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Nouvelles considérations sur le ‹ baroque › littéraire
Si l’on se soumet à des critères épistémologiques d’une certaine
rigueur, on ne devrait parler ni d’époques, ni de transitions, ni de crises. En
fait, ce sont des concepts dont le statut ontologique reste, dans une histoire
de la langue et de la littérature, à tout le moins incertain. En tout cas, il
s’agit de notions qui ne répondent pas à une réalité immédiatement
reconnaissable. Elles témoignent plutôt de la volonté (et de la nécessité
psychologique) d’une re-construction destinée à conférer du sens à des durées
qui, en général, ne portent pas en elles-mêmes les signes d’une structuration
distincte.
Par conséquent, il faut avant tout se garder des pièges d’un certain
« Begriffsrealismus » qui montre la fâcheuse tendance de considérer les concepts
de périodes, de transitions et de crises comme des entités réelles, presque
comme des êtres humains distingués par des biographies strictement marquées dans
le temps. Ainsi, un critique français, Claude-Gilbert Dubois, en parlant du
« maniérisme », du « baroque » et du « rococo », admet bien « des interférences,
des prolongements et des recoupements » (p. 56 ; Le
Baroque, Larousse 1973) ; mais ces « interférences » supposent d’autre part
d’étranges certitudes quant à la biographie matérielle de ces courants
stylistiques ; par exemple: « le maniérisme s’étend jusqu’en 1610-20, mais il
est souvent récupéré par des courants extérieurs ; le baroque se poursuit dans
le cours du XVIII siècle, particulièrement en
Allemagne et en Autriche, mais il s’agit plutôt de résurgences qui se combinent
avec le rococo » (p. 56). Evidemment, les entités « maniérisme », « baroque »,
« rococo » se présentent ici comme des personnages allégoriques qui, pendant un
temps bien délimité, semblent occuper la scène de l’histoire pour ensuite se
cacher derrière d’autres personnages ou pour se retirer du tout, à des dates non
moins bien connues.
D’autres fois, les concepts se présentent non sous la forme
de personnages allégoriques, mais à la manière d’éléments chimiques ce qui,
généralement, conduit les historiens à des certitudes tout autant illusoires ;
par exemple cette singulière stupéfaction d’un critique américain devant la
poésie de Théophile de Viau: « Théophile de Viau alternates Mannerist and
Baroque stances in a bewildering fashion » (Frank J. Warnke: « Mannerism in
European Literature: Period or Aspect ? », in: RLC 1982, Vol. 3, p. 255–260, ici
p. 258). Naturellement, à y regarder de plus près, cette « bewildering fashion »
ne constitue aucunement un trait inhérent aux textes, mais se révèle – pour
ainsi dire — comme une production du critique même qui reste surpris du fait de
trouver dans une seule œuvre des tendances stylistiques que lui, le critique,
s’est auparavant efforcé de séparer comme appartenant à deux époques
différentes.
Le premier principe que je voudrais proposer pour chaque essai de
périodisation linguistique ou littéraire serait donc de se rendre compte de son
caractère conventionnel et non-essentiel
[1]
. Chaque périodisation restera finalement le résultat d’une convention,
d’un consensus et ne deviendra jamais – à proprement parler – l’aboutissement
d’une recherche ou le triomphe d’une découverte. Toutefois, ce scepticisme à
l’égard des périodisations n’équivaut pas à un renoncement, c’est-à-dire à un
agnosticisme déclaré. Si je suis, d’un côté, convaincu de leur caractère
conventionnel, je vois bien, de l’autre côté, ce qu’elles ont de nécessaire ou –
plus précisément – ce qu’elles ont d’inévitable. En fait, nous avons besoin des
périodisations parce que nous ne pouvons pas nous souvenir, nous ne pouvons pas
vivre sans l’effort de structurer notre passé et de lui conférer un sens (soit
de continuité, soit de rupture). Sans avoir établi le système général d’une
(quelconque) périodisation, il nous serait même impossible de parler des
événements particuliers, de les décrire, de les situer, de les
évaluer. C’est-à-dire, appliqué à l’histoire littéraire: ce serait une illusion
de refuser les concepts historiques sous le prétexte de recourir à la seule
étude des œuvres et écritures, puisque tout discours visant à une écriture ou à
un texte isolés resterait vide sans les instruments descriptif que constituent –
malgré leur caractère précaire et toujours provisoire – les notions de périodes,
époques, âges, etc. On peut, d’ailleurs, trouver une preuve assez paradoxale de
la nécessité de ces notions dans certains essais d’une périodisation numérique
et, par là, prétendue neutre, à la manière d’une structuration selon des
générations (je pense à l’histoire de la littérature française d’Albert
Thibaudet) ou selon des siècles (cette dernière largement répandue dans les
lettres italiennes). Surtout l’usage italien d’une périodisation par siècles
démontre amplement comment des notions d’abord purement numériques et
chronologiques ne résistent point à la tentation ou – mieux – à la contrainte de
se charger de connotations stylistiques: de cette manière, le terme « seicento »
(Dix-Septième Siècle) a fait dériver immédiatement le terme « secentismo » qui –
pratiquement – ne veut pas dire autre chose que « baroque » ou « maniérisme ».
Il faut donc retenir qu’en tant qu’historiens de la langue ou de la
littérature nous sommes – pour ainsi dire – condamnés à nous servir de concepts
dont nous ne devons, en même temps, jamais oublier le statut précaire,
provisoire et non-essentiel. Dans cette situation peu commode, on se trouve
évidemment entouré de toute une série de difficultés théoriques parmi lesquelles
je voudrais mentionner, à titre d’exemple, seulement quelques problèmes. Ils
tournent tous autour de la question: sous quelles conditions est-il permis ou –
peut-être plus précisément – sous quelles conditions semble-t-il opportun de
conclure à partir d’un ensemble de traits communs à divers textes et
à divers auteurs la communauté, l’identité heuristique d’un style d’époque ?
