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Mouvement Social: Autriche, „RIS“, 1894, s. 141-152
Mouvement Social
Autriche
Louis Gumplowicz
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La plupart des collaborateurs de cette Revue ont traité dans la Chronique sociale seulement les changements ou le développement qu’ont subies les relations entre les ouvriers et les patrons industriels; c’étaient à vrai dire des chroniques sur le mouvement socialiste.
Quant à moi, je crois que dans un sens sociologique la chronique sociale doit embrasser non seulement les relations entre les ouvriers et les patrons, mais tous les mouvements sociaux qui forment l’objet de la sociologie; elle doit traiter aussi bien les mouvements politiques que religieux, aussi bien les mouvements à proprement parler sociaux que ceux qu’on nomme nationaux. Car c’est une Revue de Sociologie que nous faisons : et le concept sociologie n’est pas épuisé par le socialisme !
Spécialement en Autriche le mouvement social dans ce sens étroit du mot qu’ont accepté la plupart des collaborateurs de la Revue ne forme qu’une part très minime et bien subordonnée à tous les autres mouvements sociaux dans le sens sociologique de ce mot.
Car, pour le sociologue, l’Autriche est un eldorado, un champ d’expériences sans pareil ! – Dans aucun pays du monde il n’y a tant de phénomènes et tant de processus sociologiques qu’ici. Ce ne sont pas seulement des classes économiques qui se combattent incessamment, mais, en outre, des peuples, des nationalités, des confessions et des églises. Commençons avec ces luttes qui, depuis un demi-siècle, caractérisent l’histoire de l’Autriche. Ce sont celles des nationalités. Comment ont-elles commencé? Sous l’ancien régime (avant 1848) elles n’étaient pas d’une grande portée. L’absolutisme ne connaissait que des sujets du souverain. Il parlait à tous dans une langue officielle qui était depuis le moyen âge le latin et depuis le XIXe siècle l’allemand. Mais en introduisant cette dernière langue il éveillait déjà des oppositions, principalement en Hongrie où les Magyares protestaient contre la prééminence de cette langue étrangère et réclamaient vivement les droits de la langue magyare. C’étaient des préludes et des exemples pour les autres nationalités. Exempla trahunt !
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Avec la proclamation de la liberté politique, en 1848, les aspirations nationales devenaient générales; et, comme dans l'Autriche il y a plus d’une douzaine de peuples parlant chacun sa langue propre, chacun réclamait les droits naturels de sa langue, c’est-à-dire le droit de s'en servir devant le tribunal, devant l’administration et dans l’école. En principe la législation reconnut ce droit et proclama définitivement en 1867 dans la Cisleithanie le droit égal de tous les peuples et de toutes les langues. Mais il est plus facile de reconnaître ce principe que de le réaliser et ce sont en première ligne les Allemands d’Autriche, dont les chefs parlementaires acclamaient alors vivement la codification de ce principe, qui à présent protestent contre les conséquences en pratique. Aussi ont-ils accusé le ministre Taaffe de donner la préférence aux nations slaves et de vouloir slaviser des territoires allemands. Cette accusation n’avait pas de base solide; puisque le ministre Taaffe en vérité n’avait rien fait que laisser libre cours à l’évolution sociale à laquelle la loi sur les nationalités a ôté les anciennes barrières. Les peuples slaves étaient auparavant soumis à la domination allemande ; la langue allemande était en Autriche la langue dominante. Dans l’école, dans la justice, dans l’administration elle était exclusivement en usage. Cela était avantageux pour les Allemands. Maintenant, s’appuyant sur la nouvelle loi sur les langues et les nationalités, les peuples slaves développent leurs langues et leurs idiomes et réclament leurs libres usages partout. Cela est chose fâcheuse pour les Allemands puisque en suite de ces justes réclamations vient la nécessité de nommer des employés qui sachent ces langues et qu’ainsi les Allemands perdent beaucoup des charges qu'ils ont occupées auparavant. C’est la conséquence du principe de liberté et d’égalité des nations et des langues qui est nuisible aux Allemands et qu’ils doivent accuser, plutôt que la volonté ou le caprice d’un ministre.
Ainsi le processus social se continue sans pitié ; l’allemand est refoulé où il n’a pas les bases solides de la population et le slave se répand victorieusement partout où la population du pays lui sert d’appui.
