Zitiervorschlag: Anonyme (Claude de Crébillon) (Hrsg.): "N°. 10.", in: La Bigarure, Vol.9\010 (1751), S. 73-80, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4971 [aufgerufen am: ].


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N°. 10.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► Allgemeine Erzählung► Il n’en étoit pas de même de notre jeune couple Monacal. Tous deux jeunes, tous deux aimables, tous deux susceptibles de sentiments & de passions, il y avoit tout à craindre pour eux ; & dans ces rencontres, du péril à la chute, il n’y a qu’un pas à faire. Ce fut à quoi le jeune Augustin travailla. Pour y réussir, au lieu d’une Confession que les Religieuses sont absolument obligées de faire par chaque mois, il l’engagea à se confesser d’abord tous les 15 jours, afin d’avoir plus souvent occasion de la voir, & de s’entretenir avec elle. Des quinze jours, il passa bientôt à la huitaine, puis à deux confessions par semaine ; enfin, sous prétexte de la conduire à une plus grande perfection, ils en vinrent à la Confession journaliere.

Metatextualität► J’ignore Monsieur, sur quels principes solides ont pu se fonder certains Moralistes, en introduisant dans l’Eglise l’usage de ces sortes de Confessions, aux quelles ils se sont avisez d’attacher l’idée d’une haute & sublime perfection ; Mais ce que l’étude & la fréquentation du monde, jointe à trente ans d’expérience m’ont appris, sur ce sujet, c’est que ces sortes de devotions, surtout entre personnes d’un certain âge, & d’un Sexe différent (& je n’en ai jamais vues parmi les hommes) cachent presque toujours quelque passion criminelle, [74] qui croit échaper aux yeux des connoisseurs à la faveur de ce masque dont on s’efforce de la couvrir. Abus grossier & ridicule ; précaution qui ne peut tromper que ceux qui veulent bien en être la dupe ! ◀Metatextualität

Des Cloîtres, des Deserts, la Piété plâtrée

Aux tendres mouvements ne ferme point l’entrée.
L’Amour vit sous la Guimpe ; & dans un cœur captif
Le desir est plus promt, le sentiment plus vif.

L’innocente, la charmante Agneze l’éprouva bientôt. Un des premiers soins du P. Alphonse, lorsqu’il se sentit épris de ses charmes, fut de travailler à faire passer dans son cœur une partie du feu qui le consumoit. A force de revenir souvent à la charge, dans ses frequentes Confessions, qui, de sa part, n’aboutissoient qu’à des declarations d’amour qu’il lui réiteroit sans cesse, il parvint enfin à se faire écouter de sa belle & pieuse Amante. Sa figure aimable, son éloquence persuasive, son esprit tout fait pour seduire un jeune cœur, parlerent en sa faveur à celui de l’aimable Agneze. L’Amour fit le reste. Metatextualität► Je tire ici, Monsieur, le rideau de la pudeur & de la biensceance sur tout ce qui se passoit dans leurs soi-disantes devotes entrevues. Vous en pourez juger par les suites qu’elles eurent, & que voici. ◀Metatextualität

L’Amour est ennemi de toute contrainte. Il aime à vivre au large, à se satisfaire à son aise ; & tout cela ne pouvoit pas se faire dans un Couvent de Religieuses : Aussi nos deux Amants prirent-ils la résolution de franchir cette barriere qui s’opposoit à leurs desirs. On convint, de part & d’autre, de rompre des engagements sacrez, qu’une passion criminelle avoit rendus in-[75]suportables, & d’aller, dans une terre étrangere, en contracter d’autres, que la Chair & le Sang leur faisoient trouver mille fois plus agréables & plus delicieux. Mais comme, dans tous les païs du Monde, on ne vit pas d’Amour, le jeune Moine qui, de son côté, n’avoit ni fond ni ressource pour subsister, en imagina une qui auroit mis le couple amoureux bien au large si le Ciel avoit permis qu’il eût reussi. La voici.

On aprochoit alors de la saison du Carnaval, tems où nos folies passent jusques dans les Couvents. Ceux d’Italie, qui ne se piquent pas tous d’une austere régularité, sont en possession de se divertir, ces jours-là, les uns d’une façon, les autres d’une autre. Le P. Aphonse, Directeur de celui-ci, ayant été consulté sur le divertissement qu’on se donneroit, au Carnaval dernier, en proposa un dont il espéroit tirer un excellent parti. Ce fut celui de donner, entr’elles, & aux Dames, amies de la maison, une ou deux representations de notre belle Tragedie d’Esther, qui a été traduite en très beaux Vers Italiens, par un excellent Poëte de l’Academie della Crusca. Le choix & le genre du divertissement fut unanimement approuvé par l’Abbesse, & par toute sa Communauté, comme étant très édifiant. Les rôles furent distribuez, en conséquence, entre les Religieuses ; la charmante Agneze fut chargée du principal ; & le R. P. Alphonse fut prié par Madame l’Abbesse de vouloir bien donner aux pieuses Actrices quelques leçons de déclamation, dont elles avoient besoin. Sa galante Révérence n’eut garde de refuser cet emploi. C’étoit pour lui un nouveau moyen de voir librement sa chere Amante, avec la quelle il auroit voulu toujours être ; & ces frequentes entrevues lui procuroient l’occasion de se concerter avec elle sur l’évasion qu’ils meditoient. [76] La piéce fut étudiée, exercée, répétée, & il ne fut plus question que de penser à l’exécuter.

