommes aimables ; coquettes, quand nous ne le sommes plus : dans le premier cas nous travaillons à être aimées, dans le second nous travaillons à montrer que nous avons mérité de l’être ; de façon que souvent je faisois encore l’agréable, & quelquefois j’osois esperer que je plairois ; ce qui jettoit un ridicule dans mes actions, qui m’attira une vigoureuse correction.

Récit général► Allant un jour rendre visite à une Dame, qui la veille avoit été avec moi d’une partie de campagne avec d’autres personnes, on me dit qu’elle n’étoit point chez elle, mais qu’elle alloit revenir.

J’entrai dans son cabinet pour l’attendre, & j’y cherchois sur des Tablettes un Livre pour m’amuser, quand je vis tomber un Billet à mes pieds : Metatextualité► (nous sommes curieuses nous autres :) ◀Metatextualité je ramassai le Billet, & l’ouvris, me doutant qu’on y traitoit d’amour, & je ne me trompois pas : mais ce que je n’aurois pas deviné, c’est qu’il y étoit traité à mes dépens. L’honnête homme qui écrivoit se plaignoit à la Dame de la gêne où j’avois mis son [257] cœur, en les accompagnant à une promenade particuliere, qu’ils firent à cette campagne. Et remarquez que cet homme, qui m’en vouloit tant, m’avoit alors au sortir du diner fait des complimens dont je m’étois, je l’avoue, félicitée, comme d’une bonne fortune ; & il est vrai qu’en conséquence de ces mêmes complimens, qui m’avoient toute réjouie, je m’étois plû à être avec lui, & l’avois perdu de vue le moins qu’il m’avoit été possible. Voici à présent quel étoit son stile dans le Billet.

Niveau 5► Lettre/Lettre au directeur► Au nom de notre amour, ma chere Maîtresse, rompez avec cette vieille Madame de ... C’est une charité que vous me ferez, car je la hais autant que je vous aime. Sçavez-vous bien pourquoi elle nous suivit hier dans cette allée, où nous nous promenames ? vous ne le devineriez pas : c’est qu’elle tomba tout subitement amoureuse de moi ; & cet amour-là, c’est un mauvais tour que m’a joué une honnêteté que je lui fis. Peste soit de la politesse ! Imaginez-vous qu’au sortir du repas j’eus le malheur de la gracieuser sans réflexion, parce que vous [258] veniez de me serrer la main, & que j’en avois une joye, qui attendrissoit toutes mes expressions, & qui m’auroit fait gracieuser ma bisayeule, si elle avoit été là. La bonne Dame a pris ma distraction pour un hommage, & s’est mise à m’aimer sans autre forme de procès. Ainsi me voilà chargé de son cœur, pour n’avoir sçû ce que je lui disois. Que ferai-je de cette antiquaille-là ? Défaites-m’en, je vous prie ; car cette femme-là voudra que je l’aime de gré ou de force ; elle le voudra, vous dis-je. Vous ne sçavez pas ce que c’est que la coquetterie de ces femmes-là. Il n’y a rien de si opiniâtre, & j’ai bien peur, si vous n’y mettez ordre, qu’elle ne vienne relancer son infidele jusque chez vous. Oh parbleu ! épargnez-moi l’embarras de faire le cruel. Faudra-t-il que je lui demande quartier ? Tout de bon, mon amour, brouillez-vous avec elle, pour m’en délivrer ; & si cela ne suffit pas, dites-lui que je médis d’elle, & que je sçais son âge ? Bon jour, mes belles mains, je vous adore, & j’irai vous le jurer dans un quart d’heure. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 5

Je repliai le billet bien proprement, [259] après l’avoir lû, & m’en allai sur le champ digerer mon avanture, & après bien des réflexions, bien des projets de vengeance, bien des soupirs, & beaucoup de honte, je conclus... Hélas ! je ne conclus rien : je me couchai seulement triste, vaine & humiliée ; mais un mois après, je conclus quelque chose. ◀Récit général

Un de nos amis nous avoit invités à venir diner chez lui mon mari & moi : nous y allames au jour marqué. Le Portier nous laisse entrer sans nous rien dire : je monte, je rencontre une femme de chambre, qui pleure, & passe sans me voir : inquiette de ce que cela signifie, je parviens jusqu’à la chambre de la Dame, avec qui j’étois fort liée, & de qui j’étois la confidente, comme elle étoit la mienne : je la vois par derriere dans un fauteuil ; d’aussi loin que je l’apperçois, je cours à elle pour la surprendre & l’embrasser ; je me jette à son col : dans l’instant j’entens des cris & des sanglots dans un cabinet prochain, & je vois que c’est une femme morte, que je tiens embrassée.

Tout mon sang se glaça dans mes [260] veines, & je tombai sur elle évanouie : le cri que je fis en tombant fit sortir les personnes qui étoient dans le cabinet : c’étoient son mari, & son fils, jeune homme âgé de dix-huit ans. Des Prêtres arriverent : mon mari entra : on me fit revenir : mon évanouissement fut court : j’ouvris les yeux dans le moment qu’on emportoit le corps de mon amie : j’en frémis encore : sa tête panchoit, je vis son visage. Juste Ciel ! quelle difference de ce qu’il étoit alors, à ce que je l’avois vu trois jours avant ! L’apoplexie, dont elle étoit morte, en avoit confondu les traits. Ah ! quelle bouche & quels yeux ! Quel mélange de couleurs horribles !