Quinze années le ministre Taaffe s’est maintenu à son poste difficile, et pendant ces quinze années les Slaves dans les pays autrichiens, aussi bien les Slaves du nord (les Tschèques, les Polonais et les Ruthènes) que les Slaves du sud (les Slovènes, et les Serbo-Croates) ont fait de grands progrès dans la voie du développement de leurs respectives nationalités.
Dans cette situation dangereuse la chute du ministre Taaffe (oc
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tobre 1893) vient de donner aux Allemands un moment de repos, de soulagement et de recueillement.
Cette chute est liée au second mouvement social duquel il nous faut à présent parler. C'est le mouvement socialiste.
Ce mouvement, lui aussi, s’est fortement développé sous la protection des droits politiques proclamés pendant la grande reconstruction de l’Autriche dans les années 1807-1870.
Favorisés par la liberté de la presse, des associations et des réunions, les ouvriers peu à peu se sont organisés dans tous les pays autrichiens, et à Vienne s’est formé un centre de toute cette organisation sous la direction du docteur Adler.
Comme l’Autriche avait, imitant en cela l’Allemagne, accepté la législation « sociale-réformatrice » c'est-à-dire comme elle avait promulgué des lois sur les assurances des ouvriers en cas de maladie et d'accidents et aussi des lois protégeant les enfants, les jeunes gens et les femmes contre un surmenage dans les usines, lois qui étaient en grande partie l'œuvre du ministre Steinbach; l’agitation socialiste se jetait sur le domaine politique et demandait l’introduction du suffrage universel et l'abolition du système électoral existant actuellement, lequel est basé sur une représentation des intérêts économiques et sur un cens assez élevé.
Ce mouvement prit un grand essor et devenait dans la capitale même, à Vienne, toujours croissant, si bien que, en un beau jour de l’été 1893, une foule de plus de six mille ouvriers se réunit devant l’hôtel-de-ville à Vienne, prenant des résolutions en faveur du suffrage universel. La situation parlementaire du ministère TaaffeSteinbach à cause des mouvements nationaux dont nous avons parlé plus haut était bien difficile et il lui fallait balancer entre les partis nationaux se combattant dans la Chambre : le ministre Taaffe inspiré en ce point par le ministre Steinbach, l’auteur des lois sociales-réformatrices, s’est décidé à risquer un coup parlementaire en déposant sur la table de la Chambre un projet de loi sur le suffrage universel. Le ministère calculait que par cette démarche il gagnerait l’opinion publique, qui n’oserait pas s'opposer aux vœux du peuple, manifestés par des milliers d'ouvriers devant l’hôtel-de-ville, et que, devant cet emportement involontaire peut-être, il ne trouverait plus obstacles dans la Chambre pour la solution des affaires courantes.
Mais en cela le ministère se trompait. Les deux grands partis qui dans la Chambre se combattaient avec acharnement depuis plus d'une dizaine d'années sont : d’un côté le parti libéral-allemand (l’ancien
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parti allemand-centraliste) et de l’autre côté les partis réunis des Polonais et des cléricaux des différentes nationalités. Ce dernier parti (les Polonais et les cléricaux) disposait de la majorité, le parti allemand-libéral était en minorité et formait l'opposition.
Mais au moment où le comte Taaffe présentait à la Chambre son projet de réforme électorale, projet radical puisqu’il contenait le suffrage universel pur et simple, les deux grands partis du parlement, l’opposition allemande (bourgeoise !) et la majorité polonaise-cléricale, voyant également compromis par cette mesure les intérêts des classes dominantes, se sont défaits pour le moment de tous leurs soins du second ordre, c’est-à-dire de toutes leurs préoccupations nationales et cléricales pour se défendre contre le danger imminent de perdre leur position dominante ; en un clein d'œil chez les libéraux allemands appartenant à la classe des capitalistes ou liée avec elle; chez les gentilshommes polonais, grands possesseurs fonciers et leurs adhérents; chez les grands seigneurs cléricaux de différentes nationalités, disparurent tous les intérêts des nationalités et de l’église qui les séparaient, et s’éveilla l’unique intérêt plus fort que tous les autres, l’intérêt capitaliste qui les lie – et en un clin d'œil les adversaires d’hier qui se combattaient depuis tant d’années, deviennent des alliés pour combattre ensemble le ministère Taaffe-Steinbach, qui osait attenter à la position commune des classes dominantes. La « coalition » fut faite en un moment ; le ministère perdant la majorité, s'est vu en face d’une opposition coalisée et, n’ayant plus la possibilité d’expédier les affaires courantes, fut contraint de donner sa démission.