Sous prétexte d’en rendre la representation plus brillante, mais réellement pour mieux exécuter son projet, le Moine imagina de faire emprunter aux Religieuses Actrices les habits les plus magnifiques, & tout ce qu’elles pouroient trouver de bijoux, pour s’en décorer. La charmante Agneze, en qualité de Reine, devoit en être plus ornée que toutes les autres. Il ne lui fut pas difficile de s’en fournir. Comme elle est d’une des plus riches & des plus illustres familles de la Lombardie, elle n’eut besoin, pour cela, que de recourir à la Toilette de sa Mere, qui en avoit un très grand nombre, & des plus precieux. Non contente de lui prêter tous les siens, cette Dame y ajouta encore ceux de sa Sœur, & tout ce qu’elle en put emprunter dans la famille ; de sorte que la belle Agneze se trouva, un beau matin, avoir en sa dispositition <sic> pour plus de cent mille Scudis de Diamants, & autres pierres precieuses, que son ingenieux Amant avoit trouvé moyen de lui faire avoir. Dès qu’elle les eut reçus, elle en donna avis aussitôt au P. Alphonse qui, de son côté, avoit pris les mesures qui lui avoient paru les plus propres à faire réussir son évasion. Un habit de Cavalier qu’il lui avoit fait faire, aussi bien qu’une fausse clef du Couvent, & une couple de Chevaux qu’il avoit empruntez, pour quelques jours, de deux de ses amis, étoient les principales. Sous ce deguisement, ils devoient ensemble passer en Suisse, & s’y marier.

Au jour fixé pour le départ, qui étoit le dernier Lundi gras, sur les trois heures du matin, tems où toutes les Relligieuses étoient profondément endormies, la Sœur Agneze, travestie en Cavalier, n’eut pas plus tôt entendu le signal dont [77] son Amant étoit convenu avec elle, qu’elle sort de son Couvent par la porte de derriere, & se trouve dans les bras de son jeune Moine qui, travesti de même en Cavalier, l’attendoit à cette porte, avec les deux Chevaux dont j’ai parlé, & qu’il tenoit par la bride. Il l’embrasse, & la monte sur un ; & étant monté sur l’autre, ils partent, & s’éloignent tous les deux d’un lieu qu’ils comptoient bien ne revoir jamais ni l’un ni l’autre.

Metatextualität► On a bien grande raison de dire, Monsieur, que, dans toutes les choses de ce bas monde, c’est ordinairement l’homme qui propose ; mais que c’est toujours Dieu qui dispose des événements. ◀Metatextualität C’est principalement dans le dénouement qu’ont les intrigues criminelles, que se manifeste la verité de cette ancienne Sentence. Elle se vérifia bien encore dans cette rencontre. Nos deux Amants, enchantez de se voir libres l’un & l’autre, croyoient presque toucher au terme de leur felicité. Ils suivoient ensemble le chemin qui conduit à la Porta Ticinese *1 par la quelle ils comptoient sortir de Milan, dans une heure au plus tard, c’est-à-dire, au moment qu’on l’ouvre aux gens de la Campagne qui apportent au Marché les provisions de bouche, & autres, pour cette grande Ville. (a2 Comme ils avoient plus de tems qu’il ne leur en faloit pour s’y [78] rendre, ils marchoient au petit pas, tant pour ne point faire trop de bruit (car on est toujours dans la crainte quand on fait une mauvaise action), que par ce que la charmante Agneze, qui jamais de sa vie n’avoit été à Cheval, étoit un peu incommodée de cette voiture à la quelle elle n’étoit nullement accoutumée ; mais l’Amour, quand il s’est une fois emparé d’un cœur, nous rend tout suportable. Ce n’étoit pas, au-reste, manque d’attention de la part de son galant. Au contraire, comme il avoit prévu cette incommodité, il ne comptoit se servir, que le premier jour, de cette monture, pour cacher sa marche que l’auroit pu suivre, s’il avoit pris la poste à Milan, au lieu qu’il ne comptoit la prendre qu’à vingt milles de là, sur la route de Turin, dans un endroit où il avoit été, la veille, commander & arrêter une Chaise de poste. Tout sembloit aller à souhait pour cet Amant, lorsqu’un accident imprévu lui enleva pour jamais sa chere Maitresse. Voici comment la chose arriva.

Metatextualität► Vous sçavez, Monsieur, que, dans les païs Catholiques Romains, la Sobriété ne fut jamais la Vertu du peuple pendant les derniers jours du Carnaval. Il croiroit, au contraire, commettre un très grand péché s’il suivoit, dans ce tems, les regles qu’elle nous prescrit. Telle est sa manie. Devinez, si vous le pouvez, sur quoi elle peut être fondée. ◀Metatextualität Un yvrogne, qui, probablement, étoit dans ce beau principe, croyant bien célébrer cette espece de Feste, qui n’est pas la moins bien chommée par le peuple, s’en étoit tellement donné, qu’il étoit tombé & resté yvre-mort au milieu de la rue. A la vue de cet homme étendu sur le pavé, le Cheval du jeune Moine, qui étoit ombrageux, fut si effrayé, que prenant le mors-aux-dents, il emporta, comme un éclair, son Cavalier qui ne put jamais l’arrêter.

