Le Spectateur ou le Socrate moderne: XXXII. Discours

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Nivel 1

XXXII. Discours

Cita/Lema

φεμε γάρ τε κακή πέλεται κούφη μέν αειραι,
‘Ρεια μάλ, άργαλέν δε’ φέρειν

Hesiod. Opera & Dies, v. 761.

On s’attire aussi facilement une mauvaise réputation, qu’elle est rude à supporter, & qu’il est difficile de la perdre.

Metatextualidad

De la médisance & de l’envie d’aquerir une grande reputation.

Nivel 2

Il y a différentes passions & divers tours d’Esprit, qui nous portent naturellement à ravaller & dépriser le mérite d’une Personne qui commence à gagner l’estime du monde. Tous ceux qui ont paru sur la Scène avec les mêmes avantages, & qu’on lui égaloit d’abord, s’imaginent que sa haute réputation leur reproche leur peu de mérite : C’est ce qui les anime à fouiller dans ses actions passées, à découvrir ce qu’ils y trouvent de scandaleux, & à diminuer le prix de ses Exploits, afin qu’il ne s’éleve pas au dessus de leur niveau. La même raison excite l’envie de ceux qui étoient autrefois ses Supérieurs, qui croyent que leur mérite en souffre si un autre les dévance dans le chemin de la Gloire ; & c’est pour cela qu’ils s’efforcent de ternir sa réputation, dans l’esperance de se mieux conserver celle qu’ils ont aquise. Ceux qui étoient d’abord ses égaux l’envient & le diffament, parce qu’il est devenu aujourd’hui leur Supérieur ; & ceux qui étoient une fois ses Supérieurs, en usent de même envers lui, parce qu’il est devenu leur égal. Ajoutez à ceci qu’un Homme, qui s’est aquis une réputation extraordinaire, s’attire les yeux d’une foule de gens, qui l’examinent à la rigueur, qui l’envisagent de tous les côtez, & qui se félicitent de le pouvoir regarder par quelque endroit desavantageux. Il y en a même plusieurs qui aiment à s’oposer au bruit de la Renommée, & à divulguer les foibles d’un Caractere sublime. Ils répandent leurs malignes découvertes avec un orgueil secret, & ils s’aplaudissent d’avoir mieux aprofondi que les autres l’objet de leur envie, d’y avoir remarqué ce qui avoit échapé à la pénétration des plus clair voyans, & d’avoir trouvé un défaut dans celui que tout le monde admire. Il en a d’autres qui publient les infirmitez d’un Homme illustre, avec d’autant plus de joie, qu’ils s’en croyent eux-mêmes, exemts, qu’ils se louent par là d’une maniere indirecte, & qu’ils se font une espece de vanité de lui être supérieurs à quelque égard. Que dis-je : Il arrive souvent que ceux qui sont les plus entachez des mêmes vices, sont les premiers à les publier, soit qu’ils se flattent qu’un tel Exemple peut leur servir d’excuse, & qu’ils s’estiment heureux de lui ressembler par quelque endroit, quoique digne de blâme. Si tous ces ressorts cachez, qui mettent en jeu la Médisance, viennent à manquer ; la sote envie de paroître spirituel engage bien des fois un Homme à noircir la réputation la mieux établie, & à la sacrifier au divertissement & à la joie de ceux qui l’environnent. Un Ecrit satirique ou un Libelle, contre une Personne de la trempe ordinaire, n’est jamais reçu avec cette aprobation qu’il trouve, lorsqu’il attaque un Mérite distingué, qui domine sur tous les autres. Je ne sai si cela vient de ce que nous croyons qu’il y a plus d’art & de génie à tourner en ridicule un Homme, dont le Caractere sembloit le devoir mettre à l’abri d’une pareille insulte, ou de ce que, par un esprit d’une secrette vengeance, nous goûtons du plaisir à le voir humilié, & réduit, pour ainsi dire, à notre niveau. Nous voyons, par ce petit détail, qu’il y a un nombre infini de motifs cachez, qui portent à la Médisance, & que le Heros est environné d’une foule d’Espions malins, qui observent de près toutes ses démarches, & qui découvrent d’autant plûtôt son foible, qu’il ne sauroit être toûjours sur ses gardes. D’ailleurs, on remarque en général que, plus on aproche de sa personne, plus l’admiration, qu’on avoit pour lui, diminue, & qu’on ne fait guères son Eloge, qu’il ne soit accompagné d’une liste de ses défauts. Cela vient peut-être de ce que la moindre