Référence bibliographique: Pierre Carlet de Marivaux (Éd.): "III. Feuille", dans: Le Spectateur français (Marivaux), Vol.1\003 (1752), pp. 23-34, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1225 [consulté le: ].
Niveau 1►
Troisiéme Feuille
Niveau 2► Récit général► Je sortois, il y a quelques jours, de la Comédie, où j’avais été voir Romulus qui m’avait charmé ; & je disais en moi-même : Niveau 3► Exemplum► On dit communément l’élégant Racine & le sublime Corneille. Quel épithete donne-[24]ra-t’on à cet homme-ci? Je n’en sçais rien ; mais il est beau de les avoir méritées toutes deux. ◀Exemplum ◀Niveau 3
J’étais donc profondément occupé de cette Tragédie, de l’élévation sensée des idées de l’auteur, de la continuité de cette élévation. J’aimais dans la fierté de Tatius cette rudesse des premiers temps, ce courage inaccessible aux Conseils de la nécessité, & digne alors d’un Roi légitime, qui sçavoit être plus vertueux que raisonnable ; j’aimois à voir Hersilie ressembler dans son espece à son pere, se punir d’aimer en secret Romulus, en lui montrant de la haine, & peut-être, le maltraiter plus que s’il lui avait été indifferent ; avouer enfin son amour : mais, disois-je en moi-même, que devient cet aveu, placé comme il l’est? C’est une exposition rapide de tous les sacrifices qu’elle a faits de ses mouvements à sa vertu ; c’est un torrent de tous les sentiments qu’elle avait retenus : c’est le salut de son pere & de son amant ; & cet amant, quel est-il? Quel est son caractere? C’est toute la vertu, toute la géné-[25]rosité possible, tour à tour maîtresse & dépendante du libertinage des sentiments d’un jeune homme, & d’un jeune homme chef de Bandits illustres.
Niveau 3► Metatextualité► C’étoit-là <sic> les pensées qui m’occupoient, lorsqu’en descendant l’escalier de la Comédie, je me sentis arrêté par une Dame plus âgée que moi, & avec qui je suis sur le pied d’un ami de trente ans. Niveau 4► Dialogue► Vieux Rêveur, me dit-elle, en me tirant par la manche, voulez-vous venir souper chez moi ? Soit, mon ancienne, lui répondis-je, notre tête à tête ne sera point de mauvais exemple. Nous trouverons compagnie, me dit-elle. ◀Dialogue ◀Niveau 4 Là-dessus, nous tâchames de percer la foule, & de sortir ; nous eûmes de la peine à en venir à bout. ◀Récit général
Pendant les petites pauses que nous étions obligés de faire par intervalle, mon esprit pensif s’exerçoit à son ordinaire. Je regardois passer le monde ; je ne voyois pas un visage qui ne fût accommodé d’un nez, de deux yeux & d’une bouche ; & je n’en remarquois pas un, sur qui la nature n’eût ajusté tout cela dans un goût différent. [26]
J’examinois donc tous ces porteurs de visages, hommes & femmes : j tâchois de démêler ce que chacun pensait de son lot ; comment il s’en trouvoit : par exemple, s’il y en avoit quelqu’un qui prît le sien en patience, faute de pouvoir faire mieux ; mais je n’en découvris pas un dont la contenance ne me dît ; je m’y tiens. J’en voyois cependant, surtout des femmes, qui n’auroient pas dû être contentes, & qui auroient pu se plaindre de leur partage, sans passer pour trop difficiles ; il me sembloit même qu’à la rencontre de certains visages mieux traités, elles avoient peur d’être obligées d’estimer moins le leur. L’Ame souffroit ; aussi, l’occasion étoit-elle chaude. Joüir d’une mine qu’on a jugée la plus avantageuse, qu’on ne voudroit pas changer pour une autre, & voir devant ses yeux un maudit visage qui vient chercher noise à la bonne opinion que vous avez du vôtre ; qui vous présente hardiment le combat, & qui vous jette dans la confusion de douter un moment de la victoire ; qui voudroit enfin accuser d’abus le plaisir qu’on a de croire sa [27] physionomie sans reproche & sans pair : ces moments-là sont périlleux. Je lisois tout l’embarras du visage insulté ; mais cet embarras ne faisoit que passer. Celle à qui appartenoit ce visage se tiroit à merveille de ce mauvais pas ; & cela, sans doute, par une admirable dextérité d’amour propre. Une fiere sécurité revenoit sur sa mine ; il s’y peignoit un air de distraction dédaigneuse, qui punissoit le visage altier de la vanité de son étalage ; mais qui l’en punissoit habilement, & qui disoit à la Rivale, qu’on n’avoit pas seulement pris garde à elle.
