Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "IX. Semaine", in: La Spectatrice, Vol.1\009 (1728), S. 195-215, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1278 [aufgerufen am: ].
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Neuviéme Semaine
Ebene 2► Allgemeine Erzählung► J’ai vû tantôt mener en prison pour dette un pauvre Diable, suivi de son disgracieux Creancier. J’ai détourné les yeux, & n’ai pû voir sans colere, un peuple de gens à pied & en carosse, rire de la figure que faisoit ce malheureux. J’étois presque aussi émûë que lui, & je regardois ailleurs en marchant, pour faire di-[196]version. J’ai eû un petit intervalle. Je me suis trouvé auprès d’un homme que j’ai consideré avec attention. J’étois avec un Gascon de belle humeur, qui m’a demandé ce que je pensois de cette phisionomie. Ebene 3► Dialog► Elle est bonne, lui ai-je répondu, mais non pas tendre. L’homme ne l’est pas non plus, a repliqué le Gascon, & il n’a pas besoin de l’être : Au métier qu’il fait, la moindre compassion le feroit mourir de faim : c’est un homme sans pitié, sans quartier, & …Vous vous mocquez de moi, lui ai-je dit, en considerant encore le personnage : il paroît un bon humain. C’est aussi un fort bon homme, a repris mon railleur, & qui fait beaucoup de bien à ceux à qui il ne fait point de quartier. ◀Dialog ◀Ebene 3
J’allois m’impatienter, quand celui dont nous parlions a changé de place. Je l’ai suivi des yeux, [197] & j’ai bien-tôt deviné l’énigme. Un malade, de ceux qu’on ne plaint gueres, s’est presenté à lui, qui, sans l’écouter, l’a pris par la main, & l’a fait asseoir au-dessous de lui dans le bas d’une formidable chaise, pour lui tirer un de ces petits os qui font de si grandes douleurs. L’Operateur a porté ses mains à la partie malade, mais d’un air qui m’a fait palpiter le cœur. Le patient m’a paru saisi comme un homme qu’on va pendre.
Il vouloit & ne vouloit pas.
Pour moi je n’en ai pas voulu voir davantage, & j’ai passé outre. Mais de grands éclats de rire m’ont fait tourner la tête. Deux petits Maîtres d’un grand air venoient de faire arrêter leur carosse. Ils se divertissoient des attitudes de ce miserable. Les Laquais, singes de leurs maîtres, & d’un aussi bon [198] naturel, encherissoient sur eux. Le seul Cocher plus humain, peut-être parce qu’il a plus de commerce avec les chevaux qu’avec les hommes, haussoit les épaules, & n’étoit point Spectateur.
J’ai fui, détestant cette maligne curiosité de voir jusqu’au bout la peine d’un homme qui ne nous a jamais fait mal. Je me suis rappellé cent exemples pareils, ou pires ; & je me suis redit que l’homme étoit le plus méchant animal de la nature ainsi que le plus sot.
Qu’y a-t’il de plus opposé à l’humanité, à la bonté, sans laquelle il n’est point de merite aimable, que cet avide empressement d’examiner toutes les manieres de quelqu’un qui souffre ; nous qui ne pouvons souffrir que ceux qui nous voyent dans les douleurs, n’y prennent pas au moins quelque part ? Que seroit-ce, si nous [199] les voyions rire des mines ou des discous que nous faisons, quand il s’agit de nous couper, ou de nous arracher quelque morceau de ce corps que nous aimons tant, ou de l’abandonner tout-à-fait ? Que penserions-nous de celui qui auroit l’air d’y trouver quelque sujet de se divertir, au lieu d’en être touché ?
Je ne choisirois pas un ami dans cette espece d’hommes, qui vont voir avec attention mourir un homme en public. Encore moins le choisirois-je dans le nombre de ceux qui y courent avec une espece de plaisir, & qui s’en font un autre d’observer & de raconter toutes les circonstances de l’état affreux d’un miserable aux approches de son supplice.
Je connois un Magistrat qui noteroit d’infamie ces Spectateurs, s’il étoit aussi puissant qu’il est ge-[200]nereux & compatissant. Il a pourtant assez de courage pour ordonner ces mêmes supplices qu’il ne verroit jamais sans necessité. C’est un Juge criminel qui est venu à Paris pour s’y faire juger. Je le vois quelquefois au Caffé.
Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Dialog► Le croiriez-vous, me disoit-il il y a quelques jours ? l’exercice de ma Charge n’a jamais alteré la tendresse de cœur que la nature m’a donnée pour les infortunes de mes égaux. Je n’avois gueres plus de quinze ans, lorsque mon pere, qui étoit Titulaire de la Charge dont je suis revêtu, honnête homme, mais ferme & quelque chose de plus, me destinant á la remplir après lui, & craignant avec raison que ma douceur & ma bonté naturelle ne fissent obstacle á son dessein, me mena un jour dans son Cabinet, & me tint ce discours : ◀Dialog
[201] Ebene 4► Dialog► Je n’ai que vous d’heritier, mon fils ; vous avez de l’esprit, vous êtes déja honnête homme. Je vous aime, & je pense de bonne heure á votre établissement avenir. Bientôt il faudra quitter vos études, & songer à prendre un parti. Je serois fâché que ma Chargé sortît de ma famille. Elle est belle, je souhaite que vous vous rendiez capable d’en faire les fonctions. Ah ! mon pere, lui répondis-je, je ne le serai jamais : je ne m’y sens pas la moindre disposition, & je vous prie … Doucement, m’interrompit-il : je suis déja bien sûr que la capacité ne vous manquera pas. A l’égard de votre répugnance, nous la surmonterons peu à peu. Vous experimenterez que l’habitude est une seconde nature. Il faut commencer par vous essayer. Je vous menerai quelquefois aux prisons : je vous [202] accoûtumerai peu-à-peu à voir interroger les criminels : un temps après, vous verrez donner la question, & … A ce mot je pâlis : & mon père jugeant à propos de me radoucir, je ne prétens point, ajoûta-t’il, forcer tes inclinations, je ne veux, mon ami, que t’éprouver par de petits essais : & c’est pour ton bien. Je te ménagerai en bon père ; mais il faut aussi que tu aïes quelque complaisance. Je te promets que tu ne resteras avec mois dans ces endroits-là, qu’autant que cela ne sera point trop de peine. Mais mon fils ne vas point te prévenir contre la Charge de Juge Criminel. Nous ne faisons du mal que pour empêcher de grands desordes. Notre emploi est un des plus necessaires à la societé. On le peut faire en honnête homme. Tu t’y distingueras par cette raison. Tu [203] y feras beaucoup de bien. Je sçai que cela se pourroit, lui répondis-je, mais je ne pourrai jamais contribuer à la sûreté du genre humain par le martyre & par la destruction de ces malheureux qu’on est obligé de condamner aux derniers supplices. Je ne me sens pas le cœur … Va, m’interrompit-il encore, je connois ton cœur ; il est fait comme celui de ta mere : elle ne sçauroit voir tuer un poulet. Il ne faut point qu’un homme ait tant de foiblesse. Tâche de m’imiter : je n’en ai que pour toi, continua-t’il en m’embrassant ; & c’est ce qui me fait te souhaiter dans ma place : je ne te demande qu’un peu de courage. Refuseras-tu un père qui t’aime, & qui n’aime que toi ? ◀Dialog ◀Ebene 4
Il étoit vrai que mon père m’aimoit, & qu’il n’aimoit que moi. Il l’étoit aussi que ce même natu-[204]rel, qui me donnoit de l’horreur pour ce qu’il me proposoit, me rendoit sensible à l’amour paternel d’un homme aussi peu tendre que je l’étois beaucoup.
Je promis d’obéïr, & je demandai un temps pour m’y préparer. Mon père, qui étoit éxact, me fit souvenir de ma parole. Il avoit sagement resolu de me faire faire par degrez ce rigoureux Noviciat. Il le commença par un petit voleur, dont le larcin ne meritoit qu’un promenade en Ville & quelques coups de verge, & il me prévint sur la modicité de la peine, pour adoucir celle à laquelle il m’exposoit.
J’assistai à l’interrogatoire. J’y vis un Manant, ennemi du travail, vivant de rapines, & fort capable de devenir un voleur du premier ordre. Il fut condamné au foüet & n’en parut presque [205] point touché. Je ne le fus pas bien tristement de cette scene.
