Référence bibliographique: Pierre Carlet de Marivaux (Éd.): "XI. Feuille", dans: Le Spectateur français (Marivaux), Vol.1\0011 (1752), pp. 128-143, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1233 [consulté le: ].


Niveau 1►

[129] Onziéme Feuille

Niveau 2► Metatextualité► Quelques-uns de mes Lecteurs s’ennuyeront sans doute de voir trois feuilles de suite rouler sur le même sujet : mais les interêts de la Demoiselle en question le demandent ; & tout ami que je suis moi-même de la variété, je ne la soutiendrai jamais aux dépens des services que je pourrai rendre dans mes Feuilles. Il vaut mieux remettre vingt curieux, que de faire attendre une personne qui a besoin de secours.

Mais que dis-je ? une personne ! que de filles peut-être sont aujourd’hui sur le bord du précipice où elle est tombée ! mille sûretés imaginaires les rassurent contre le péril qu’il y a d’avancer ; un reste de vertu les retient encore : mais en pareil cas, c’est bien peu de chose que la vertu, quand on ne voit point de risque à la perdre, & qu’on ne craint que la honte de n’en avoir plus.

L’exemple que je leur propose va, pour ainsi dire, éclairer toute l’hor-[130]reur de l’abîme que la passion leur cache : elles verront ce que devient une fille qui confie son honneur à des sermens amoureux, ce que devient le cœur d’un Amant satisfait, les funestes révolutions qui s’y passent, ou plûtôt son épouvantable métamorphose.

Niveau 3► Récit général► Je me souviens là-dessus, que dans le cours de mes voyages un Polonois me raconta que dans son Pays une Demoiselle nommée Eléonor, de grande condition, & maîtresse d’elle, aimoit un jeune Seigneur, qui de son côté en étoit éperduement amoureux.

Ils étoient près de se marier, quand un évenement imprévu les empêcha de conclure leur mariage.

Mirski (c’étoit le nom du jeune Seigneur) fut au désespoir de l’obstacle qui différoit son bonheur. Eleonor n’en soupira pas moins que lui, quoiqu’elle en soupirât plus discrettement. S’aimer autant qu’ils s’aimoient, se voir tous les jours, & ne répondre de leurs actions à personne, ce n’étoit pas là de quoi moderer l’impatience qu’ils avoient de s’unir.

[131] Cependant, l’obstacle ne cessoit point ; leur amour s’augmentoit, ils souffraient de se voir, & ne pouvaient se perdre de vue. Il n’y avoit pas moyen de se marier secrètement ; il falloit des témoins, & leur indiscrétion étoit à craindre.

Niveau 4► Dialogue► Quoi ! dit un jour Mirski, je ne puis donc être heureux ! Eh ! quand le serai-je, ma chere Eléonor ? dites, quand serez-vous à moi ? quand verrons-nous la fin des difficultés qui nous arrêtent ? Après celles-ci n’en reviendra-t-il plus ? Eh ! qui le sçait ? nous attendions-nous à celles qui nous gênent ? Notre amour peut donc être le joüet du hazard. Eh ! pourquoi l’en faisons-nous dépendre ? qu’a de commun ce hasard avec nos sentimens ? Vous m’aimez, n’est-il pas vrai ? je vous adore ; vous connoissez le fond de mon ame : vous faites tout mon bien : je suis, dites-vous, tout le vôtre. Voilà votre main, voilà la mienne : joignons-les, & nous sommes Epoux. L’usage veut que nous ayons des témoins : Eh ! n’avons-nous pas nos deux cœurs ? où trouverez-vous des témoins plus respectables & plus [132] sûrs ? un monde entier de garants vaudroit-il pour vous plus que moi, qui vous donne ma foi ? vaudroit-il pour moi plus que vous, qui la recevez ?

Oüi, Mirski, répondit Eléonor un peu confuse , oüi, je me fierois à vous, & je crois qu’il est inutile de vous le dire. Ce n’est pas votre amour qui feroit ma confiance : non, vous n’auriez pas besoin de m’aimer pour être honnête homme ; mais songez-vous à ce que vous demandez, à ce que je suis ? on nous a prescrit certains devoirs ; & quoique je puisse en toute sûreté m’en affranchir avec vous, je les sçais, & vous ne les ignorez pas : ce seroit toujours m’en affranchir ; & les marques de mon estime pour vous seroient aussi des marques de hardiesse.