Alors, il y a tout de suite une première remarque à faire. Etant donné
que les concepts de périodes et de courants stylistiques ne s’établissent pas
simplement à travers l’analyse des faits et des structures, mais dans un non
moindre degré par un consensus, une convention entre plusieurs hypothèses, ce
serait peine perdue de vouloir introduire des concepts systématiques en ne
tenant pas compte des traditions. C’est précisément dans le domaine de la
périodisation que le poids de la tradition pèse le plus lourd et que les progrès
de la connaissance apparaissent le moins directs et le moins linéaires. Cela
dépend du fait qu’une fois établies, les notions de périodes et de courants
stylistiques ne se laissent guère supprimer par simple falsification : il suffit
de poursuivre la bataille que Curtius mena contre le transfert inconsidéré des
périodisations de l’histoire des arts à l’histoire littéraire, une bataille qui
– malgré quelques arguments assez valables – était perdue d’avance face à une
tradition récemment, mais très solidement établie. Au lieu d’effacer une notion
consacrée par la tradition il n’y a évidemment pas d’autre possibilité que de la
modifier, d’en charger les connotations ou de la re-définir sous un point de vue
nouveau.
Une autre difficulté consiste dans l’impossibilité d’isoler un seul
concept de périodisation. Au fond, il n’y a pas d’époque qui ne soit pas définie
par une rupture, par la négation d’une autre époque précédente : le Baroque par
la négation de la Renaissance, la Renaissance par la négation du Moyen-Age, le
Moyen-Age par la négation de l’Antiquité classique et païenne. Naturellement,
cela n’empêche pas que, dans l’ordre des faits, il y ait toujours des
lignes de continuité qui lient les œuvres baroques aux conceptions poétologiques
de la Renaissance, les œuvres vernaculaires de la Renaissance au langage du
Moyen-Age etc. Dans l’ordre des concepts, par contre, il doit y avoir négation
et rupture : autrement le jeu des distinctions périodologiques ne saurait
fonctionner. Par conséquent, la discussion d’une époque tourne toujours à vide à
moins qu’elle n’englobe chaque fois son contraire, c’est-à-dire l’époque
idéalement, théoriquement opposée. Ainsi, l’analyse d’une période à l’intérieur
d’un système de périodisation devrait chaque fois partir non d’une seule époque,
mais d’une série d’au moins trois unités : l’époque, la contre-époque et la
transition.
Une troisième difficulté qui me poursuit depuis nombre d’années se
manifeste dans la distinction qu’il faut nécessairement opérer entre divers
niveaux de style. Ce qui m’importe, dans le contexte d’une périodisation, c’est
bien entendu le niveau du style d’époque, de l’« Epochenstil » en allemand.
Mais, en réalité, ce niveau du style d’époque ne s’offre jamais immédiatement au
regard du critique parce que, dans la plupart des cas, il se trouve caché par
l’interférence d’autres niveaux de style. Ainsi lorsque je me mets à analyser un
texte, je ne dois pas négliger le fait que les phénomènes que je voudrais
attribuer au style d’époque pris comme sujet de ma recherche ne se présentent
que mêlés à d’autres phénomènes attribuables non à un style d’époque, mais
plutôt à un style générique (« Gattungsstil ») ou même à un style de classe
sociale, c’est-à-dire un style qui, pendant plusieurs époques, reste spécifique
d’une certaine classe, d’un certain milieu social (« Gesellschaftsstil »). Pour
donner un exemple de cette perturbante interférence de plusieurs échelles de
style, d’un style générique ou d’un style social, avec ce que je voudrais et devrais distinguer comme l’échelle du style d’époque, je me réfère de
nouveau à la discussion du « baroque ».
On sait que la définition du terme « baroque », notion prise de
l’histoire de l’architecture ou de la peinture et transférée tardivement à
l’histoire littéraire, a donné lieu à bien des controverses, ce qui, d’ailleurs,
me semble inévitable, lorsqu’il s’agit de l’application d’un terme dont
1’origine se situe assez loin des phénomènes qu’il est censé désigner. Or, dans
une récente contribution à ce problème du baroque littéraire, l’étude de
Wilfried Floeck « Die Literarästhetik des französischen Barock » (Berlin 1979),
on rencontre la proposition sans doute fort suggestive de considérer
l’esthétique baroque comme une esthétique essentiellement marquée par l’idée de
la « diversité » et de la « variété ». Sous ces motifs de « diversité » et
« variété » se cacherait un trouble idéologique qui ferait du baroque une
« esthétique de la crise » et une « esthétique de la liberté » en contraste
oppositionnel avec les idées d’« harmonie » et d’« unité » caractéristiques de
la Renaissance ou, plus tard, du classicisme d’un Boileau ou d’un Racine.
L’incontestable attrait de cette thèse réside certainement dans la clarté de ses
oppositions, conditio sine qua non de chaque définition d’époque, et il serait
assez banal de lui objecter les inévitables exceptions qui, dans l’ordre des
faits, ne se conforment pas à sa règle : par exemple la diversité et variété des
registres d’un Rabelais, apparemment inconciliables avec les normes d’harmonie
et d’unité selon Floeck propres à la Renaissance, ou l’effort d’unité livré par
le Tasse dans la Gerusalemme liberata considérée
généralement de style baroque, une épopée qui se distingue précisément par son
unité de registre et d’action de la variété et diversité de l’Orlando furioso de l’Arioste, c’est-à-dire d’une épopée qui – malgré
son extraordinaire ‹ complexité structurale › — n’a jamais été
réclamée pour le style baroque ou maniériste.