J’ai vu dans ma vie bien des figures que l’imagination du peintre avoit tâché de rendre affreuses ; mais les traits qui me frapperent, ne peuvent tomber dans l’imagination : la mort seule peut faire un visage comme celui-là : il n’y a point d’homme intrépide que cela ne rappellât sur le champ à une triste considération de lui-même. Toutes ces laideurs funestes, on les trouve en soi, elles nous ap-[261]partiennent. On croit être ce que l’on voit, & l’on frémit interieurement de se reconnoître.

Mais passons : il fallut presque me porter jusqu’à mon Carrosse, & je me mis au lit, dès que je fus arrivée chez moi.

Mille tristes pensées vinrent m’assaillir alors, & pour la premiere fois je songeai que j’étois destinée à mourir. Hélas ! mon amie n’avoit pas eu le temps de faire cette réflexion-là. Je sçavois que, lorsqu’elle mourut, il y avoit bien loin des idées qui l’occupoient, à l’idée de la mort, & je me demandois ce qu’elle étoit devenue, par inquiétude pour ce que je pouvois devenir moi-même. Où étoit-elle alors ? ne restoit-il rien d’elle que ce corps sans mouvement que j’avois vu emporter ? Cette ame subitement enlevée à tant de chimeres, quel étoit son sort ? Et moi, je mourrai donc aussi, me disois-je ; & j’ai vécu jusqu’ici sans le sçavoir. Mais qu’est-ce que mourir ? & quelle aventure est-ce que la mort ? Qu’elle est terrible, si j’en crois ma Religion ! A Dieu ne plaise qu’on me soupçonne d’avoir un [262] seul instant de ma vie douté de ce qu’elle nous dit : je rapporte simplement la maniere dont se tournoient alors mes pensées. Eh ! y a-t-il quelqu’un parmi nous qui puisse douter de la vérité de sa Religion ? L’esprit pourroit-il s’égarer jusque-là ? Est-il de perversité de cœur qui puisse entraîner tant de bêtise ? non, je ne l’imagine pas. Et s’il y a même des impies, qu’ils fassent les incrédules là-dessus tant qu’ils voudront ; mais qu’ils ne se flattent pas de l’être ; car ils se trompent & confondent les choses. Qu’ils s’examinent bien sérieusement. Je ne suis qu’une femme ; & je leur assûre qu’ils ne trouveront en eux qu’un profond oubli de Dieu, qu’un violent dégoût pour tout ce qui peut les gêner dans leur libertinage, & qu’une malheureuse habitude de vivre à cet égard-là sans réflexion. C’est tout cela qu’ils prennent pour incrédulité ; il ne peut pas y en avoir d’autre. Quand on n’aime pas ses devoirs, en sentant qu’ils sont incommodes, on croit voir qu’ils sont inutiles. Voilà la méprise funeste qu’un cœur corrompu fait faire à l’esprit ; voilà ce qui fournit aux liber-[263]tins toute leur Philosophie. Mais, grace au Ciel, toute folle & toute dissipée que j’avois été pendant ma vie, Dieu ne m’avoit pas abandonnée jusque-là. J’avois eu plus de négligence que de haine pour mes devoirs : & quand je pensois que la mort étoit terrible, si j’en croyois ma Religion ; c’est que je me reprochois de l’avoir crue, cette Religion, comme font une infinité d’honnêtes gens dans le monde, qui n’ont jamais songé à la révoquer en doute, qui frémiroient de le voir faire : mais qui contens de s’appeller Chrétiens, vivent avec ce nom-là, qu’ils professent, tout aussi tranquilles que s’ils professoient la chose. Je passai plusieurs jours dans ces réflexions, pendant lesquels le monde prit à mes yeux une autre face.

Niveau 4► Mon mari tomba malade, & mourut quelque tems après, plein d’une amitié pour moi, que je devois à son bon cœur plus qu’à mes soins. Je lui demandai mille fois pardon de ne lui avoir pas donné d’assez vifs témoignages de la mienne : je versai un torrent de larmes, il me serra la main & mourut.

[264] Je fus quelques jours ensevelie dans la douleur la plus profonde, & il ne m’avoit point laissé d’enfans. Sa niece qui étoit orpheline me tint lieu de fille, je me chargeai de son éducation & de sa fortune, & je rompis sans retour avec tout ce qu’on appelle plaisirs du monde, & avec toutes les personnes qui les aimoient : je ne fréquentai plus qu’un certain nombre de femmes retirées, qui m’associerent à leurs fonctions dévotes ; mais je me rebutai bientôt de leur commerce : je ne leur entendois parler que de leur Directeur : leur vie se passoit en scrupules, qui demandoient qu’on le revît, quand on venoit de le quitter, & puis qu’on y retournât après l’avoir revu, & puis qu’on l’envoyât prier de revenir, quand on ne pouvoit l’aller chercher : cela ne me plaisoit point, je trouvois beaucoup d’imperfection dans ce besoin éternel qu’on avoit de la créature pour aimer le Créateur. Je croyois voir là-dedans que la chair étoit plus dévote que l’esprit ; & il me paroissoit enfin que ce violent amour pour Dieu pouvoit fort bien ne servir au cœur [265] que de prétexte pour une autre passion.

Un de ces Directeurs mourut, & la Dame à qui il appartenoit en pensa devenir folle. Son pieux désespoir me scandalisa. Dieu, qui lui restoit, ne lui suffisoit pas pour la consoler : & je quittai tout-à-fait ces compagnes, qui ne pouvoient s’accommoder de ses volontés, pour me retirer à la campagne, où je fais mon séjour ordinaire, & où mon Curé prend soin de ma conscience, sans avoir rien à démêler avec mon cœur. ◀Niveau 4 ◀Récit général ◀Niveau 3 ◀Metatextualité ◀Niveau 2 ◀Niveau 1