Mirski ne répondit à ce discours que par des soupirs & par des larmes. Eléonor l’aimoit trop pour le laisser si malheureux. Ne vous affligez point, lui dit-elle ; mon cœur est aussi triste que le vôtre : je ne refuse point absolument la foi que vous m’offrez ; je ne vous promets point non [133] plus de la recevoir : souffrez que j’y pense. ◀Dialogue ◀Niveau 4

Nos Amans se quitterent alors. Eléonor demeurée seule se vit en proye à la situation d’esprit la plus inquiette. Ce que lui proposoit Mirski l’épouvantoit ; elle rougissoit en y pensant ; elle se laissoit entraîner au plaisir d’y penser. Agitée d’amour & de crainte, elle se perdoit dans ses émotions, ne réfléchissoit à rien, ne sentoit rien de distinct dans son ame, qu’une douceur dangereuse dont elle n’osoit jouir, & dont elle jouissoit malgré elle.

C’en étoit fait : Eléonor eût cedé sans doute à son amour ; car le peu de réflexions raisonnables que fait une fille dans ces momens-là n’aboutit à rien : ce n’est jamais qu’une façon plus honnête de se rendre.

Niveau 4► Hétéroportrait► Mais elle avoit une Confidente ; c’étoit Fatime, Demoiselle âgée, qui l’avoit élevée, dont elle avoit souvent éprouvé la prudence, & pour qui elle n’avoit rien de caché. ◀Hétéroportrait Cette fille entra dans sa chambre, & s’aperçut du trouble où elle étoit ; elle lui en demanda la cause. Eléonor lui [134] ouvrit son cœur, lui en avoua la foiblesse, & s’excusa sur la nécessité de s’assurer Mirski, sur l’apparente impossibilité de l’épouser autrement, & sur le peu de danger qu’il y avoit à se fier à un homme de son caractere.

Fatime frémit des dispositions de sa maîtresse, & cependant dissimula son étonnement : elle faisoit bien. Les passions sont farouches ; il faut les ménager d’abord, leur présenter, pour ainsi dire, un visage ami, & gagner ainsi leur confiance, pour les mieux combattre.

Dialogue► Madame, répondit-elle à Eléonor, votre situation est fâcheuse ; vous ne pouvez épouser Mirski avec éclat, ni prendre d’autre témoin que moi, d’une union secrette avec lui, & mon témoignage ne seroit rien : ainsi, dans la conjoncture présente, vous n’avez de ressource que sa bonne foi : vous êtes persuadée de sa probité ; je le suis aussi : mais sans vous en défier, tâchez d’en être plus sûre. L’estime que vos avez pour Mirski n’est encore digne ni de vous ni de lui : elle n’est pas assez éclairée : peut-être l’estimeriez-vous moins, si vous ne l’aimiez pas [135] tant : prenez-y garde, Madame : lui-même un jour pourroit s’imaginer que vous auriez été trop vîte : il diroit que votre estime fut téméraire, & cela inquietteroit la sienne. Epargnez-lui ce scrupule sur votre compte : conduisez-vous de façon que sa vertu n’ait rien à reprocher à la vôtre : sauvez-vous enfin de l’affront d’être un jour crue plus tendre que sage, & ne laissez rien à faire aux réflexions à venir de votre Epoux, qui ne vous fasse honneur.

Niveau 5► Metatextualité► Qu’on ne se scandalise pas ici de l’expédient que va donner Fatime : il n’est pas chrétien, je ne l’approuve point, & ce n’est qu’une histoire que je rapporte. ◀Metatextualité ◀Niveau 5

Voici donc le parti qu’il faut prendre, ajouta-t’elle : vous avez chez vous une jeune esclave qui a de l’esprit, & dont le son de voix est le même que le vôtre ; nous nous y méprenons tous les jours. Feignez de consentir à ce que Mirski vous propose ; mais de ne vouloir accepter sa foi que la nuit : la jeune esclave tiendra votre place, Mirski s’y trompera dans les ténebres, & la croira son Epouse : vous le laisserez quelque tems dans [136] l’erreur ; son amour pourra se ralentir : mais n’importe, ce ne sera pas sur votre compte ; & si, malgré ce ralentissement qui ne vous regardera pas, si malgré l’obstacle qui arrête aujourd’hui votre mariage, il consent encore de vous donner la main avec éclat, comme vous feindrez de le souhaitter, pour lors Madame acceptez en secret sa foi : je ne vous en détournerai plus : il vous sera permis de vous y fier, & votre confiance sera plus raisonnable.