Ce qui dans la proposition de Floeck me gêne davantage que de telles
exceptions de la règle, c’est l’incessante interférence exercée par des
phénomènes qui relèvent clairement d’un style générique ou d’un style social
dans ce qui est revendiqué comme une phénoménologie du seul style d’époque. Pour
se rendre compte de cette interférence, il suffit d’examiner de plus près le
catalogue des auteurs et des œuvres qui nous sont présentés comme relevant de
l’esthétique baroque de la diversité et variété. Il contient à côté des exemples
canoniques de Du Bartas, Saint-Amant ou Rotrou, des textes qui apparaissent,
dans ces milieux baroques, quelque peu surprenants : tel un essai (« De la
vanité ») de Montaigne, l’Elégie à une Dame de Théophile
de Viau ou le Roman comique de Scarron. Ils s’y
introduisent, bien entendu, en témoins de cette poétique d’une « complexité
structurale » voulue, d’une provocatrice négligence face aux règles, enfin d’une
recherche de la liberté qui serait en rupture avec les normes d’une beauté
harmonieuse et ordonnée spécifique de la Renaissance et du Classicisme. Or, si
ces textes de Scarron, Théophile et Montaigne ont quelque chose en commun, il
est, en fait, facile d’étendre le champ où ils trouvent leur communauté
stylistique hors des limites du baroque. A bon droit, on pourrait y ajouter, du
côté de la Renaissance, les livres éminemment divers et variés de Rabelais ou
« Arioste et ses fables comiques », du côté de l’âge classique, les Contes et Nouvelles de La Fontaine et leur « Diversité,
c’est ma devise ! », le Roman bourgeois de Furetière,
certes bien plus bizarre dans sa composition capricieuse et arbitraire que le
Roman comique et même un texte génériquement et
structuralement inqualifiable comme Le neveu de Rameau de
Diderot. C’est que tous ces textes – qu’ils appartiennent à l’époque baroque, à
l’âge classique ou au siècle des lumières – sont effectivement liés
par une tradition stylistique qui est pourtant autre que celle d’une diversité
spécifiquement baroque. Il s’agit plutôt d’une lignée d’écrits qui, par leur
statut d’ouvrage comique, burlesque, satirique ou simplement de prose, profitent
des licences traditionnellement concédées aux textes du « genus subtile, humile,
gracile » où la « bisarrerie » et le « caprice » – pour parler avec Mathurin
Régnier — sont paradoxalement de norme. Ce sont les genres placés en bas de la
hiérarchie des styles qui, depuis l’Antiquité, ont toujours admis et même exigé
la variété des matières et la variété des registres, le « farrago » de Juvénal
ou la « summa inaequalitas », revendiquée par l’humaniste Poliziano pour la
satire. Si les Essais de Montaigne, Le
Roman Comique de Scarron ou l’Elégie à une Dame
de Théophile se distinguent par une diversité délibérée de thèmes et de
tonalités, cette diversité ne se conçoit donc pas en exclusivité comme un
caractère baroque, c’est-à-dire en témoignage d’un style d’époque. C’est en même
temps et – selon moi — même bien davantage le trait distinctif d’un écrit en
prose, d’un récit comique d’une poésie satirique, une qualité en somme qui
participe aux libertés et licences propres aux « genres mineurs », et, ce n’est
pas un hasard, si justement l’Elégie à une Dame où l’on
se plaît volontiers à voir une espèce de manifeste de l’esthétique baroque fut
présentée, au Second livre des Délices de la Poesie
françoise (1620), non comme « élégie », mais comme la « Satyre Troisiesme »
de Théophile, assez proche d’ailleurs de la neuvième satire de Mathurin Régnier.
C’est la même Elégie à une Dame ou Satyre Troisiesme de Théophile qui nous met sur les
traces d’un style social dont les convenances se manifestent, dans la variété et
liberté du baroque, non moins clairement que les normes de licence d’un style
générique. Les indices les plus évidents d’un tel style social
apparaissent dans un vers qui fait suite au vers fameux : « La reigle me
desplaist, j’escris confusément » et qui est, pourtant, beaucoup moins souvent
cité : « Jamais un bon esprit ne faict rien qu’aisément » (Théophile de Viau,
Œuvres poétiques, I, Genève 1967, p. 11). Or,
l’esthétique de la variété, de la liberté et de la négligence qui s’y exprime se
révèle soudain, par ce dernier vers, comme la conséquence d’une attitude morale
qui n’a rien de spécifiquement baroque. Cet accent mis sur 1’aisance qui serait
le propre de chaque « bon esprit » me semble plutôt posséder une parenté
indiscutable avec certaines maximes du Chevalier de Méré ou du duc de la
Rochefoucauld, lorsque le premier parle de 1’élégance de « Cet air aisé qui
vient de l’heureuse naissance et d’une excellente habitude », condition
indispensable pour atteindre aux « Agrémens, de sorte que celuy qui se mesle
d’une chose, quoy quelle soit tres-difficile, s’y doit pourtant prendre d’une
manière si dégagée qu’on en vienne à s’imaginer qu’elle ne luy couste rien »
(Méré, Œuvres complètes, ed. C.-H. Boudhors, Paris 1930,
p. 32). Ou lorsque la Rochefoucauld montre, vis-à-vis des règles de la
conversation, un scepticisme qui n’est pas sans rappeler celui de Théophile face
aux règles poétiques : « La plus sûre (règle) », écrit-il, « c’est de n’en point
avoir, qu’on ne puisse changer, de laisser plutôt voir des négligences dans ce
qu’on dit que de 1’affectation » (Réflexions, Paris,
Classiques Garnier, 1961, p. 208). Ce que de telles maximes affirment, c’est la
vieille contre-règle de la « sprezzattura » recommandée par le livre du
« Cortegiano », cette contre-règle du mépris de l’« affettazione », de l’effort
et du travail qui équivaut, à l’échelle poétologique, au mépris de la
composition trop étudiée et de la régularité trop manifestement visible. Si
cette définition de la grâce par l’absence de l’effort n’est nullement limitée
au baroque et si elle se trouve chez Castiglione comme dans les
fables de La Fontaine (IV 5 « Ne forçons point notre talent,/ Nous ne ferions
rien avec grâce »), elle est, par contre, limitée socialement : c’est une
conviction et une technique propre à l’aristocratie, à une aristocratie
affrontée désormais à un nouveau genre de vie qui sera réglé précisément par
l’affettazzione que constituent selon la perspective de l’homme de la cour le
travail et les activités professionnelles
[2]
.
Pour définir un style d’époque, il importe donc en premier lieu de
trouver une formule qui soit faite d’oppositions où les interférences de
phénomènes relevant d’un style générique ou d’un style social restent – pour
ainsi dire – contrôlées et, si possible, réduites au minimum. De les éliminer du
tout, il n’en peut apparemment pas être question puisque chaque style d’époque
se constitue finalement par le rôle hégémonique pris à un certain moment par un
style générique ou un style social face à d’autres classes et d’autres genres.