Les deux grands partis, depuis de longues années adversaires si acharnés, coalisés à présent, dressèrent en commun une liste de ministres, et au plus grand étonnement le monde politique voit à présent dans le cabinet Windischgrœtz le libéral allemand Plener, assis comme ministre des finances, lui, chef de l’opposition allemande contre le cabinet Taaffe, à côté de M. Janorski, gentilhomme polonais, guide du club polonais jusqu’alors l’appui parlementaire du gouvernement; Wurmbrand, libéral allemand, à côté de M. Madeyski, ancien professeur polonais, son adversaire victorieux il y a quelques années dans la question de « la langue d'état » (le comte Wurmbrand proposait alors que la langue allemande fût déclarée langue d'Etat, proposition que M. Madeyski combattait) ; bref on voit les ennemis et adversaires d'hier assis paisiblement sur le banc des ministres pour diriger en commun les affaires de l'Etat.
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Et qui a fait tout cela?
Le socialisme autrichien et son meneur énergique à Vienne M. Adler. En demandant à grand cri le suffrage universel, il suggéra aux ministres Steinbach et Taaffe l’idée de vaincre les mêmes obstacles parlementaires par l’entreprise d'une grande action derrière laquelle ils croyaient toute « l’opinion publique. » Mais justement l’entreprise de cette action est devenue funeste pour les initiateurs ; leur chute présente un phénomène sociologique des plus intéressants qu’il vaut bien la peine de relever ici. Comment un homme d’état aussi sagace que le comte Taaffe, un homme lettré et un esprit aussi fin que M. Steinbach se sont-ils trompés sur l’effet d'une mesure qu’ils ont prise en concert et pour laquelle ils ont obtenu l’assentiment de l’empereur François-Joseph, cequi, certes, n’était pas chose facile, vu que la mesure était des plus radicales? Chose très simple : ils ont trop négligé la sociologie ! S’ils ne l’avaient fait ils auraient su que l’intérêt de domination est un intérêt de premier ordre, pendant que tous les autres intérêts comme ceux de la liberté, de la nationalité, de la religion, de l’église, de la moralité et tous les autres sont des intérêts de second ou troisième ordre. Il s’en suit que quand des partis politiques, si différents qu’ils puissent être et bien qu’ils se combattent au nom des intérêts de second ou troisième ordres, se voient atteints dans leurs intérêts de premier ordre, ils jettent sans hésiter tous les drapeaux des intérêts du second ordre qui les divisaient et se rallient autour du commun étendard du premier ordre qui les unit. C’est ce qui est justement arrivé dans le parlement autrichien. Chaque sociologue pouvait prévoir cela facilement comme chaque écolier peut faire le calcul que deux et deux font quatre. « Chaque sociologue » – mais cherchez-les en Allemagne aussi bien qu’en Autriche avec la lanterne de Diogène ! J'en connais un seulement; il n’est pas professeur, il n’a pas une chaire de sociologie; c’est un brave colonel, membre de l’état-major autrichien; nous parlerons de lui plus bas, en concluant cette chronique; ici il nous faut auparavant dire encore quelques mots de la situation actuelle qui s’est produite en conséquence de la chute du ministère Taaffe.
Comme les divers partis dans le parlement se sont accordés, les cratères parlementaires étant fermés, les mouvements sociaux n’ont pas par où déboucher : aussi nous jouissons momentanément de la paix. La question est seulement de savoir si cela durera longtemps. Cela dépend de l’habileté du ministère, de laquelle il n’y a pas raison de douter. Le ministère prépare une réforme électorale dans un sens modéré. Il n’accepte pas la base du suffrage universel, mais il
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veut ajouter aux quatre groupes d’électeurs admis par la législation actuelle (les grands possesseurs fonciers, la classe moyenne des cités et des bourgs, les chambres de commerce et les paysans), un cinquième groupe représenté en première ligne par des chambres d’ouvriers, qui auraient le droit d'élire un certain nombre de députés au parlement. Dans ce même esprit modéré le ministère commence a déployer une activité conciliante sur d'autres domaines de la vie publique en préparant l’abolition de l’état de siège que son prédécesseur fut fatalement contraint d’introduire dans une partie de la Bohême, enfin en continuant la législation sociale-réformatrice envers les ouvriers, notamment en élargissant le domaine des assurances des ouvriers en cas d’accidents, etc.