Mais, répondit Eléonor, que dira Mirski que j’aurai trompé ? ne se plaindra-t’il pas de l’injustice de mes soupçons ? Eh ! Madame, ne vous en mettez point en peine, dit Fatime : les preuves de prudence ou de vertu, que donne une fille, n’ont jamais rien gâté dans le cœur d’un homme. Mirski se plaindra de vous, & vous en aimera davantage. Eléonor se rendit : Fatime charmée de la voir dans cette résolution voulut l’y affermir par un exemple de la perfidie des Amans. Tous les hommes, lui dit-elle, n’ont pas autant de probité que Mirski en aura sans doute. Le fils de votre [137] Ecuyer, Madame, ne veut pas aujourd’hui reconnoître pour sa femme une fille qui s’est perdue par un excès d’estime pour lui : permettez que je le fasse appeller ; son procédé vous irrite : mais contraignez-vous, vous sçaurez ses raisons.

On envoya chercher ce jeune homme. Viniescho, lui dit Fatime, quand il entra, je parlois de vous à Madame : votre avanture avec votre maitresse lui paroît plaisante : mais elle seroit bien aise de vous l’entendre raconter à vous-même. Ce n’est qu’une bagatelle, qui ne mérite pas la curiosité de Madame, répondit-il ; c’est une fille que j’aimois, qui disoit qu’elle m’aimoit, & que j’ai pressée de m’en donner des preuves : elle l’a fait, & à présent j’en suis fâché ; car elle est dans un embarras dont je ne sçaurois la tirer. Que ne l’épousez-vous, dit Eléonor d’un air riant. Moi ! Madame, réprit-il : il faudroit que je fusse bien méchant pour devenir son époux ; c’est par amitié que je refuse de l’être, c’est par reconnoissance : je lui épargne un malheur, je la tromperois, je ne l’aime plus ; & [138] vous sçavez qu’un mari doit aimer sa femme, & l’estimer, qui pis est. Comment, Viniescho ! la mépriseriez-vous aujourd’hui, dit Eléonor ? que le Ciel m’en préserve, Madame, repartit-il : je ferai toujours cas d’elle, pourvû qu’elle appartienne à un autre ; mais mon estime n’est pas de celle qu’il faut porter à son épouse en mariage ; elle ne soutiendroit jamois l’épreuve du nœd conjugal ; elle est aujourd’hui d’un tempérament trop délicat, je la perdrois : & sans cette estime on est de trop mauvaise humeur avec sa Compagne. Mais, répondit Eléonor, votre maîtresse est bien à plaindre, vous la laissez sans honneur, vous lui avez donné votre foi, & vous la punissez de vous avoir cru vertueux.

Je lui ai donné ma foi, j’en conviens, Madame, reprit-il, & je lui en aurois donné mille, si je les avois eues : Un homme amoureux est-il responsable des sermens qu’il fait ? peut-il s’empêcher de les faire ? est-il son maître ? a-t’il de la raison ? Si dans un transport de cerveau j’avois juré de me tuer, au sortir de là, serois-je [139] obligé de tenir parole ? Eh bien ! l’amour est un transport, on ne sçait ce qu’on dit, quand on aime. Promettre à une fille de l’épouser, si elle se fie à vous, n’est-ce pas lui promettre une impertinence ? n’est-ce pas lui dire : je m’engage à vous prendre pour épouse, quand vous ne le mériterez plus ? pourquoi donc s’y fie-t’elle ? c’est, dit-on, qu’elle vous croit honnête homme. Ce n’est pas cela : c’est qu’elle a aussi le transport au cerveau, c’est qu’elle vous aime, & qu’elle prend pour conviction de votre probité l’envie qu’elle a de vous mettre à l’épreuve. Eh ! sans cela, Madame, comment expliquer sa complaisance ? mille exemples lui crient de tous côtés : soyez sage : les sermens qu’on vous fait ne valent rien, ils sont sans conséquence : votre prétendu mari ne les tiendra pas, & ne sera pourtant point parjure. Malgré cela, elle continue, & cela est fâcheux ; mais du malheur qui lui en arrive, un Amant n’en est pas coupable, il n’en est que cause innocente. Quand il revient de là, c’est un homme qui se réveille, & [140] qui voit aussi-tôt disparoître toutes les illusions qu’il a rêvées dans son amour. Il ne sçait où sont passés ces sentimens si tendres : il se retrouve avec un cœur froid, nonchalant, épuisé : cette maîtresse si aimable n’est plus ; il ne voit plus à sa place qu’une fille imprudente, dont la présence l’ennuie, dont les sollicitations l’importunent, dont la tendresse lui est à charge, & qui parle un langage qu’il n’entend plus. Elle est encore folle ; il se trouve libre : elle le poursuit ; il est naturel qu’il la laisse là.

