Référence bibliographique: Pierre Carlet de Marivaux (Éd.): "XVII. Feuille", dans: Le Spectateur français (Marivaux), Vol.1\0017 (1752), pp. 222-237, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1239 [consulté le: ].
Niveau 1►
Dix-septiéme Feuille
Niveau 2► Metatextualité► Le Journal de mon Espagnol n’est pas encore fini : mais j’en remets la suite, & je la donnerai une autre-fois : j’aime à varier les sujets, & je crois que mes Lecteurs approuveront mon goût. Comme j’ai pris l’habitude de changer de matiere presque à chaque feuille, quelque jour je pourrai bien demeurer longtemps sur le même sujet, par raison de variété encore ; car l’uniformité est chose neuve pour ceux qui n’y sont pas accoutumés : Voici maintenant ce dont il s’agit.
Niveau 3► Récit général► Je me trouvai l’autre jour dans le Cabinet d’une Dame dont je suis ami depuis plus de cinquante ans : j’ai même été autrefois piqué de belle tendresse pour elle, j’entends que j’ai eu de ces sentimens qui aboutissent à faire dire des choses bien tendres, de cela qu’on appelleroit en ce tems-ci élégie ou églogue, enfin de cet amour qui n’est qu’un soupir perpetuel, & qui vise bien respectueusement à surprendre une bel-[223]le main, qu’on baise avec un ragoût si ravissant, qu’une femme en est toute honteuse, à cause du plaisir qu’elle vous y voit prendre.
Je ne sçais de quoi cette Dame & moi nous nous étions avisés de traiter l’amour sur ce pied-là : car, dès-lors les sentimens n’étoient plus à la mode : il n’y avoit plus d’amans, ce n’étoit plus que libertins qui tâchoient de faire des libertines : On disoit bien encore à une femme, je vous aime : mais c’étoit une maniere polie de lui dire, je vous désire ; aussi pour marquer qu’elle vous entendoit, une femme se montroit-elle plus ou moins sage, suivant qu’elle se disoit plus ou moins sensible : de sorte que, quand elle vous aimoit tout-à-fait, pour en faire foi, vous voyiez bien à quelle preuve elle en étoit réduite : Elle n’avoit plus rien à perdre que son cœur, qu’elle accusoit de tout, quoique le plus souvent il ne fût cause de rien, & qui, à vrai dire, ne valoit pas la peine d’être regrettée avec de pareilles maîtresses.
Quoi qu’il en soit, ce n’étoit pas ainsi que nous nous aimions la Dame dont [224] je parle & moi, & je crois que nous y gagnions ; car le vice a beau faire avec ses douceurs brutales & rassasiantes, outre qu’il tue l’amour, quand il s’y en trouve, c’est qu’il ne lui appartient pas de piquer l’ame, autant que peut la piquer un amour tendre & innocent de part & d’autre. Si l’on sçavoit bien ce que c’est que cet amour-là, quelles sont ses ressources, & le charme des progrès qu’il fait dans le fond de l’ame, combien il la penetre, & tient sa sensibilité en vigueur, en combien de façons délicieuses il la remue : Si l’on sçavoit combien en mille momens, avec cet amour-là, deux amans se trouvent grands, nobles & délicats, combien ils sont glorieux & contens de se trouver tels : Si l’on sçavoit avec quelle satisfaction ils souffrent d’être sages ; car on s’imagine qu’il n’y a point de plaisir à cela : On se trompe, la vertu dédommage de la peine qu’elle coûte, & de cette vertu on en devient alors tout aussi amoureux que de la personne qu’on aime : On les confond toutes deux ; ce n’est plus qu’un ; cela ne fait-il pas un objet bien aimable ? n’a-t-on pas bien du [225] plaisir à l’aimer ? & par-dessus le marché, n’est-ce rien que l’honneur d’avoir une passion si distinguée, & d’en inspirer une pareille ? Eh ! l’on a de la sagesse à l’envi l’un de l’autre pour se rendre à l’envi plus digne d’être aimé.
Niveau 4► Metatextualité► Mais moi, avec ma sagesse & ma vertu, je m’amuse ici à des discours gaulois qu’on n’entendra pas, & qui me dérobent mon sujet. Qu’ai-je fait de la Dame dont j’ai parlé d’abord, je l’ai laissée, ce me semble, dans son cabinet, & moi avec elle. ◀Niveau 4 ◀Metatextualité
Elle fouilloit dans un coffre où je vis sur un cahier de papier ces mots écrits de sa main : Mémoire de ce que j’ai fait & vu pendant ma vie. Je me jettai sur ce cahier, pour le prendre, elle voulut me l’ôter, & comme je résistois, il nous en demeura à chacun la moitié : Sur le champ je pris le parti de m’enfuir avec ma part, pendant qu’elle me poursuivoit en badinant pour la ravoir : mais je sortis tout en riant aussi, & j’allai chez moi voir ce que c’étoit ; & voici ce que c’est, sans y changer un mot.