Ainsi, les interférences que j’ai relevées dans la formule d’un style baroque de
la variété et de la diversité sont en quelque sorte inévitable et, de toute
façon, elles ne sont pas gratuites. Ces interférences se révèlent hautement
symptomatiques en cela que le baroque connaît en effet une émancipation de
l’esthétique particulière des genres bas et peu officiels et que, d’autre part,
bien de ses tendances stylistiques peuvent être liées à une conscience
aristocratique et féodale qui, menacée par les contraintes de l’état moderne en
formation, cherche désespérément à maintenir une liberté et une indépendance des
règles qui seraient les signes et les garants de sa suprématie de plus en plus
illusoire.
La formule que je viens d’exposer et dont j’ai développé, en quelques
points, la critique, n’est donc, en aucune manière, simplement niée
ou invalidée par la mise à jour des interférences qui y jouent entre style
d’époque, style générique et style social. Ce que je retiens pour opportun, ce
n’est pas de la supprimer et de lui en substituer une autre (à termes, peut-être
interchangés), mais de la modifier de telle sorte qu’elle puisse englober des
faits relevant de divers styles génériques et – éventuellement – de divers
styles sociaux, c’est-à-dire de lui conférer, si possible, un statut de plus
haute généralité eu égard aux divers niveaux de style et de plus haute
spécificité eu égard à l’identité de l’époque. Cet effort me semble d’autant
plus utile qu’il s’agit, dans le cas de l’étude de Floeck, d’un travail qui
possède l’avantage assez rare de confronter une formule d’opposition typologique
avec un vaste matériel historique. Or, si l’on se rappelle les études canoniques
dédiées aux problèmes du baroque (ou du maniérisme et de la Renaissance), on
trouve que la plupart de ces études échouent précisément sur les écueils d’une
médiation entre leur projet typologique et la réalité historique, toujours
multiforme et infiniment nuancée qui est censée s’y conformer. Ce sont alors,
d’un côté, des études qui proposent des oppositions typologiques d’une
séduisante clarté conceptuelle. Mais, en y regardant de plus près, on se rend
compte que ces oppositions typologiques sont tellement séduisantes qu’elles se
prêtent un peu à tout : elles servent à distinguer Romanticisme et Classicisme,
« l’automne » et l’été du Moyen-Age, les épopées de Lucain et de Virgile, la
prose de Tacite et de Cicéron, etc. De l’autre côté, il y a les études qui
aboutissent à des taxonomies historiques généralement caractérisées par un
étrange foisonnement de préfixes (du moins en allemand) : c’est le domaine du
« Frühbarock » (pré-baroque), « Hochbarock » (haut-baroque), « Spätbarock » (baroque tardif, flamboyant), c’est-à-dire de séries de termes qui
se laissent nuancer, différencier ad infinitum : on y pourrait, par exemple,
introduire les termes « später Frühbarock », « früher Hochbarock » ou –
concernant une autre époque souvent discutée – la « späte Frühromantik »,
« frühe Hochromantik », etc. Certes, ce type d’étude paraît plus capable que
l’autre de s’insinuer dans les nuances et les détails des phénomènes mêmes ;
mais il finit par sacrifier à cette capacité d’adaptation toute capacité de
distinction ce qui le condamne à rester, face au niveau de ses objets, et fidèle
et tautologique.
D’ailleurs, le meilleur exemple du premier genre de définition est déjà
constitué par les fameuses oppositions binaires de Heinrich Wölfflin, nommées
non à tort « Kunstgeschichtliche Grundbegriffe ». Il s’agit, comme on sait,
d’une série de catégories oppositionnelles qui distinguent l’art baroque de
l’esthétique de la Renaissance en opposant, tour à tour, les qualités du
« pictural » et du « linéaire », d’« obscurité » et de « clarté », d’« unité
indivisible » et d’« unité multiple », de « profondeurs » et d’une « surface
plane », d’une « forme ouverte » et d’une « forme fermée ». Bien que ces
distinctions aient été dérivées, par Wölfflin, d’un contraste méthodique entre
l’art baroque et l’art de la Renaissance, il va sans dire qu’elles se prêtent
facilement à être appliquées à d’autres périodes où le seuil d’époque concerné
n’est plus celui entre Renaissance et Baroque, mais entre Classicisme et
Romantisme ou entre littérature latine classique et littérature – disons d’une
manière neutre – non-classique. Ainsi ce n’est pas du tout arbitraire si la
phénoménologie du baroque proposée par Wölfflin a été comprise et développé, par
plusieurs critiques, dans la direction d’une dichotomie de validité quasiment
éternelle. Tel fut le projet d’Eugenio d’Ors qui fit du baroque une constante
qui, en diverses époques, pendant l’Alexandrinisme, pendant la
Contre-Réforme, pendant la période « Fin de Siècle », se heurta à l’autre
constante d’un classicisme non moins universel. Tout à fait analogue
l’entreprise de Ernst Robert Curtius, lui aussi convaincu de l’opportunité d’une
dichotomie de caractère trans-historique. A cela près que Curtius qui part de
l’histoire littéraire et refuse la terminologie de l’histoire des arts, remplace
la notion de « baroque » par celle de « maniérisme », de sorte que, chez lui, ce
ne sont plus les antagonistes « baroque » et « classicisme », mais
« maniérisme » et « classicisme » (« Normalklassik ») qui se livrent, dans la
civilisation européenne, une bataille éternellement indécise.
Face à cette extension trans-historique du concept de baroque on a,
bien entendu, réagi en cherchant à lui assigner, à nouveau, un champ historique
plus circonscrit. C’est dans cette direction que vont les essais taxonomiques de
Helmut Hatzfeld (et de ses disciples américains) qui, en renonçant à toute
opposition binaire, retracent, pour les diverses littératures romanes, un
itinéraire idéal touchant, par des glissements quasi imperceptibles, les étapes
successives de la Renaissance, du Maniérisme, du Baroque, du « Barroquismo »
(qui serait une manière de baroque flamboyant) et du Rococo. Avec la seule
différence d’un certain décalage temporel (et d’intensité), c’est le même
itinéraire que suivent – dans cet ordre – les littératures italienne, espagnole
et française ce qui, d’ailleurs, renverse assez brutalement le prestige et les
privilèges de la littérature française, réduite d’un classicisme d’avant-garde à
un baroque retardataire et marginal. Dans le souci d’un beau système aux
proportions harmonieuses, Hatzfeld a attribué à chaque étape une triade
d’auteurs qui sont censés présenter des équivalences stylistiques. Ainsi,
l’étape du maniérisme est représentée, en Italie, par la poésie de Michelangelo,
en Espagne, par celle de Góngora et, en France, par un Góngora gaulois qui s’appelle Malherbe (ç’aurait été une surprise pour Boileau).