petite bévue est plus sensible en lui, qu’en tout autre, parce qu’elle ne quadre pas avec le reste de sa conduite ; ou de ce qu’il n’est pas au pouvoir d’un Homme d’être attentif à ce qu’il y a d’essentiel dans la Vie & de penser en même tems à toutes les petites circonstances qui l’environnent ; ou de ce que le même tour d’esprit, comme nous l’avons déja vu, qui excite le desir de la gloire, engage à certains faux pas & à des inadvertances, dont les Personnes d’une autre humeur seroient incapables. Après tout, il faut avouer qu’un Mérite supérieur dissipe souvent tous ces petits nuages qui avoient d’abord obscurci sa réputation ; mais si, par un desir mal entendu de la gloire, ou par une foiblesse attachée à la Nature Humaine, on fait quelque démarche qui combat les devoirs les plus essentiels de la Vie, alors tous les Projets ambitieux tombent en ruine, & s’évanouissent. Les petites taches peuvent s’effacer & disparoître au milieu de l’éclat qui les environne ; mais une tache, qui pénétre jusques au fond, répand son ombre sur toutes les autres beautez, & obscurcit tout le Caractere. Quelle difficulté n’y a-t-il donc pas à conserver une grande reputation, puisque celui qui la possede est sujet à tant de petites foiblesses qui contribuent à la diminuer ; puisque ceux qui étoient ses Supérieurs ou ses Egaux sont si industrieux à les découvrir, à les agraver & à les répandre ; puis qu’il est en bute à ceux qui veulent faire éclater leur discernement ou leur esprit, qui sont coupables ou exemts des mêmes défauts qu’il a ? Mais quand les autres n’auroient aucun de ces motifs pour critiquer un Homme fameux, ou que lui-même n’auroit aucun de ces foibles, avec tout cela il auroit beaucoup de peine à maintenir sa réputation dans tout son éclat. Il faut qu’il l’entretienne & qu’il l’anime par une suite continuelle de glorieux Exploits. Du moins, d’abord qu’elle s’arrête, elle tombe, pour ainsi dire, en défaillance, & s’évanouit. L’admiration n’est pas de longue durée, elle se relâche presque aussi-tôt qu’elle se familiarise avec son objet, & vient à s’éteindre, si elle n’est soutenue tous les jours par de nouveaux miracles. D’ailleurs, quelque extraordinaires & surprenantes que soient les actions d’un Homme célébre, elles ont ce desavantage, qu’on n’en attendoit pas moins de lui ; & que si elles se trouvent un peu au dessous de l’idée qu’on s’en étoit faite, au lieu qu’elles serviroient à relever la gloire d’un autre, elles contribuent à ternir la sienne. Il semble qu’on devroit goûter quelque chose de bien doux à jouir de la Gloire, puisque, malgré toutes ces idées mortifiantes, il se trouve des gens qui se hazardent à la poursuivre ; mais si l’on examinoit la petitesse du Bonheur qui accompagne un grand Nom, & les inquiétudes infinies, dont l’esprit de l’Ambitieux, qui le recherche, est agité, on seroit bien plus étonné de voir qu’il y ait tant d’Avanturiers, qui courent après cette Idole. L’Ambition excite dans le cœur une foule de pensées tumultueuses, qui l’enflamment, & qui le tourmentent ; elle poursuit un Bien imaginaire, qui ne peut l’assouvir ni le calmer. La jouissance de la plupart des choses que nous souhaitons, remplit les desirs du Sens qui leur est propre, & satisfait pour quelque tems son apetit : mais la Gloire est un bien si éloigné de notre état, qu’il n’y a point de faculté dans l’Ame, qui y réponde, ni aucun organe dans le Corps qui puisse y trouver du goût ; en un mot, c’est un objet que l’on desire, & dont on ne sauroit jouir. Si elle donne quelque plaisir, c’est un plaisir mêlé de trouble & d’inquiétude, & bien loin d’apaiser la soif qu’elle excite, elle ne sert qu’à la redoubler. En effet, où sont les Ambitieux, qui ayent jamais obtenu la gloire qu’ils souhaitent, & qui, après avoir aquis une haute réputation, ne cherchent encore à l’étendre davantage ? Il n’y a rien dans le Caractere de César, qui me donne une plus grande idée de son mérite, que le Mot, que Ciceron lui attribue, & qu’il avoit souvent à la bouche, lors qu’il s’entretenoit avec ses Amis, je veux dire,

