Le Spectateur ou le Socrate moderne: XVI. Discours

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Niveau 1

XVI. Discours

Citation/Devise

Homines ad Deos nullâ re propiùs accedunt,
quàm falutem Hominibus dando.

Cic. Orat. pro Ligar. c. 12.

Il n’y a rien en quoi les Hommes aprochent plus de la Divinité, que lorsqu’ils travaillent au bien & à l’avantage des autres.

Metatextualité

Des Services Mutuels que les Hommes se doivent.

Niveau 2

La Nature Humaine paroît très-difforme ou très-belle, suivant le point de vue dans lequel on la regarde. Lorsque nous voyons les Hommes, remplis de violentes Passions & de pernicieux Desseins, se déchirer les uns les autres à force ouverte, ou travailler sourdement à leur propre ruine ; lorsque nous les voyons tendre à des buts criminels & indignes par des voyes aussi lâches & infames ; lorsque nous les voyons occupés à détruire la Societé qu’ils composent eux-mêmes ; lors, dis je, que tout cela nous frape, nous avons presque honte de notre Espece, & peu s’en faut que nous ne devenions Misanthropes. Mais d’un autre côté, lorsqu’ils nous paroissent doux, honnêtes, bienfaisans, animez d’un généreux égard pour l’intérêt du Public, pleins de compassion pour leurs disgraces mutuelles, & prompts à s’entr’aider les uns les autres, à peine s’imagineroit-on que ce sont des Créatures de la même Espéce que les premiers. Dans ce dernier point de vue, apliquez à se rendre des services mutuels, on les prendoit pour des Divinitez tutelaires ; & le plus grand éloge que nous ayons jamais pu nous donner, a été d’apeller Humanité cette heureuse disposition du cœur. Il est impossible qu’à la vue ou à l’ouie d’une action généreuse, on ne sente un secret plaisir s’emparer de nos Ames, lors même que nous n’y avons pas le moindre intérêt. On l’éprouvera sans doute à la lecture de la Lettre suivante, où Pline le jeune recommande un de ses Amis de la manière du monde la plus honnête. Je ne saurois en fournir un meilleur exemple ; &, quoique les Personnes intéressées soient mortes depuis bien des siécles, on souhaiteroit encore qu’il nous eut apris le succès de sa Lettre. La voici mor pour mot, telle qu’un fort habile homme 1nous l’a donnée en François, avec toutes les autres du même Auteur.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

A Maxime. 2« Je crois être en droit de vous demander, pour mes Amis, ce que je vous offrirois pour les ôtres, si j’étois à votre place. Arrianus Maturius tient le premier rang parmi les Altinates. Quand je parle de rangs, je ne les régle pas sur les biens, de la fortune, dont il est comblé ; mais sur la pureté des mœurs, sur la justice, sur l’intégrité, sur la prudence. Ses conseils dirigent mes affaires & son goût mes études. Il a toute la droiture, toute la sincerité, toute l’intelligence qui se peut désirer. Il m’aime (je ne puis dire rien de plus) autant que vous m’aimez vous même. Comme il ne connoît point l’ambition il s’est tenu dans l’ordre des Chevaliers quoi-qu’aisément il eut pu monter aux plus grandes dignités. Je voudrois pourtant le tirer de l’obscurité, où le tient sa modestie. J’ai une forte passion de l’élever à quelque grade, sans qu’il y pense, sans qu’il le sache, & peut-être même sans qu’il y consente ; mais j’en veux un, qui lui fasse beaucoup d’honneur, & peu d’embarras. C’est une faveur que je vous demande pour lui, à la premiere occasion qui s’en presentera. Lui & moi en auront une parfaite reconnoissance. Car, quoiqu’il ne souhaite point ces sortes de graces, il les reçoit, comme s’il les avoit fort souhaitées. Adieu. »
Voici une autre Lettre, que j’ai reçue d’un de mes Correspondans, sur l’éducation de la Jeunesse, & que je me crois obligé de communiquer au Public.