Ainsi procédant, le ministère de coalition peut se tenir longtemps en balançant habilement entre les divers courants externes des partis politiques nationaux et sociaux. Mais tous ces efforts ne peuvent éliminer la question principale, celle de savoir si un ministère modéré comme le ministère Windischgrœtz -Plener pourra à la longue vaincre les difficultés qui résultent de la complication des mouvements sociaux et nationaux et auxquelles jusqu’à présent se heurtait chaque gouvernement en Autriche.
Pour répondre à cette question, il faut regarder séparément les deux plus grandes difficultés que rencontre chaque gouvernement autrichien aujourd’hui, c’est-à-dire la question sociale (sensu stricto) et la question tschèque, toutes les autres étant de moindre poids.
En ce qui regarde la question sociale, les socialistes, comme on sait, demandent beaucoup de choses qui sont justes, mais en outre ils demandent encore plus et trop pour que l’Etat puisse jamais le leur concéder. Mais comme ils demandent aussi, comme moyen d'obtenir le tout et de parvenir au bout de leurs vœux, le suffrage universel, le ministre Taaffe, ouvertement poussé en cela par le ministre Steinbach, avait voulu creuser un long et large fossé électoral par où la lave de l’éruption vulgaire pût s’écouler plus ou moins paisiblement.
Le cabinet actuel n’accepte pas cette méthode. Il veut seulement sur le cratère socialiste mettre un toit en forme de chambres ouvrières, espérant que ce toit serait assez fort pour refouler et étouffer une éruption possible.
La première méthode n'est pas sans efficacité ; c’est ce que montre l'exemple de l'Allemagne et de tant d'autres pays de suffrage universel.
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La seconde sera-t-elle plus efficace? C'est ce qu'un avenir prochain nous montrera.
En ce qui regarde la question tschèque ou, comme on l’appelle aussi, la question du « droit public bohème », le ministre Taaffe ne pouvait pas la résoudre, et le ministère actuel ne la résoudra non plus. Car cela n’est pas une affaire d’une dizaine ni d'une vingtaine d’années : c’est un processus séculaire. Mais cabinets viendront encore et passeront, et cette question tschèque restera à l’ordre du jour des affaires autrichiennes. Certes, elle sera résolue une fois, mais non par un cabinet ; elle le sera par l’histoire. La sociologie peut-elle prévoir comment la solution s’établira? Voyons.
Dans la Bohême deux nationalités luttent pour la suprématie : les Allemands et les Tschèques. Je dis suprématie, parce que, en sociologie, on n’a pas besoin de se servir de phrases. Dans la langue officielle des partis combattants, cela ne s’appelle pas « suprématie », cela s’appelle « droit égal », « droit historique », « droit constitutionnel », « droit de la langue », etc., etc.
Quand on veut savoir lequel de deux partis combattants a une position plus avantageuse, il faut avant tout connaître leurs forces numériques. D’après le recensement dernier, il y avait dans la Bohême en nombre rond deux millions d’Allemands et trois millions et demi de Tschèques.
Les derniers ainsi ont la prépondérance numérique. Cela ne dit encore rien, puisque nous voyons partout et toujours que les minorités l’emportent sur les majorités si les premières sont mieux organisées, si elles ont une culture plus haute, un ascendant moral, des ressources économiques plus grandes, des alliés puissants ou d'autres appuis du dehors.