Cita/Lema

1Qu’il avoit joui assez long-tems de la vie, & aquis assez de gloire, pour être satisfait de l’un & de l’autre.
Il y a bien des gens à la vérité, qui dégoûtez par le mauvais succès de leur entreprise, ou le peu de plaisir que la jouissance leur donne, ou le froid naturel à la Vieillesse, ou mieux instruits par une longue expérience, renoncent à la poursuite de ce Bonheur chimérique ; mais on n’en voit guéres qui soient pleinement satisfaits de le posseder. D’ailleurs, si la jouissance de la Gloire est incapable de nous procurer une entiere satisfaction ; le desir, que nous avons pour elle, nous expose à une infinité d’embarras & de chagrins, dont ceux qui ne la recherchent pas, avec la même ardeur, se trouvent exemts. Combien de fois l’Ambitieux n’est-il pas déconcerté & abatu, s’il ne reçoit pas les Eloges qu’il attendoit ? Combien de fois n’est-il pas mortifié des Eloges mêmes qu’on lui donne, s’ils ne l’encensent pas autant qu’il croit le mériter ; ce qui n’arrive guéres à moins que la Flâterie ne s’en mêle, puisque les autres n’ont pas si bonne opinion de nous que nous en avons nous-mêmes ? Si l’Ambitieux est si choqué de certains Eloges, comment pourra-t-il soutenir les reproches & les médisances ? Car le même tour d’esprit qui lui fait souhaiter les uns, le rend ennemi mortel des autres. Ne peut-on donc pas dire que son Bonheur se reduit à très-peu de chose ; puisqu’il se met ainsi à la discrétion de tout le monde, qu’il le fait dépendre du bien ou du mal qu’on dit de lui, qu’il laisse au pouvoir de toute méchante Langue de le plonger dans un accès de mélancolie, & de lui ravir sa tranquillité naturelle ; puis sur tout qu’on est plus disposé en général à censurer qu’à louer, & qu’il est lui-même entaché de plus de Vices qu’il n’a de Vertus ? Ce n’est pas tout, l’Ambitieux est plus sensible à la perte de sa gloire, qu’à la douceur de la posseder. Quoique la presence de ce Bien chimérique ne puisse pas nous rendre heureux, sa privation peut faire notre malheur ; parce que, dans la jouissance d’un Objet, nous ne trouvons que ce degré de plaisir qu’il peut nous donner ; au lieu que, dans sa perte, notre chagrin n’est pas proportionné à sa valeur intrinséque, mais à celle que notre Imagination lui fournit. En un mot, le desir de la gloire est plûtôt enflâmé que satisfait, & de quelque maniere que la chose tourne, qu’il ait un bon ou un mauvais succès, il cause mille inquiétudes à l’Esprit. La jouissance de ce Bien n’est accompagnée que d’un Plaisir fort mince ; mais sa perte ou son absence nous expose à de vives douleurs, outre l’incertitude où l’on est de l’obtenir, puis qu’il dépend toûjours de la volonté des autres. Leurs censures nous affligent, leur silence nous abat, & leurs éloges même servent quelquefois à nous humilier. C.

1Se satis vel ad Naturam, vel ad Gloriam vixisse.