Metatextualité

Lettre sur la bonne éducation.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

Mr. le Spectateur, « Ce que vous avez dit dans quelques-uns de vos Discours, sur la mauvaise Education qui est ici à la mode, m’a fait naître une envie, qui pourroit bien m’engager dans une démarche aussi difficile à soutenir, qu’elle seroit avantageuse au Public, à moins que vous ne la desaprouviez. J’ai résolu en faveur de notre Jeunesse de la Grande Bretagne, de les élever avec tant de soin & de circonspection, qu’ils puissent lire, sans aucun risque pour l’esprit ou le cœur, les endroits les plus chatouilleux de Virgile, d’Homere, ou de tout autre Poёte. Si l’on me vouloit confier quelques jeunes Messieurs, car je n’ai pas l’ame assez héroïque pour prendre soin d’un grand nombre tout à la fois, je me retirerois dans une agréable Solitude, voisine de quelque bonne Ville, où il y auroit des Maîtres pour la Danse, la Musique, la Peinture, le Dessein, ou tout autre Exercice de ce genre-là, qui leur serviroient d’un honnête Divertissement, presque aussi récréatif, que le peuvent être tous ces petits Jeux sordides, ausquels les Ecoliers prennent d’ordinaire tant de plaisir. Il est facile de concevoir, qu’une Société de ces jeunes Garçons, qui n’en fréquenteroient aucun au dessous de leur rang, admis quelquefois à s’entretenir avec des Personnes plus âgées & d’un mérite distingué, louez & caressez à propos, & tournez de cette manière à se former une certaine élévation d’esprit, pourroient bien-tôt s’occuper à la lecture de quelques-uns de nos Ecrivains les plus polis. Après leur avoir donné quelque goût pour les Livres, on les instruiroit dans le Latin, par une métode beaucoup plus aisée que celle de Lilly, & ils s’y attacheroient avec aussi peu de répugnance que les jeunes Dames apprennent à parler François, ou à chanter les Airs d’un Opera Italien. Lorsqu’on les auroit amenez jusques-là, il seroit tems de leur rendre le goût plus exact : Un Homme sensible a toute la délicatesse des pensées & de l’expression, trouveroit du plaisir à lire avec eux les meilleurs Historiens Romains, Poёtes ou Orateurs, & à leur en faire remarquer les plus beaux endroits ; à leur donner quelque connoissance de la Chronologie, de la Géographie, des Médailles, de l’Astronomie, ou de tout ce qui serviroit le mieux à nourrir la Curiosité si naturelle à cet âge. Ceux d’entre eux qui auroient le moindre génie, touchez une fois par les brillantes pensées & les nobles sentimens de ces fameux Ecrivains, ne pourroient que souhaiter avec ardeur de l’apliquer à l’étude de cette autre Langue, si celébre & si ancienne, qui fait la gloire & l’admiration de tout le monde sçavant, je veux dire du Grec. D’ailleurs il faudroit les exercer à composer de ces petites Déclamations qui demandent plus de feu & de vivacité que de bon sens, à cultiver leur propre Langue, qu’ils doivent mieux entendre que celle des Etrangers, & sur tout à décrire des Lettres, puisqu’un Gentilhomme a de si fréquentes occasions de se distinguer par là. Quelques jeunes Messieurs d’un naturel doux & honnête, élevez de cette manière, formeroient presque une petite Académie, & seroient d’une conversation assez agréable pour tenter souvent un habile Homme à se mêler avec eux, dans leurs Plaisirs, & à les divertir par quelque chose de sérieux, qui ne les instruiroit pas moins que les plus graves Leçons. Je ne doute pas qu’on ne pût les amener à disputer entre eux, à qui reciteroit de meilleure grâce quelque bel endroit d’un Poёme ou d’une Oraison, ou à jouer ensemble quelque Scène de Terence, de Sophocle, ou de notre Shakespear, & que cela ne devint un de leurs Jeux favoris. La Cause de Milon pourroit être plaidée devant des Juges plus équitables, César trembler une seconde fois, & la Ville d’Athenes engager de nouveau par l’ambition de Philippe. Au milieu de ces nobles amusemens, nous pourrions esperer de voir bien tôt le feu de notre Jeunesse éclater en bon sens, leur innocence en Vertu, & leur bon naturel en généreux amour de la Patrie. Je suis, &c. »
T.

1Mr. de Saci.

2C’est la ii. du iii. Livre.