Plus surprenante encore la triade de l’étape baroque qui se compose d’auteurs
aussi dissemblables – de genres et d’écritures – que Tasso, Cervantes et
Racine : leur seule parenté consistant, apparemment, dans le fait d’être, tous
les trois, des auteurs vivement aimés et admirés par Hatzfeld. La dernière
triade, celle du ‹ baroque flamboyant ›, donne finalement l’équivalence de
Giambattista Marino, de Calderón et – nouvelle surprise – de Fénelon chez lequel
il ne se peut agir, bien sûr, que d’un flamboyant assez modéré.
L’arbitraire dont témoigne cette taxonomie ne fait aucun doute, et il
me semble superflu d’en relever tous les inconvénients : par exemple le
refoulement, motivé par la contrainte du système et de ses choix analogiques,
d’un ‹ barroquisme › français qui se situerait, en réalité, avec Saint-Amant ou
Cyrano de Bergerac, avant et non après Racine : c’est, sans aucun doute, le
Saint-Amant du Moÿse sauvé qui s’oriente vers le modèle
de l’Adone de Marino, tandis que je ne vois effectivement
aucune parenté entre les modèles génériques (épopées mythologique, idylle, etc.)
ou l’écriture conceptiste de Marino et l’œuvre de Fénelon qui, selon Hatzfeld
devrait leur fournir un pendant français. De toute faon, cette tentative de
systématisation historique qui se veut, en principe, moins spéculative que les
dichotomies trans-historiques d’un Curtius ou d’un Wölfflin aboutit
paradoxalement à des résultats encore autrement capricieux et gratuits. Et pour
cause, puisque précisément l’absence de catégories oppositives qui pourraient
opérer des distinctions dans le vaste matériel historique laisse, en fait, tout
à la disposition du hasard, du caprice et des intérêts idéologiques de
l’historien. Il en résulte, pour moi, presque une règle méthodologique : plus on
se veut immédiatement descriptif et proche des phénomènes, moins on
aboutira à une périodisation aux contours distincts et reconnaissables. Cet
inconvénient de définitions d’époques qui procèdent par simple accumulation de
traits caractéristiques se retrouve d’ailleurs jusque dans les contributions les
plus récentes au problème du baroque, du maniérisme ou d’autres périodes
littéraires. Prenons-en comme exemple la définition que Frank J. Warnke nous
offre, dans un essai déjà cité, du style maniériste : « Mannerist literature »,
écrit-il, « is distorted, individualistic, nervous, unstable, asymmetrical,
highly intellectual, intensely conscious of itself an of its nature as art […]
never static, never serene, […]. Concerned with neither careful mimesis nor
ideal balance, it tends to flout decorum and taste […]. It tends toward the
condition of drama rather than toward the condition of either narration or
description. It is radically anti-Classical » (op. cit., p 256). Ce que Warnke
esquisse ici, c’est, au lieu d’une définition, plutôt une description qui
énumère des qualificatifs avec le visible et, au fond, louable souci de ne rien
omettre. Mais précisément cette prétendue exhaustivité et cet effort d’une
proximité des phénomènes se révèlent, dans l’ordre des problèmes auxquels nous
avons affaire, comme un piège : ce qu’ils ajoutent éventuellement au répertoire
d’un style ou d’une époque, ils l’ôtent, en revanche, à l’idée de son identité
distinctive, en la rendant confuse et insaisissable. En fait, si l’on appelle,
avec Warnke, « maniérisme » tout ce qui est « tordu, individuel, nerveux,
instable, asymétrique, hautement intellectuel et intensément conscient de
soi-même et de son statut artificiel », on voit mal ce qui pourrait distinguer
un tel style ou une telle époque de la littérature d’avant-garde ou de la
littérature romantique, et l’on retourne forcément, même sans le
vouloir, à la conception d’un style comme constante trans-historique à la
manière de Curtius.
Une observation semblable vaut pour la phénoménologie du « baroque »
répertorié, d’une façon par ailleurs fort suggestive, par Claude-Gilbert Dubois.
Lui aussi renonce consciemment aux oppositions binaires et tente la voie d’un
répertoire de traits stylistiques qui se conçoit, évidemment, comme un vaste
panorama. On y trouve, pour représenter le baroque, des aspects tels que « le
goût du monumental », « la volonté d’impressionner », « une exhibition de
puissance matérielle », « l’importance des superpositions décoratives » ou « le
goût du singulier et de l’insolite » (op. cit., p. 57–59). Au niveau de
l’écriture, il y a une « structure duelle antithétique », un « processus
d’hyperbolisation » et une « expression allégorique » (p 128). En ce qui
concerne la psychologie sociale particulière à l’époque, elle n’ignore
apparemment rien de ce qui est humain : elle connaît « l’hypertrophie du
‹ surmoi › », mais en même temps « l’hypertrophie du moi », en assumant
également, bien entendu, « l’hypotrophie du ‹ non-moi › », bref, c’est une
totalité qui, comme toutes les totalités, a la fâcheuse tendance de verser au
néant. Ainsi, c’est paradoxalement la longue énumération des particularités qui
se dissout à la fin dans la plus générale des généralités où le critique risque
de perdre toute orientation, en découvrant que « l’histoire du baroque est
emplie de caprices et de ruptures : l’évolution se fait souvent par opposition,
pétrarquisme et antipétrarquisme (Ce qui est, d’ailleurs, une antithèse
constitutive de la poésie de la Renaissance, U.SB.), excès et sagesse,
truculence et préciosité, héroïsme et burlesque… » (op. cit., p. 63). Et si le
baroque vit de tels caprices et de telles ruptures, « c’est qu’il est né »,
écrit Dubois, « sous le signe de la mobilité, dans une période
tumultueuse où se décompose le passé tandis que s’ouvrent de nouveaux
horizons », c’est-à-dire dans une période qui serait, à mon avis, celle de tous
les jours et de toutes les heures.