Non pas sans doute sous tous ces rapports, mais sous quelques-uns d’entre eux, les Allemands en Bohême ont vraiment une prépondérance sur les Tschèques, grâce à laquelle ils étaient en réalité le peuple dominant pendant longtemps et jusqu’à présent. Mais malheureusement pour les Allemands et heureusement pour les Tschèques, les libertés constitutionnelles et les droits politiques reconnus en Autriche depuis une vingtaine d’années ont fortement ébranlé la domination allemande et ont fortifié la position des Tschèques. Depuis que l’Autriche est devenue un état parlementaire, quoique sans suffrage universel, pourtant en beaucoup de cercles électoraux le nombre donne la victoire. Outre cela les Tschèques ont, grâce à ces libertés, le moyen de se faire entendre, de fonder des associations nationales, etc., etc. Tout cela a eu
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pour conséquence que les Tschèques se sont fortement redressés, qu’ils ont forcé l’entrée d’une quantité d’emplois et de positions qui auparavant étaient réservés à la nation dominante, et qu’ils deviennent toujours plus agressifs, réclamant, sous prétexte de l’égalisation de droits, la domination des Tschèques sur tous les territoires de la « couronne de Saint Venceslas. »
Outre la prépondérance du nombre, ils sont favorisés dans ces aspirations par la loi sur les langues ou plutôt par l'article 19 de la loi constitutionnelle sur les droits des citoyens portant que « toutes les langues ont égal droit », c’est-à-dire que les citoyens se peuvent servir de leur langue maternelle devant le juge, devant l’administration et dans l’instruction publique, aucune langue ne jouissant d'une préférence légale.
En raison de cette loi, les Tschèques peuvent demander (et ils ne négligent pas leur droit) que chaque juge, chaque employé sache la langue tschèque, et aussi que la jeunesse tschèque reçoive partout dans la Bohême l’instruction dans la langue tschèque. De cela s’ensuit que les Allemands, s’ils veulent recevoir une charge publique, doivent apprendre et connaître la langue tschèque. Cette obligation serait dure pour les Allemands qui étaient accoutumés à ce que les Tschèques apprissent la langue allemande pendant qu’eux-mêmes n’apprenaient pas le tschèque.
Mais cette nécessité d'apprendre la langue tschèque a pour les Allemands encore une autre conséquence funeste qu’il me faut ici signaler, puisqu’elle est très importante et présente un singulier phénomène sociologique, permettant peut-être de prévoir le développement futur de toute cette question tschèque. C’est le fait constaté mille fois et incontestable que les Tschèques apprenant l'allemand restent Tschèques, acquérant par la connaissance de la langue allemande seulement une arme de plus pour combattre les Allemands et pour défendre leur nationalité ; pendant que l’Allemand, principalement la jeunesse allemande en Bohême qui apprend la langue tschèque, cesse d’être Allemand et devient Tschèque. Ce n’est pas ici le lieu d’approfondir ce singulier phénomène qui est trop connu et admis comme vrai par les Allemands mêmes : je veux seulement montrer quelles funestes conséquences pour les Allemands doivent inévitablement résulter de ce phénomène sociologique.
S’ils sont contraints d’un côté, par la loi sur les langues et par la nécessité de ne pas fermer à leurs enfants les carrières publiques, de les laisser apprendre la langue tschèque, et si de l’autre côté l'ex
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périence prouve que, en Bohême, les enfants allemands sachant la langue tschèque ne tardent pas à se déclarer Tschèques, le moment n’est pas loin où le nombre des Allemands commencera à diminuer rapidement, pendant que celui des Tschèques s’accroîtra doublement, par la fécondité de la race et par les acquisitions nationales, faites sur les Allemands. Aussi, sans l’intervention du gouvernement, sans aucune mesure artificielle dans ce combat pour la suprématie, les Tschèques l’emporteront par la seule force des choses.
Heureux le successeur du comte Taaffe et du duc Windischgrœtz à la fin du vingtième siècle! il n’aura plus besoin de se rompre la tête pour résoudre la question tschèque. Elle sera résolue d'elle-même !
Avec tout cela je ne dis pas que les choses se développeront justement de cette manière : je signale seulement que du point de vue sociologique tous les avantages qu’ont aujourd'hui les Allemands en Bohême dans le combat avec les Tschèques peuvent être contrebalancés par ce fait unique que la nationalité tschèque a dans la Bohême (et aussi il me semble dans la Moravie) une plus grande force d’assimilation, laquelle manque à la nationalité allemande dans ce pays.
Aussi il se comprend facilement que, en face de tels processus sociaux séculaires, la composition d’un cabinet et sa conduite sont choses presque indifférentes. L’influence que des ministres peuvent exercer sur les développements et évolutions sociales sont si minimes qu'elles ne comptent pour rien dans la sociologie.