Mais, disois-je en moi-même, de quel expédient de vanité peut se servir une femme laide, pour entrer, de la meilleure foi du monde, en concurrence avec une femme aimable & belle ? si elle a la bouche mal faite, ou si vous voulez, le nez trop long ou trop court, ce nez, quand elle le regarde, se racourcit-il, ou s’allonge-t-il ? non : ce n’est pas cela, me répondois-je.
Quand une femme se regarde dans son miroir, son nez reste fait com-[28]me il est ; mais elle n’a garde d’aller fixer son attention sur ce nez, avec qui, pour lors, sa vanité ne trouveroit pas son compte : ses yeux glissent seulement dessus ; & c’est tout son visage à la fois ; ce sont tous ses traits qu’elle regarde, & non pas ce nez infortuné qu’elle esquive, en l’enveloppant dans une vûë générale ; & de cette façon même, il y auroit bien du malheur si, tout laid qu’il est, il ne devient piquant, à la faveur des services que lui rendent les autres traits qu’on lui associe : bien plus, ces autres trait n’obligent pas un ingrat ; & ce nez, devenu plus honorable, les accompagne à son tour de fort bonne grace. Mais ces autres traits seront peut-être difformes : qu’importe ? plusieurs difformités de visage, jointes ensemble, regardées en bloc, maniées, & travaillées par une femme qui leur cherche un joli point de vûë, en dépit qu’ils en ayent, prennent une bonne contenance, & forment aux yeux de la coquette un tout qui l’enchante, qui lui paroît préférable à ce tas de beautés fades qu’elle voit souvent à d’autres fem-[29]mes : &, c’est avec ce visage de la composition de sa vanité qu’une femme laide ose lutter avec un beau visage de la composition de la Nature. Eh ! qui le croiroit ? quelquefois, cela lui réussit. ◀Exemplum ◀Niveau 4
Les femmes n’étoient pas les seules qui me divertissoient, & je trouvais nos jeunes gens tout aussi amusants qu’elles.
Dans le nombre de ceux-ci, j’en voyois qui sembloient se remuer, étonnés de la noblesse de leur figure, & qui certainement comptoient sur un égal étonnement dans les autres. Ils étaient vains, mais très-sérieusement vains, & comme chargés de l’obligation de l’être : je les interprétois. Exemplum► Autoportrait► Quand on est fait comme je suis, pensoit apparemment chacun d’eux, on laisse agir à l’aise le sentiment qu’on a de ses avantages, en marchant superbement. Moi, je vais mon pas ; ma figure est un fardeau de graces nobles, imposantes, & qui demande tout le recueillement de celui qui la porte. Qu’en dites-vous, hommes étonnés? qui de vous songe à faire quelque chicane à ce maintien ? qui [30] de vous n’avouera pas qu’il me sied bien de me rendre justice? N’est-il pas vrai que je vous surprens, & que la critique est muette à mon aspect ? gare : reculez-vous, vous empêchez le jeu de mes mouvemens ; vous ne voyez mon geste qu’à demi. Place au Phénomene de la Nature : humiliez-vous, figures médiocres ou belles ; car c’est tout un, & vous êtes toutes au même rang auprès de la mienne.