De sorte qu’il vaut probablement mieux retourner aux propositions de
Floeck qui, malgré les interférences que j’ai relevées, ont au moins le grand
mérite de ne renoncer a priori ni au niveau descriptif d’un répertoire
historique ni au niveau – disons – théorique de la distinction typologique. Si,
après tant d’objections et de critiques formulées à l’égard de quelques
définitions du baroque littéraire, j’ose, de mon côté, proposer un essai de
re-définition, certes non plus vraie, mais peut-être plus praticable et plus
riche en perspectives de recherche, je pars donc comme Floeck, du concept d’une
esthétique de la « diversité » et de la « variété » qui distinguerait le baroque
de cet effort vers l’unité compositionnelle qui serait, dans une plus large
mesure, propre et à la Renaissance et au Classicisme. Seulement, il faut,
évidemment, ôter à cette conception les éléments dérivés de certaines
esthétiques plus spéciales, c’est-à-dire l’interférence de poétiques qui
relèvent, essentiellement, d’une tradition générique ou d’une tradition sociale
communes à diverses époques. Pour re-formuler l’opposition entre « diversité »
et « unité » d’une façon plus générale et, en même temps, historiquement plus
pertinente, je considère donc la Renaissance littéraire non comme une époque
dominée par l’idéal d’une unité et d’une beauté harmonieuses, mais comme une
époque qui est, avant tout, à la recherche d’un nouvel ordre, d’une nouvelle
systématisation et hiérarchisation des écritures, fondée sur l’idée, empruntée à
l’Antiquité classique, d’une consciente distinction des genres. Cette même idée
de la distinction des genres est, plus tard, reprise, approfondie et, en quelque
manière, systématisée par ce qu’on appelle, partout en Europe, le
Classicisme, qu’il s’agit de celui de Boileau, du Classicisme arcadique de
Menzini et, ensuite, de Muratori ou du Classicisme espagnol prôné par la
poétique d’Ignacio Luzán, d’ailleurs paraphrasée en grande partie de la
« Perfetta Poesia Italiana » de Muratori. Or, entre ces deux périodes qui
tendent, dans une diverse mesure, à un système, à un ordre des écritures régi
par la distinction des genres, le baroque peut être décrit et défini par un
mouvement opposé de confusion, de mélange des genres qui met en désordre les
tendances aristotéliques de la Renaissance pour provoquer les réactions encore
autrement systématisantes des poétiques du Classicisme. Bien sûr, je me rends
compte que cette notion de mélange des genres peut, elle-même, prêter à de
nouvelles équivoques et à de nouvelles confusions. Il me semble surtout qu’il
faut la distinguer, le plus clairement possible, d’un autre mouvement de mélange
des écritures, bien plus radical et désormais en-dehors des limites de tout
aristotélisme, qui se trouve à l’origine de la littérature romantique et
réaliste du 19 siècle.
Pour réduire, du moins en partie, les risques d’une telle confusion, je
vais terminer mes considérations par l’esquisse d’une typologie qui présente,
sans aucune ambition de classification systématique, trois variantes de mélange
générique que je retiens, à différents degrés, comme spécifiques du style et de
la période baroques. La première variante, c’est la confusion des genres, ou
plutôt des conventions stylistiques et thématiques, par simple inadvertance, par
une espèce d’indifférence face aux règles du décorum. C’est la variante, en
quelque sorte, plus proche de ce qu’on entend couramment par une esthétique
réaliste, donc la variante moins spécifiquement baroque. Pour en avoir une idée,
on prendra l’exemple des nouvelles de Matteo Bandello et des innovations
qu’elles apportent aux structures canoniques des nouvelles du Décameron. Au risque de schématiser excessivement (mais il
ne saurait y avoir de périodisation sans schématisation), on pourrait dire que
Boccace maintient presque toujours une ligne de démarcation assez nette entre
des nouvelles qui prêtent à rire, nouvelles le plus souvent peuplées par des
paysans, des moines ou des bourgeois, et d’autres nouvelles sérieuses et même
tragiques, racontées surtout pendant la quatrième et la dixième journée dont les
protagonistes sont, en général, d’origine noble et féodale. Or, chez Bandello,
cette ligne de démarcation n’existe plus ou disons qu’elle tend à s’effacer.
Lisons, par exemple, la nouvelle 47 du premier livre. Elle raconte « un
meraviglioso accidente d’amore » : « Il signor Gostantino Boccali si getta ne
l’Adige ed acquista l’amore de la sua dama che prima non l’amava ». Ce que ce
titre annone, ce n’est toutefois pas l’histoire entière : ce n’en est seulement
la première partie, celle qui nous offre l’exemple d’une héroïque preuve de
courage fournie par un chevalier (« giovine nobilissimo di quei dispoti e
prencipi che de la Grecia e del reame de lo Epiro furono da’turchi cacciati »)
pour gagner l’amour d’une dame d’abord froide et orgueilleuse. Suit la seconde
partie de ce « merveilleux accident d’amour » : la dame a désormais pitié de son
soupirant et consent à une visite nocturne (« che a lei l’amante una notte
andasse »). L’accueil qu’elle lui fait est fort généreux : « Le accoglienze
furono gratissime, e dopo i dati e mille volte replicati amorosi baci se
n’andarono a letto ». Mais, une fois au lit, le chevalier est frappé par un
inconvénient inouï, inouï non seulement quant à l’événement même, mais bien
davantage quant au décorum littéraire qu’il brise : notre chevalier, tout noble
et héroïque qu’il soit, est frappé d’impuissance, c’est-à-dire de cette
faiblesse qui, dans la tradition farcesque, revenait en exclusivité aux maris
trompés et constituait, par conséquent, un phénomène essentiellement ridicule.