Niveau 4► Autoportrait► Récit général► Mémoire de ce que j’ai fait & vu pendant ma vie.
J’ai soixante & quatorze ans passés, quand j’écris ceci : il y a donc bien long-tems que je vis : bien long-tems, hélas ! je me trompe : à proprement parler, je vis seulement dans cet instant-ci qui passe ; il en revient un autre qui n’est déjà plus, où j’ai vêcu, il est vrai : mais où je ne suis plus ; & c’est comme si je n’avois pas été : ainsi ne pourrois-je pas dire que ma vie ne dure pas ; qu’elle commence toujours ? ainsi, jeunes & vieux, nous serions tous du même âge. Un enfant naît en ce moment où j’écris, & dans mon sens, toute vieille que je suis, il est déja aussi ancien que moi. Voilà ce qui m’en semble ; & sur ce pied-lâ qu’est-ce que la vie ? un rêve perpetuel, à l’instant près dont on jouit, & qui devient rêve à son tour. Je connois un pauvre homme qui a beaucoup souffert depuis trente ans : Je connois un grand seigneur qui a passé tout ce temps-là dans la joye : lequel aimeriez-vous mieux avoir été, ou le pauvre, [227] ou le grand Seigneur ? quelque lot que vous choisissiez, vous n’en serez ni mieux ni plus mal : Voilà pourtant à quoi aboutissent le bonheur ou le malheur de cette vie : Peines passées, plaisirs passés, tout se confond, tout est égal : Les Rois n’ont qu’à profiter de l’instant dont ils jouissent, ils ne sont heureux que cet instant ; & de ce court bonheur qu’ils ont, c’est à eux à en bien choisir l’espece : Tout court qu’il est, il a d’éternelles conséquences.
Je suis vieille, ceux qui liront ceci doivent me pardonner les réflexions par où je commence : Réfléchir sur ces matières-là est, je crois, un tribut qu’il faut payer une fois en sa vie : Il vaudroit mieux le payer quand on est jeune, cela procureroit une vie plus tranquille & plus innocente, & diminueroit beaucoup de la valeur que nous trouvons à je ne sçais combien de petites doctrines hardies dont nous nous gâtons les uns les autres, & qui nous paraîtroient bien foibles, si nous n’avions pas un intérêt présent à les trouver fortes, ou si nous n’avions pas le sang trop chaud.
[228] Quoi qu’il en soit, voilà mon exorde : ce qui me reste à dire va m’engager d’abord à des détails plus amusans, & me ramenera ensuite aux réflexions les plus sérieuses.
On me maria à dix-huit ans : Je dis qu’on me maria ; car je n’eus point de part à cela : mon pere & ma mere me promirent à mon mari que je ne connoissois pas : mon mari me prit sans me connoître ; & nous n’avons point fait d’autre connoissance ensemble que celle de nous trouver mariés, & d’aller notre train, sans nous demander ce que nous en pensions, de sorte que j’aurois dit volontiers : Quel est donc cet étranger dont je suis la femme ?
Cet étranger cependant étoit un fort honnête homme de trente-cinq à quarante ans, avec qui j’ai vêcu comme avec le meilleur ami du monde ; car je n’eus jamais pour lui ce qu’on appelle amour : il ne m’en demanda jamais : nous n’y songeâmes ni l’un, ni l’autre, & nous nous sommes très-tendrement aimés sans cela.
Sept ou huit mois après notre mariage, un aimable homme de notre société s’avisa de prendre du goût pour moi : [229] dès que je m’en apperçus, je le condamnai à soupirer en vain : car j’étois sage ; mais nous autres femmes, lorsqu’un homme nous aime, il n’y a pas moyen que nous le congédions sans retour : la vertu nous dit, il ne faut point avoir d’amant ; & là-dessus nous renvoyons celui qui nous vient : mais il ne s’en retourne pas si vite ; car notre vanité lui fait signe d’attendre : & il attend, comme fit le mien, que je traitois avec froideur, & que j’agaçois par mille petites bagatelles dont il ne dépendoit pas de moi de m’abstenir, parce que j’étois femme, & qu’on ne peut être femme sans être coquette : Il n’y a que dans les Romans qu’on en voit d’autres ; mais dans la nature c’est chimere, & les véritables sont toutes comme j’étois : par exemple, lorsque je me sentois dans un jour de beauté, que j’étois avantageusement parée, j’étois bien aise que l’amant dont je parle me vît alors ; je l’en rebutois de meilleur courage, parce que je sçavois bien qu’il n’y avoit point de danger à le faire : je l’aurois défié de me quitter, j’étois trop belle pour lors : ainsi je laissois ma sagesse se donner [230] carrière, j’affligeois hardiment mon homme, quand mes agrémens pouvoient soutenir tout ce fracas-là : mais j’allois plus doucement, quand je me sentois moins forte.