Ebene 4► Dialog► As-tu remarqué, me dit mon pere, en me remenant au logis, que ce fripon n’est point honteux du châtiment qu’on va lui faire ? Il l’est encore moins de son vol, & il se trouve heureux d’en être quitte à si bon marché. Sens-tu, continua mon père, de la compassion pour ce miserable ? Je ne sens, lui répondis-je, que du mépris, & une antipathie que j’ai toûjours euë pour ces lâches, qui préférent le travail inquiet de dérober, & d’éviter les poursuites de la Justice, á celui d’une profession tranquille. C’est repliqua-t’il, le caractere de tous les voleurs, dont nous sommes obligez de faire des exemples. J’ai senti dès ma jeunesse, comme toi, de l’antipathie pour ces coquins-là, & ce sentiment m’a beaucoup aidé : mais, [206] me dit il encore, en s’interrompant lui-même, verrois-tu bien châtier ce miserable ? je le verrois, lui répondis-je, s’il étoit necessaire. Il ne l’est pas, reprit mon père : mais il le sera que tu voyes toute la méchanceté de ces paresseux-là, le mauvais courage de quelques uns, leur obstination à nier le crime, leur constance à souffrir mille maux pour se soustraire à la Justice, & pour retourmer <sic> à leur infame métier. ◀Dialog ◀Ebene 4
Mon père me tint parole. On avoit pris un fameux scelerat, dont les crimes énormes me faisoient horreur. Il espera que ce sentiment chasseroit en partie de mon ame le pitié generale qu’il me connoissoit. Il me mena aux prisons un jour qu’il devoit l’interroger, & me fit entrer dans un endroit d’où je pouvois voir sans être vû, avec un de mes oncles, [207] frere de ma mere, qui étoit un homme doux, fort sage, & aussi un des Juges de notre Ville. J’avois beaucoup de respect pour ce Parent. Je vis le brigand avec une double émotion. L’air & l’impudence de ce méchant homme, excitoient ma colere ; mais en même temps l’appareil de la question me donnoit de la fraïeur.
Mon pere voulut tirer adroitement quelque aveu du criminel. II y employa toutes les subtilitez de son esprit & de son métier. Je l’admirai. Le voleur ne se coupa point. Il nia fortement, & avec une espece d’audace, qu’il crut lui être favorable. L’indignation que j’en ressentis diminua un peu la crainte dont j’étois frappé pour ce qu’il alloit souffrir. Mon oncle me penetra. Il me pria de voir le commencement de la question. L’appareil m’en fit frenir & je [208] voulus m’en aller. Mon oncle me retint doucement ; pour me faire quelque honte de ma foiblesse, il me fit regarder le voleur, en qui il ne paroissoit pas la moindre émotion. C’étoit un homme hardi & vigoureux, qui avoit pris son parti. Serois-tu effraïé, me dit mon oncle, pour cet homme-là, de ce qui ne l’effraïe point lui-même ? Je ne te demande, pour une bonne fin, qu’un peu de ce courage qu’il employe si fierement pour une mauvaise. Es-tu moins homme que ce miserable ? En effet, il faisoit bonne contenance : je la fis aussi la meilleure que je pus. J’étois un peu piqué des paroles de mon oncle, & quoique tendre j’avois du cœur.
Mon père adoucit cette fois, à cause de moi, la severité qui lui étoit ordinaire en ces rencontres. Il parla au criminel avec douceur, [209] l’exhorta à avoüer ses crimes, par les raisons les plus fortes. Le malheureux qui crut qu’on n’avoit pas assez de quoi le convaincre, poussa l’impudence à un point qui me le rendit plus odieux. C’étoit ce qu’avoit prévû mon pere. Alors il donna ses ordres pour la question. Je voulus encore sortir, & mon oncle me retint encore par le bras & par les amitiez qu’il me fit. Il se servit de tout l’ascendant que lui donnoient sur moi l’estime & la veneration que j’avois pour son merite. Je fus donc present au commencement de cette execution. Je détournai souvent les yeux : mais j’en vis une partie ; & ce que je vis & entendis fit sur moi une telle impression, que je voulus enfin sortir absolument. Mon oncle y consentit cette fois. Outre qu’il avoit ordre de ne me point trop contraindre, il [210] étoit humain, & il m’aimoit trop pour en éxiger davantage. Il étoit même touché de mon obéïssance. Je m’enfuis à la maison. Mon pere en étant averti, acheva les choses sans ménagement, à ce qu’il m’apprit depuis. Ensuite il chercha mon oncle avec empressement, & se fit reciter jusqu’à mes moindres paroles. Il fut charmé de la violence que je m’étois faite, & il en augura bien pour l’avenir. Arrivé dans sa maison, il monta droit à ma chambre. Il m’embrassa les larmes aux yeux. Il n’avoit pas tant esperé de moi pour ce jour-là. Il m’exprima ses sentimens en des termes qui marquoient de la reconnoissance. J’en fus touché vivement, & je resolus d’entrer parfaitement dans ses vûës, quoiqu’il en pût coûter à mon cœur. Mon pere ne laissa point refroidir cette disposition. [211] Que vous dirai-je ? il s’y prit si bien, qu’il me donna peu-á-peu une partie de la fermeté qu’il m’avoit souhaitée.