Donc, il y a, dans cette nouvelle, irruption du ridicule et du contingent dans une matière qui semblait de prime abord ordonnée selon le seul
registre héroïque, avant que, tout à la fin, la tonalité change de nouveau, le
chevalier récupère, après une tentative de suicide, comme par miracle ses forces
et touche heureusement à « l’ultimo diletto d’amore ». D’autres nouvelles
suivent, pour ainsi dire, le chemin inverse, en troublant le sens d’une
« beffa », c’est-à-dire le récit d’une astuce comique, par l’irruption imprévue
de circonstances sérieuses et problématiques. C’est le cas, par exemple, de la
nouvelle 53 du premier livre qui traite des amours d’une jeune patronne, quelque
peu négligée par son époux, avec un paysan qui, deux fois la semaine, apporte au
ménage des produits de sa ferme. Tout semble avancer allègrement jusqu’à ce que
l’enfant de la patronne qui a été présent à la première rencontre amoureuse
risque, dans son innocente naïveté, de tout dévoiler au mari trompé. Alors, la
patronne réagit avec une surprenante cruauté qui s’abat brutalement, non sur le
mari, la victime accoutumée dans ce genre de récit, mais sur l’innocence de
l’enfant : « madonna Cornelia che una estrema paura aveva avuta, preso il
garzonetto per mano e menatolo in una camera assai lontana de la sala, gli diede
molte sferzate e lo garrì molto forte, minacciandolo di peggio se mai piú simil
parole diceva ». Après quoi l’équilibre paraît rétabli, et la famille se met à
proliférer dans un beau ménage à trois : « ora seppero poi la donna e
l’aventuroso Antonello (qui serait l’heureux paysan-amant) sì ben ordir la lor
tela che lungamente del loro amore insiememente goderono e si diedero il meglior
tempo del mondo, e madonna Cornelia piú volte ingravidò e fece figliuoli,
credendo il dottore (c’est le mari trompé) esserne il padre, di che molto se ne
allegrava ». Cependant les dernières phrases de la nouvelle apportent de
nouveaux éléments de trouble à la sérénité d’une aventure boccaccesque, en
parlant des menaces de la mère, de la crainte du fouet qui garantit
le silence de l’enfant et finalement des litiges qui surgissent, après la mort
des parents, entre le fils maltraité et ses frères illégitimes, bref de toute
une série d’aspects qui prolongent la beffa dans le sens d’une réalité lourde et
sordide, en évident contraste avec l’atmosphère légère d’un conte à rire.
Parmi les œuvres qui confondent les registres traditionnels, comme les
nouvelles de Bandello, par une indifférence vis-à-vis du décorum littéraire et
par un plus grand souci de l’historicité de leur rapport, on pourrait également
compter le mélange des genres caractérisant un bon nombre de « comedias »
espagnoles, notamment celles de Lope de Vega structurées dans l’esprit de
l’« arte nuevo de hacer comedias ». De telles œuvres, les nouvelles de Bandello
ou les comédies-drames de Lope de Vega, s’opposent, jusqu’à un certain degré, à
un autre type où la confusion des tonalités résulte moins de l’inadvertance ou
indifférence que d’une intention consciemment expérimentale. C’est le cas – s’il
m’est permis de citer un autre exemple italien – de l’époque héroï-comique La secchia rapita d’Alessandro Tassoni. Ici, le mélange
des styles ne se conçoit pas comme une irruption d’éléments contingents, et par
là « réels », dans le discours figé d’un certain genre, mais comme le résultat
d’une expérimentation littéraire quasi systématique. C’est du moins ce que
prétend la préface de la Secchia rapita où Tassoni met
l’accent sur le caractère de divertissement que constituait pour lui le mélange
expérimental des styles épique et burlesque : « quando l’autore compose questo
poema (che fu una state della sua gioventú) non fu per acquistare fama in
poesia, ma per passatempo, e per curiosità di vedere come riuscivano questi due
stili mischiati insieme ; grave e burlesco ; immaginando, che se ambedue
dilettavano separati, avrebbono eziando dilettato congiunti e misti, se la
mistura fosse stata temperata con artifizio tale, che dalla loro
scambievole varietà tanto i dotti, quanto gl’idioti avessero potuto cavarne
gusto » (A. Tassoni, La Secchia rapita, Firenze 1962,
p. X). Or, le procédé annoncé dans cette préface se renouvelle, dans la
littérature baroque, plus souvent qu’on le pense. Pour s’en apercevoir, il
suffit d’élargir, de généraliser le principe illustré par Tassoni et de
l’appliquer à d’autres combinaisons que celle de l’épopée et du burlesque.
Ainsi, en combinant la forme épique avec le style dit fleuri de la poésie
lyrique de caractère amoureux, l’on obtiendra l’étrange épopée qu’est l’Adone de Giambattista Marino, critiquée, à son époque,
par des esprits moins baroques et encore partisans des rigueurs de la
distinction des genres, comme « un poema di madrigali », c’est-à-dire comme une
épopée composée, en dépit des convenances stylistiques, d’une suite de madrigaux
et d’épigrammes. En combinant la forme épique avec le style descriptif de
l’idylle, l’on obtiendra le Moÿse sauvé que Saint-Amant
intitule précisément « idylle héroïque ». De la combinaison de la tragédie et de
la comédie résulte la tragi-comédie, la pastorale, et, en somme, il ne serait
pas tellement difficile d’élaborer un répertoire systématique de toutes les
combinaisons génériques possibles où, pendant l’époque baroque, la plupart des
cases se trouveraient effectivement occupées par un ou plusieurs textes
correspondants à peu près aux conditions théoriquement posées. En outre, il faut
considérer que c’est justement cette tendance à l’expérimentation multiple qui
sert, dans une large mesure, les fins de la Contre-Réforme. En fait, si la
notion de « baroque » signifie pour bien des critiques – et certes non à tort –
« art de la Contre-Réforme », cette équivalence dépend avant tout de la
possibilité de mettre une telle combinaison des écritures, qui est en même temps
multiplication des effets, au service de la propagande et de la
contre-propagande religieuse. Ainsi, la Contre-Réforme profite des tendances à
la combinaison des écritures et à la multiplication des effets, propres au
baroque, un peu partout, mais spécialement par ce mélange des genres qu’est le
travestissement d’une quelconque forme profane « a lo divino ». Ce procédé qui
plie chaque écriture ayant obtenu quelque notoriété et quelque prestige à la
discipline d’un contenu spirituel n’épargne pratiquement aucun genre littéraire,
depuis la poésie lyrique du Pétrarquisme jusqu’au libro de caballerías et aux
‹ comedias › espagnoles qui se travestissent « a lo divino » dans ce genre
combinatoire par excellence que constituent, au théâtre, les autos sacramentales de Calderón. Que tous ces procédés, notamment ceux
employés par une littérature de propagande religieuse, apparaissent à la
conscience classique comme quelque chose d’inconvenant et de contraire à ses
propres principes, se manifeste, d’ailleurs clairement dans les réactions d’un
classiciste comme La Bruyère, lorsqu’il se plaint, par exemple, du mélange des
genres auquel tendent les artifices de la prédication contemporaine : « Le
discours chrétien est devenu un spectacle » (p. 444).