[79] Metatextualität► Il vous sera plus aisé, Monsieur, de vous figurer, qu’à moi de vous décrire ici quelles furent la frayeur, la consternation, & la douleur de ces deux tendres Amants, lorsqu’ils se virent ainsi séparez tout-à-coup l’un de l’autre. ◀Metatextualität Peu s’en falut que la charmante Agneze ne tombat à la renverse de dessus son Cheval. Elle eut besoin de toute la fermeté dont elle étoit capable pour résister à cet accident imprévu. Pour la rassurer, & la consoler un peu, le Moine, qui s’éloignoit d’elle comme si Monsieur Belzebuth l’eut emporté, lui crioit de toutes ses forces Porta Ticinese ; Porta Ticinese ; Porta Ticinese, voulant lui faire entendre par là, que le lieu de leur rendez-vous étoit à cette porte de la Ville, où il se rendroit auprès d’elle lorsque la fougue impétueuse de son Cheval se seroit ralentie.

Metatextualität► Il faudroit ici, Monsieur, une plume plus éloquente que n’est la mienne, pour vous bien peindre la perplexité & les rudes angoisses dans les quelles cette pauvre Religieuse se trouva, lors qu’au milieu d’une nuit assez obscure, elle se vit ainsi seule au milieu des rues, montée sur un Cheval qu’elle n’étoit guére en état de conduire, & dans un quartier de la Ville qu’elle ne connoissoit point. ◀Metatextualität Que n’auroit-elle point alors donné pour être dans sa Cellule, couchée tranquillement dans son lit, comme les autres Religieuses de son Couvent ! Mais quand elle auroit voulu y retourner ; le moyen de s’y rendre ! Elle en étoit alors à plus d’un mille ; & les divers detours qu’elle avoit faits, & aux quels elle n’avoit fait aucune attention, par ce qu’elle n’étoit alors occupée qu’à écouter son Amant qui s’entretenoit avec elle, lui en avoient oté tous les moyens. D’ailleurs elle étoit d’une inquiétude étrange sur ce qu’alloit devenir ce cher [80] Amant dont elle sentit quel seroit le désespoir si elle ne se trouvoit point au rendez-vous qu’il venoit de lui donner. Quand on a fait une fois les premiers pas vers le crime, les autres, qui suivent, coutent infiniment moins.

Apres quelques moments des plus rudes & des plus vives angoisses, la Sœur Agneze, ne consultant que sa passion, prit le parti de poursuivre sa marche vers la Porta Ticinese. En causant avec elle, son Amant lui en avoit indiqué la route qu’elle se rapella le mieux qu’il lui fut possible. Rassurée par son amour, elle continua donc son chemin ; Mais à peine eut-elle fait cent pas en rêvant au fâcheux accident qui venoit de lui arriver, que, prenant une rue pour l’autre, elle perdit bientôt la Carte dans cette grande Ville, qu’elle n’avoit jamais parcourue, & qu’elle ne connoissoit, pour ainsi dire, que de nom. Plus elle marcha, plus elle s’égara ; de sorte que, après avoir erré de rue en rue pendant plus de deux heures, il arriva, qu’au lieu de la Porta Ticinese, où elle devoit & comptoit se rendre, elle se trouva, sur les six heures du matin, à la Porta Romana, qui est diametralement opposée à celle où elle devoit être. Ce fut ce qu’elle apprit d’un Païsan à qui elle s’en informa. A cette Nouvelle, nouvel embarras & nouvelles inquiétudes. La pauvre Sœur Agneze, harassée du chemin qu’elle venoit de faire, & qui étoit le plus long, & le plus fatiguant qu’elle eut fait de sa vie, inquiette d’ailleurs d’avoir manqué le rendez-vous que lui avoit donné son Amant, plus inquiette encore de l’aproche du jour qui commençoit à paroitre, étoit dans un état vraiment digne de compassion. ◀Allgemeine Erzählung ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2

(La suite dans le No. suivant.) ◀Ebene 1

1* C’est la Porte de Milan, qui donne sur le Ticino dont les eaux, jointes à celles de l’Adda, remplissent le fossé de l’enceinte interieure de la Ville, & par la quelle on va dans le Piemont, à Geneve, en Suisse, &c.

2(a) Milan est une des plus grandes Villes de l’Italie. On lui donne 300 mille habitants, dix milles, c’est-à-dire, plus de trois lieues, de circuit. On y compte onze Chapitres, ou Eglises Collegiales, 71 Paroisses, 36 Monasteres de filles, 30 Couvents d’hommes, 36 maisons de Chanoines Reguliers, 32 Colleges, 120 Ecoles pour les enfans, outre une quantité prodigieuse d’Eglises & de Palais.