Eléonor alors ne put retenir ou la honte, ou l’horreur qu’elle sentit à ce discours. Retirez-vous lui dit-elle, lâche que vous êtes, & ne vous présentez jamais devant moi.

Viniescho sortit en pâlissant. Juste Ciel ! s’écria Eléonor, que viens-je d’entendre ? quel monstre que cet homme-là ! ah ! Mirski, pardonnez-moi les frayeurs qui me saisissent. Fatime, je m’abandonne à votre conduite ; je suis dans une consternation dont je ne sçais pas la cause. ◀Dialogue ◀Niveau 4

Eléonor, après ces mots, ne fit plus que soupirer. Mirski revint : tout se [141] passa à son égard, comme on l’avoit projetté. Son amour s’accrut d’abord : il fut violent les premiers jours, ensuite il baissa : enfin Mirski disparut tout à fait, & un mois après ; on apprit qu’il étoit marié à une autre. Il sçut la vérité de son avanture. Eléonor eut soin de l’en faire instruire, & l’on dit que cet Infidele en mourut de douleur, après avoir langui quelque tems. Et voilà ce que c’est que l’homme. Mais achevons l’histoire de la Demoiselle, à l’occasion de qui je viens de faire ce récit, & finissons par la lettre qu’elle écrit à son pere. ◀Récit général

Lettre/Lettre au directeur► « Mon très-cher pere, je n’ai peut-être pas long-tems à vivre, & je vous ai offensé. J’ai trahi la tendresse que vous aviez pour moi, j’ai porté le poignard dans votre cœur ; j’ai déshonoré celui qui m’a donné la vie ; je l’ai fait repentir de me l’avoir donnée ; j’ai rendu le jour où je suis née, un jour de malédiction pour lui : enfin, mon pere, je suis aujourd’hui votre malheur, votre désespoir & votre opprobre : voilà toute la récompense de votre amour & de vos soins. Cependant [142] toute coupable que je me suis rendue, toute indigne que je suis d’aucun soulagement, je n’ai pu, malade & presque mourante, me refuser le seul bien qui me reste ; c’est de me jetter à vos genoux, de vous demander pardon, de vous montrer mon repentir, & de vous dire que de tous les malheurs où je suis plongée, de toutes les douleurs que j’éprouve, rien ne me pénetre tant, que l’injure que j’ai faite à un si bon pere, & que la désolation où je vous sçais. Dans votre juste ressentiment, vous voulutes vous venger de moi, quand je me sauvai de votre maison. Hélas ! mon pere, je ne suis pas échappée à votre vengeance, j’ai porté avec moi le ressouvenir terrible de tout ce que je vous dois, je n’ai point oublié combien vous m’aimiez, & j’ose vous assurer, tout irrité que vous êtes, que vous auriez pitié de ce que je souffre en vous regardant, & que vous êtes vengé au-delà de ce qu’un cœur comme le vôtre auroit voulu l’être. Mes larmes & ma foiblesse ne me [143] laissent pas la liberté d’en dire davantage ; & je ne mérite pas la consolation que je me donne en vous apprenant mon affliction : je ne vous demande rien pour moi : tant que je vivrai, je dois vous être un objet d’horreur : mais que votre miséricorde ne se refuse pas à ce que je laisse après moi, si son indigne pere l’abandonne. Hélas ! je vous implore pour le fruit de mon crime. Quelle espece de cruauté restera-t’il à exercer contre lui ? ne l’aurai-je pas accablé de tous les malheurs ? il naîtra dans la misere & dans l’infamie. Adieu, mon pere ; j’espere qu’on vous avertira bientôt que ma mort doit calmer votre colere. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Metatextualité ◀Niveau 2 ◀Niveau 1