La troisième espèce que je me suis réservé pour la fin me paraît celle
qui est le plus spécifiquement baroque. Il ne s’agit – à proprement parler –
plus d’un mélange, mais des premiers pas vers une véritable abolition des genres
qui s’ébauche, du moins virtuellement, quand un seul principe stylistique, celui
du conceptisme, des « acutezze » et des « agudezas », est surimposé à toutes les
distinctions qui, traditionnellement, se ramènent aux différents degrés de
dignité revendiqués par les diverses matières poétiques ou (plus généralement)
littéraires. Si, dans la considération des auteurs et des critiques, c’est le
concetto ou la « pointe » qui décide de l’excellence d’une composition, les
critères formels prennent désormais le dessus sur le poids et la valeur
attribués par la tradition poétologique aux thématiques noblement
sérieuses, agréablement érotiques ou bassement ridicules. Alors, tous les genres
se voient rapprochés, pour être ensuite répartis suivant un principe qui n’a
rien à voir avec la dignité de leur matière : s’y substitue comme critérium
décisif, en revanche, l’habileté ingénieuse, conceptiste dont les auteurs font
preuve, en dehors de toute considération du décorum et des convenances
génériques. Ce critérium qui fonctionne en concurrence et en conflit avec le
critère des convenances particulières de chaque genre se laisse, de nouveau,
profiler le plus distinctement, lorsqu’on se sert de la perspective des
protestations – pour ainsi dire – anti-baroques, lorsqu’on se rappelle, par
exemple, les objections opposées par La Bruyère contre une prédication mondaine
tombée aux mains d’une rhétorique évidemment éprise de ces concetti qui, selon
les normes génériques, étaient destinés et limités à la seule poésie lyrique :
« Depuis trente années on prête l’oreille aux rhéteurs, aux déclamateurs, aux
énumérateurs […]. Il n’y a pas longtemps qu’ils
avaient des chutes ou des transitions ingénieuses, quelquefois même si vives et
si aiguës qu’elles pouvaient passer pour épigrammes : ils les ont adoucis, je
l’avoue, et ce ne sont plus que des madrigaux » (Les
Caractères, P. 1962, p. 447). Ou lorsqu’on se souvient de la fameuse
tirade de l’Art poétique où Boileau voit dans les
Pointes, c’est-à-dire dans les concetti, l’élément principal d’une révolution
poétologique qui tend à égaliser, à niveler tous les genres, révolution qui
partirait du madrigal et du sonnet et qui finirait par prendre le pouvoir même
de la scène, du barreau et de la chaire, forte de son arme privilégiée, la
« Pointe » :
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Quant au revers de cette évolution, on l’aperçoit, de la
façon la plus spectaculaire, dans un traité conceptiste comme le fameux Agudeza y arte de ingenio de Baltasar Gracián. Le même
nivellement des genres, désormais soumis au seul principe de l’« agudeza »,
auquel s’attaque la critique de Boileau ou de la Bruyère, s’y trouve exposé et
élevé au rang de doctrine. Cette doctrine exalte systématiquement l’aspect
formel de l’« ingenio » susceptible d’occuper, de changer et de niveler tous les
genres ; d’autre part, elle doit nécessairement réduire l’aspect thématique de
la « materia ». Ainsi, tout en admettant que « hay unas materias tan copiosas
como otras estériles », Gracián s’empresse d’ajouter: « pero ninguna (materia)
lo es tanto que una buena inventiva no halle en qué hacer presa » (II 255). Une
fois posée la suprématie de l’« ingenio » et, par conséquent, des principes du
conceptisme, il ne peut donc plus y avoir de supériorité qui revienne au vers
face à la prose ou bien à l’épopée face à l’épigramme. De sorte que Gracián
procède à toute une série de comparaisons et de rapprochements qui renversent la
hiérarchie des genres d’une manière dont l’esthétique humaniste ne peut que
s’étonner. Pour le critique conceptiste, Martial – par exemple – vaut bien
Virgile. De toute façon, les épigrammes de l’un n’apparaissent pas moins
éternels que l’épopée de l’autre : « con los muchos borrones iluminaron Virgilio
y Marcial sus eternas obras » (II 235). C’est la même tendance à égaliser le
haut et le bas, l’ancien et le moderne qui est accentuée par le catalogue
suivant d’auteurs-modèles où sont situés sur un seul plan : « Homero con sus
Epopeyas, Esopo con sus Fábulas, Séneca con sus Sentencias, Ovidio con sus
Metamorfosis, Juvenal con sus Sátiras, Pitágoras con sus Enigmas, Luciano con
sus Diálogos, Alciato con sus Emblemas, Erasmo con sus Refranes, el Bocalino con
sus Alegorías y el príncipe don Manuel con sus Cuentos » (II 197). Un peu plus
haut, on trouve même Mateo Alemán, le romancier moderne, mis quelques rangs
au-dessus du classique Virgile, et cela – comme le souligne Gracián – malgré le
sujet humble de son récit, grâce aux seules valeurs conceptistes
dont sa prose peut témoigner : « Aunque de sujeto humilde, Mateo Alemán, o el
que fue el verdadero autor de la Atalaya de la vida
humana, fue tan superior en el artificio y estilo, que abarcó en sí la
invención griega, la elocuencia italiana, la erudición francesa y la agudeza
espagñola » (Agudeza y arte de ingenio, II 19). Ce ne
sera pas un hasard, si justement « la agudeza espagñola » s’y érige en valeur
suprême et se présente – pour ainsi dire – comme le point culminant de la série
« invención griega », « elocuencia italiana », « erudición francesa ». C’est
qu’effectivement elle en constitue non seulement la valeur espagnole par
excellence dont le patriotisme culturel de Gracián ne peut laisser de souligner
l’importance, mais en même temps la valeur la plus moderne et, par conséquent,
la plus spécifiquement baroque : c’est-à-dire celle qui met, pendant une durée
historique bien spéciale, le plus de trouble et de perturbation dans le système
littéraire tant humaniste que classique, système fondé essentiellement sur une
distinction hiérarchique des genres, des styles et des matières.