Ce petit discours, que je fais tenir à nos jeunes gens, on le regardera comme une plaisanterie de ma part. Je ne dis pas qu’ils pensent très-distinctement ce que je leur fais penser ; mais tout cela est dans leur tête, & je ne fais que débrouiller le chaos de leurs idées : j’expose en détail ce qu’ils sentent en gros ; & voilà, pour ainsi dire, la monnaie de la piece.
Après tout cela, je vais faire un aveu bien singulier ; c’est que moi, qui démêlois leurs idées, qui développoit leur orgueil, peu s’en falloit que je ne disse ; ils ont raison. A la lettre, la hardiesse de leur vanité, soutenue d’une belle figure m’en [31] imposoit ; je m’amusois à les trouver bienfaits ; Niveau 4► Exemplum► & voilà comme nous sommes tous. De grandes qualités dans un homme, un grand rang, un grand pouvoir, sont toujours auprès de nous le passeport de ses défauts ; & dans le fond, c’est fort bien fait à nous d’être comme cela ; c’est le lien de la société des hommes que cet éblouissement de notre raison, que cette indulgence favorable aux foiblesses de ceux qui nous priment, & de qui nous sommes les inferieurs de façon ou d’autre. ◀Exemplum ◀Niveau 4
Je continuois mes remarques sur cette foule de monde qui nous arrêtoit à la porte, lorsqu’enfin nous eûmes le passage libre. Récit général► J’allai donc souper chez la personne avec qui j’étois : nous y trouvâmes son frere avec une jeune Dame & un jeune Cavalier, de fort bonne façon tous deux. Je vis bien pendant le repas qu’ils avoient envie de se plaire l’un à l’autre ; & moi, qui ne suis plus d’âge à plaire à personne, je pris le parti de m’amuser du petit spectacle qu’ils m’alloient donner. A les entendre parler, je commençai d’abord par sen-[32]tir qu’ils alteroient le son naturel de leur voix, pour y couler du gracieux, & qu’en prononçant, il n’y avoit pas jusqu’aux mouvemens de leur bouche, qu’ils ne voulussent assortir avec leurs tendres idées. J’aimerois mieux travailler toute une journée, comme un Crocheteur, que d’essuyer, deux heures seulement, la fatigue qu’ils se donnoient, pour imaginer un caractere d’action, qui jettât du goût dans les bras, dans les mains, dans la tête, dans les habits même. Je n’eus pas le temps de voir toute la Comédie : le frere de la Dame, après le repas, me pria d’écouter la traduction qu’il avoit faite d’un Manuscrit Espagnol, où, entr’autres choses, il me lut un songe dont je suis d’avis de donner ici le commencement ; je dis mal ce n’est qu’une introduction au songe : c’est un jeune Seigneur Espagnol qui parle.
Niveau 4► Récit général► « Chacun croit les usages de son pays les meilleurs & les plus sensés. Il y avoit déja quelque temps que j’étois dans les Gaules, quand un François, que j’avois vû en Italie, vint me voir. Nous allâmes [33] souper ensemble. Après le repas, notre conversation roula sur l’amour. Il me fit un portrait des manieres d’aimer de son pays, & je lui peignis l’espece d’amour qui regnoit dans le nôtre. Ce sujet fut entre nous une matiere de dispute assez amusante. Nous examinions à qui des deux amours il falloit donner la préférence : nous pesions nos raisons. Quand il tenoit la balance, les siennes l’emportoient ; quand je la tenois, les miennes avoient leur revanche. Notre examen produisit cependant quelque chose ; c’est que nous nous retirames un peu plus éloignés de nous accorder, que nous ne l’avions été d’abord. J’allai me coucher, l’esprit rempli de la question que nous avions agitée, & je m’endormis du sommeil le plus profond. Dans cet état, je fis un rêve assez singulier, & si frappant, qu’à mon réveil, je n’en perdis pas la moindre circonstance. » ◀Récit général ◀Niveau 4
Je m’arrête-là, & c’est jusqu’où j’ai pu déchiffrer l’écriture du Traducteur que je prierai de m’aider à [34] lire le reste, que je donnerai la premiere fois. ◀Récit général ◀Metatextualité ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1