Et qu’on n’aille pas dire que c’est-là une grande coquetterie ; car c’est la moindre de toutes celles qu’une femme peut avoir : ce n’est encore là qu’une coquetterie machinale. Vraiment quand la réflexion s’en mêle, c’est bien autre chose. ◀Autoportrait
Cependant, l’épouse de cet honnête homme connut, à n’en pouvoir douter, qu’il m’aimoit : elle s’en alarma comme de raison, & vint me rendre visite un jour qu’il étoit avec moi ; ils parurent déconcertés en se voyant ; un moment après il sortit, & Niveau 5► Dialogue► j’allois continuer la conversation avec elle, quand elle me dit en souriant : mon mari vous aime, Madame, & vous méritez d’être aimée plus que personne au monde : ainsi je n’entreprendrai point de le détacher de vous, j’y perdrois mes efforts ; il vaut mieux que j’aye recours à vous-même, & que je remette mes intérêts entre vos mains : c’est donc à vous, à votre [231] amitié pour moi, que je recommande mon mari : j’ai de l’attachement pour lui, & il le mérite, au penchant près qu’il sent, & qu’il est bien difficile de ne pas se sentir pour une femme aussi bien faite que vous l’êtes : je suis sûre que ce penchant vous est à charge, & il m’afflige ; je ne lui ai rien dit encore : j’ai cru que vous le rameneriez mieux que moi, & qu’il seroit plus touché du chagrin qu’il me donne, si vous l’y rendiez sensible. Il m’aimoit autrefois : disposez donc son cœur à plaindre du moins le mien : l’estime & le respect qu’il a pour vous donneront du poids à ce que vous lui direz en ma faveur ; feignez que je suis aimable, & il vous croira : vous l’en persuadez encore mieux que ne feroient mes reproches. ◀ ◀Niveau 5
A peine eut-elle achevé de parler que je l’embrassai de tout mon cœur, je me jettai dans ses bras : je crois même que nous pleurâmes : & le moyen à mon égard que je ne me fusse pas attendrie, que je n’eusse pas été remplie de zele pour les intérêts d’une femme qui venoit me dire que j’étois plus aimable qu’elle, & qui demandoit [232] quartier à mes charmes : le tour étoit trop adroit ; aussi je n’y résistai pas, je l’embrassai encore, & puis je recommençai, je l’accablai de caresses, je la trouvai adorable, cent fois plus belle que moi : car l’amour-propre, quand il a son compte, est si tendre, si reconnoissant, si modeste ; il rend tout ce qu’on lui donne.
Metatextualité► Je ne rapporterai point les discours que nous tînmes ; ◀Metatextualité notre attendrissement rendit la scene assez muette. Je l’assurai qu’elle seroit contente, & elle me quitta.
Son mari rentra qu’il n’y avoit pas un demi-quart-d’heure qu’elle étoit sortie ; la joye étoit peinte sur son visage. Niveau 5► Dialogue► Madame, me dit-il, voilà qui est fini, je ne vous serai plus importun ; je viens vous demander pardon de vous l’avoir été : je vous admire, vous êtes la vertu même : (et je me serois bien passé de ces éloges-là, ils me déplurent par pressentiment.). J’écoutois à la porte de votre chambre lorsque ma femme vous a parlé, ajouta-t-il : je suis charmé d’elle : quelle femme ! quel caractere ! voyez comme elle m’aime, elle redemande mon [233] cœur ; elle veut le tenir de vous, elle l’aura, Madame : vous avez promis d’y faire vos efforts, & je vous obéis. Je ne vous ai pas encore parlé, lui répondis-je assez vivement : Oh ! vous avez raison, ajoûta-t-il, sans m’entendre : oui, j’avois un grand tort, je le sens tout entier : la pauvre enfant ! quelle tendresse ! vous serez contente, vous m’estimerez ; car je vais l’aimer plus que jamais. ◀Dialogue ◀Niveau 5
Là-dessus il partit, ou plûtôt il vola, sans me donner le tems de lui répondre un mot : Pour moi je restai immobile : je me regardai comme une dupe. Si j’avois revu sa femme dans ce moment-là, elle n’auroit pas eu si bon marché de moi : Je ne l’aurois pas trouvée si charmante, & je ne lui avois dit qu’elle l’étoit qu’à condition que je la serois toujours plus qu’elle : Son mari ne tenoit pas la condition, & cela ne m’accommodoit point.