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Nous voilà retourné à la Sociologie, notre point de départ et notre étoile qui nous guide par le labyrinthe des mouvements sociaux de l’Autriche. Elle mérite donc bien qu’on s’occupe enfin d’elle-même et qu’on rapporte, en conclusion de cette chronique, quel progrès elle a fait dans la période ici traitée.
Deux faits caractéristiques sont à noter à cet égard : un fait parlementaire et un fait scientifique. A la fin de l’année 1892 il y eut une séance vraiment bien remarquable du parlement autrichien, une séance qui n’a pas certainement son égale dans l’histoire parlementaire de tous les pays du monde.
On discutait en pleine séance sur l’introduction de la sociologie comme matière obligatoire dans les études universitaires.
C’était à l’occasion d’un débat sur une réforme des études de droit et de science politique dans les universités autrichiennes.
Le but de cette réforme devait être d’élargir le domaine des études pratiques (droit politique et administratif) en resserrant un peu l’es
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pace des études de droit romain et civil qui ont pris une étendue abusive. (La réforme du reste n’a nullement abouti !) Au cours de cette discussion, le professeur de philosophie à l’université tschèque de Prague, le philosophe tschèque Massaryk a demandé qu’on déclare la Sociologie matière obligatoire pour les étudiants en droit.
Le gouvernement, représenté par un chef de section au ministère de l'instruction publique, M. Rittner, ancien professeur à l’université de Léopol, savant très distingué, s’opposait à cette demande. Les arguments avec lesquels M. Rittner combattit la proposition de M. Massaryk étaient, il me faut l’avouer, quoique avec regrets, tout à fait fondés.
Il reprocha à Messieurs les sociologues qu’ils ne sont pas encore d’accord même sur le concept de cet nouvelle science ; moins encore sur son contenu et son étendue. Comme de cette incertitude sur la base même de cette science il résulte que nous n’avons pas encore une science sociologique reconnue comme telle, comme en ce domaine manque encore la clarté sur les principes et les bases mêmes de la science; comment pourrait-on déjà aujourd’hui prescrire aux étudiants en droit l’étude obligatoire d’une science qui est encore dans un état de genèse un peu chaotique ?
Ces arguments de M. Rittner proférés avec une logique frappante ont dû l’emporter, et la majorité du Parlement accepta le projet de réforme proposé par le ministère en rejetant la proposition de M. Massaryk. Devons-nous regarder ce résultat comme une défaite de la sociologie, et devons-nous regarder M. Rittner comme un adversaire qui fait tort à notre science? Nullement. Il ne faut pas oublier qu’il ne s’agissait dans cette discussion parlementaire que d’un plan d’études et examens pour les étudiants en droit, mais non de l’introduction de la sociologie dans les Universités autrichiennes. Car nous avons la pleine liberté de la science dans nos Universités et chaque professeur de philosophie, chaque professeur de droit ou de science politique peut, s’il lui plaît, annoncer et faire des conférences sur la sociologie. Mais dans la discussion mentionnée, il s’agissait d’un plan d’études obligatoire pour les étudiants en droit. Dans les Universités d’Autriche, d'ailleurs, la science sociologique est cultivée seulement par deux professeurs, M. Massaryk et le soussigné, – lesquels en outre ne sont pas d’accord sur l’objet de cette science, parce que M. Massaryk n’accepte pas la conception de la sociologie du soussigné et que celui-ci n’accepterait nullement le sens que M. Massaryk veut donner à la sociologie : comment veut-on que le gouvernement
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introduise comme objet obligatoire ce qui jusqu’à présent n’est qu’un objet de polémique entre les deux professeurs qui seuls en Autriche s’en occupent ? Dans un tel état de cette science, vraiment l’honorable M. Rittner avait raison de dire que le gouvernement ne peut forcer les étudiants à des études et à des examens sur une discipline qui, à vrai dire, n’existe encore que dans la phase embryonnaire.
Mais elle sortira de cette phase et c’est justement en Autriche que s’est passé naguère un événement qui fera certainement époque dans l'histoire de la sociologie.
C’est de cet événement scientifique déjà mentionné plus haut que nous voulons enfin parler.