Il n’y avoit pas long-temps que j’étois sorti de Philosophie. J’étudiai par l’ordre de mon pere la science qui convenoit à ses desseins sur moi. Quelque temps après il me mit en possession de sa Charge. Il me la vit remplir avec honneur pendant quelques années, qui furent les dernieres de sa vie. Ç’a esté, m’a-t-il dit plusieurs fois, la plus douce satisfaction qu’il eût jamais ressentie.
Enfin, je me suis accoûtumé à faire du mal à ceux qui font le mal. & pour en empêcher un plus grand. Mais je n’en puis faire autrement. Je ne puis même, sans une extrême répugnance, voir quelqu’un, surtout des femmes, [212] souhaiter d’êtres presentes à la question, ou à l’execution d’un criminel. L’habitude contractée, par raison, ou par éducation, disculpe, & le Juge, & celui qui par ses ordres fait un mal necessaire. Rien ne disculpe celui qui voit faire ce mal, sans autre raison que sa curiosité. Bien plus, je croi pouvoir dire, qu’un Juge est moins honnête homme, quand il n’a pas, pour les plus coupables, l’indulgence, la bonté même, que la Justice peut permettre. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3
Le recit du Juge me fit plaisir. Il est fort moral. Il m’a fait faire des reflexions, que les deux spectacles de tantôt ont renouvellées. Une des principales est, que ceux qui font un grand mal, que les loix ou les besoins publics rendent necessaire, peuvent être de fort honnêtes gens, quelque endurcissement qu’ils ayent acquis à [213] de certains égards : mais que ceux qui voyent faire un petit mal avec quelque plaisir, ont de grandes dispositions à faire aussi peu d’etat des Loix de la Justice, que de celles de l’humanité qui en sont les sources. ◀Allgemeine Erzählung
Il est incroïable combien nous faisons de mal dans le cours d’une longue vie, combien il s’en fait innocement, & combien ce qui s’en fait est utile. Comme le profit de l’un est le dommage de l’autre, de même le malheur d’une partie du genre humain est avantageux à l’autre partie, souvent aux malheureux mêmes. Le monde est ainsi fait. II y faut un mêlange de douceurs & d’amertumes. La douleur est, en quelque sorte, necessaire pour nous faire goûter la privation de la douleur & la possession des biens. Un homme toûjours dans la joüissance de ce qui [214] est le plus propre à donner du plaisir, a moins de plaisirs que celui dont le bonheur est interrompu par quelques disgraces. Les peines sont donc desirables pour ces gens heureux qui les appréhendent tant. J’ai vû dans une pauvreté salutaire des personnes qui avoient toûjours vêcu dans l’abondance : elle leur a amené des biens qu’ils ne connoissent pas, l’appetit, la santé, le sommeil & la securité de ces hommes naturels, qui ne se comptent point par les mille livres de rente, qui joüissent du present, & comptent la fortune pour rien, parce qu’ils n’ont rien à perdre. Elle les a forcez à devenir sages & œconomes. Elle a rendu capables de connoître le prix du necessaire, quelques imbecilles qui avoient prodigué toute leur vie, à des miserables, un superflu dont ils eussent pû faire [215] le bonheur de quantité d’honnêtes gens. J’ai vû une adversité accablante faire une excellente conversion, qui est le plus grand de tous les biens, & verifier ce proverbe, qu’un malheur est bon à quelque chose. Il ne l’est à rien pour ceux qui prennent du plaisir à le voir faire. Il les accoûtume aux disgraces d’autrui, sans les rendre moins sensibles à leurs propres disgraces. Les hommes sans pitié sont ordinairement tendres aux plus petits malheurs qui leur arrivent. Par-là ils se rendent doublement odieux. L’amour-propre trop attentif ne l’est pas moins que la dureté pour ses semblables. Il en est peut-être le principe. Au moins n’ai-je que trop remarqué que les personnes qui s’aiment beaucoup aiment peu leurs amis, ne sont point touchez des infortunes de ceux avec qui ils n’ont pas de commerce, & sont d’impitoyables ennemis. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1