Je fus longtemps étourdie de ce que je venois d’entendre : à la fin sortant de ma place, où il m’avoit comme fixée, & souriant de dépit : voilà une petite femme qui va être bien glorieuse : mais je l’humilierai peut-être ; [234] & son mari n’est qu’un étourdi.
En effet j’arrêtai dans mon esprit que je travaillerois à la rechute de ce mari : je lui destinai quelques regards qui n’étoient gueres charitables pour la femme ; mais d’autres incidens me firent oublier ce malin projet. Cette femme-là vit encore, & il n’y a pas plus de dix ans que je lui ai pardonné : avant ce tems-là, sa figure m’a toujours déplu ; je voyois bien qu’elle étoit aimable, & avec tout cela je le voyois sans rien croire : un peu de vanité rend ces circonstances-là possibles. ◀Récit général
Récit général► Après cette avanture, je plûs à un jeune homme, beau, bienfait, qui de l’air dont il m’annonça son amour, m’en parla comme d’une faveur qu’il me faisoit ; mais je trouvai la faveur impertinente, & je l’en remerciai sans en vouloir : autant que je m’en ressouviens mon remerciement fut plaisant.
Niveau 5► Dialogue► Vous m’aimez donc, lui dis-je ? à la bonne heure, continuez mon cher, apportez-moi souvent votre belle figure & ces beaux airs de tête, ils me divertissent déja ; c’est toujours quelque chose : eh ! que sçait-on ? à force de rire de la bonne opinion que vous [235] en avez, je m’y accoutumerai peut-être, on se fait à tout : tenez, je gagerois que vous avez pu plaire à quelque femme ; continuez, vous dis-je. ◀Dialogue ◀Niveau 5
Apparemment que l’épreuve que je lui proposois lui parut trop douteuse ; car il me quitta. Hélas ! s’il avoit tenu bon, je n’aurois voulu répondre de rien, il auroit pu réussir : les femmes l’appeloient le beau garçon : cette réputation-là est bien intéressante pour nous ; car nous sommes si folles, ou si disposées à le devenir : si ce n’avoit pas été lui que j’aurois aimé, ç’auroit été le titre qu’on lui donnoit ; cela revient au même, & mene tout aussi loin. ◀Récit général
Récit général► Après que je l’eus congedié, mon mari eut une affaire de conséquence ; dont le jugement dépendoit d’un homme en place ; mon mari l’alloit voir souvent & n’en rapportoit pas de grandes esperances ; j’allai le voir à mon tour, j’en reçus l’accueil le plus obligeant : il me pria d’entrer dans son cabinet ; & là, me fit la réussite de notre affaire d’une difficulté insupportable : Niveau 5► Dialogue► je ferois pourtant l’impossible, ajouta-t-il, pour obli-[236]ger une aussi belle Dame que vous. Là-dessus il me baisoit la main, avec des yeux qui applanissoient toutes les difficultés, si j’avois voulu aller par le chemin qu’ils m’enseignoient. Monsieur, lui dis-je, d’un air sec & serieux, notre affaire est perdue, je l’abandonne : un homme aussi zelé que vous l’êtes pour moi n’est plus en état de rendre justice : cependant, j’informerai mon mari des dispositions où je vous laisse, & je suis persuadée qu’il a trop d’honneur pour abuser du mépris que vous feriez du vôtre. ◀Dialogue ◀Niveau 5
Je vis à ces mots son visage s’allonger de moitié : je lui fis la charité de ne vouloir pas le regarder fixement alors, & je sortis dans une situation d’esprit que je ne puis bien exprimer. Une autre femme que moi, à qui pareille chose seroit arrivée, & qui en la racontant voudroit un peu se peindre en beau, diroit qu’elle sortit tout scandalisée, & s’arrêteroit là : mais voici ce qu’elle supprimeroit, & ce que j’avoue ; c’est que je fus scandalisée aussi, mais en hypocrite : car je n’étois pas fâchée qu’on m’eût donné le scandale : ma colere étoit sans ran-[237]cune : au bout du compte une laide auroit été plus respectée. ◀Récit général ◀Niveau 4 ◀Récit général ◀Niveau 3 ◀Metatextualité ◀Niveau 2 ◀Niveau 1