Il y a quelques semaines qu’est parue une œuvre s’intitulant « De l'essence et du but de la politique comme partie de la sociologie [1]  ». L’auteur n’est pas inconnu au monde lettré. Il y a douze ans qu'il a publié un joli livre sur « La défense de l'Etat » (Die Staatswher); déjà ce livre laissait reconnaître que l’auteur, M. Gustave Ratzenhofer, un officier Autrichien, est non seulement un penseur, mais en outre un écrivain brillant. Mais comme l’objet de ce premier livre était par excellence militaire, on ne pouvait soupçonner que cet auteur, aujourd’hui colonel et membre de l’état-major autrichien, en développant ses pensées et la pensée de la sociologie moderne, prendrait un tel essor et pousserait si fortement en avant la science de la sociologie. C’est ce qui est arrivé. L’auteur nous dit dans la préface qu’il nous donne le fruit d'un travail de plus d'une dizaine d'années. Ce n’est pas beaucoup de temps pour une telle œuvre.
On sait que depuis Aristote, qui donne à son œuvre sur l’Etat le nom de « Politique », qoique l’œuvre ne contienne qu’une description de l’Etat et des divers Etats grecs, on a écrit beaucoup, même trop sur l’Etat et sur la politique sans pouvoir jusqu’aujourd’hui créer une science politique. Aussi a-t-il raison, le vieux maître des sciences politiques de nos jours, l’illustre savant M. Maurice Block, en disant qu’il n’y a pas « une science de la politique » ou plutôt que la politique est seulement un art exercé par les diplomates et les hommes d’Etat [2] . Regardant toute cette immense litérature politique depuis Aristote jusqu’à nos jours, M. Maurice Block avait raison de juger ainsi.
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Mais quand il ajoute qu’il n’y aura jamais une telle science « parce que les plus éminentes facultés humaines ne suffisent pas pour pénétrer jusqu’au moteur de la vie sociale pour en découvrir les lois », il se montre un prophète un peu pessimiste.
L'œuvre de M. Ratzenhofer, j'en suis sûr, le convaincrait qu’il a eu tort de refuser par avance à l'esprit humain la faculté de céer une science politique. C’est justement à quoi a réussi M. Ratzenhofer.
Mais, comment a-t-il réussi à faire une œuvre si difficile que tant de savants et de penseurs politiques avant lui ont jugé non réalisable ?
C’est tout simple ; il s’est aidé de la sociologie et, en réussissant par l’aide de celle-ci, il a en môme temps apporté une preuve de cette haute valeur de la sociologie comme science, à laquelle ni M. Maurice Block, ni tant de penseurs de notre siècle n'ont voulu croire.
M. Ratzenhofer se sert donc de la Sociologie moderne comme base de la politique, voyant dans le développement social un processus naturel qui est poussé toujours en avant par la lutte des groupes sociaux (l’auteur les appelle « personnalités politiques »), qui se combattent non seulement pour vivre, mais aussi pour avoir un espace toujours croissant leur permettant de déployer cette vie sur une échelle toujours plus vaste.
Pour connaître donc les procédés de ces « personnalités politiques » il se met au milieu d’elles et étudie la manière dont elles combattent, il cherche à approfondir la méthode dont ces « personnalités » se servent pour s’arracher les moyens d’existence, il observe sous quelles phrases elles cachent leurs véritables tendances – bref il nous montre les lois d’après lesquelles, dans cet unique but de se maintenir et se déployer, ces groupes sociaux agissent.
Nous ne pouvons ici entrer dans les détails de cette œuvre importante. Nous nous bornons à relever le fait caractéristique que c’est justement l’Autriche qui a produit le premier système scientifique de la politique. Cela n'est pas un hasard, cela est plutôt fondé dans la nature des choses.
J’ai signalé au commencement de cette chronique que l'Autriche est un vaste champ de divers phénomènes et d’expériences sociologiques. Nous avons donc de quoi apprendre la sociologie et la politique fondée sur elle, et vous voyez que nous ne négligeons pas cette étude – nous apprenons et nous travaillons !
Louis Gumplowicz,
Professeur de sciences politiques à l’Université de Graz.
1Wesen und Zweck der Politik als Theil der Sociologie und Grundlege der Staatswissenschaft von Gustav Ratzenhofer. Leipzig, Brockhaus, 1893.
2Voy. Màurice Block : Progrès de l'économie politique, p. 51.