Zitiervorschlag: Anonyme (Claude de Crébillon) (Hrsg.): "N°. 6.", in: La Bigarure, Vol.9\006 (1751), S. 41-50, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4967 [aufgerufen am: ].


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N°. 6.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► NOs Fêtes sont passées, &, comme je vous l’ai déja annoncé d’avance, l’on nous a permis de reprendre notre train & nos occupations ordinaires. Voici donc, Monsieur, en conséquence, quelques événements, assez curieux & interressants, dont la circonstance de nos Solemnitez m’a empêché de vous informer plus tôt. J’espere que vous ne m’en sçaurez point mauvais gré. Au-reste, pour vous en dédomager, vous trouverez dans les Avantures, que je vais vous raconter, de quoi rire & pleurer alternativement, si vous voulez. Voici la premiere, que l’on m’a écrit être arrivée, il y a environ sept semaines, dans une Ville de Suisse, au Canton de Basle.

Vous sçavez, Monsieur, que la saison étoit alors extrêmement rude. Allgemeine Erzählung► Un pauvre Voyageur, Allemand de nation, Soldat de profession, & Protestant de Religion, assez mal vétu, & dont la bourse étoit encore plus mal garnie, souffroit beaucoup du froid. Pour surcroit d’in-[42]commodité, la Neige, qui couvroit alors la terre, jointe à la longue route qu’il avoit déja faite, lui avoit entierement abîmé ses souliers ; de sorte qu’il marchoit sur la semelle de ses bas qui eurent bientôt le même sort. Il étoit dans ce triste état ; lorsque, en approchant de la Ville, il aperçut, au Gibet, près du quel il passa, un pendu qui y avoit été accroché quelques jours auparavant. Ayant remarqué que ce malheureux avoit de très bons bas, & des souliers presque tout-neufs, il lui vint dans la pensée de les lui prendre. Ce misérable n’en avoit effectivement plus aucun besoin ; & les biens de ce monde ne sont faits que pour s’en servir. Le pauvre Soldat s’en approcha donc, & se mit à faire, auprès de ce pendu, l’office de Valet de chambre. Il commença par lui oter ses souliers qui se trouverent aller parfaitement bien à son pied. Il se flatta que les bas iroient encore mieux, & se mit en devoir de les lui déchauffer de même ; mais ils étoient gelez aux jambes du pendu, que le froid avoit d’ailleurs tellement fait enfler, qu’il lui fut absolument impossible de les lui oter sans les mettre en piéces.

C’auroit été assurément grand domage ; car ils étoient d’une très belle laine de Segovie, & excellents pour la saison. Quel chagrin pour notre Voyageur de se voir obligé de laisser un meuble dont le pauvre Hére se seroit si bien accommodé, & dont il avoit si grand besoin ! Il ne put s’y résoudre ; de sorte que, après y avoir un peu reflechi, pour ne point perdre la petite aubaine que la Providence lui envoyoit, comme il ne pouvoit l’avoir autrement, il prit le parti, de lui couper les deux jambes, dans le dessein de les faire dégeler dans le premier [43] endroit où il s’arrêteroit. Que la Pauvreté est ingénieuse ! Aussi ai-je ouï dire à un très habile homme qu’elle avoit été de tout temps, & étoit encore tous les jours, la Mere de l’Industrie. Projet formé, projet aussitôt exécuté : Le pendu perd ses deux jambes, que le Soldat lui coupe ; & celui-ci les emporte dans son Havresac.

Arrivé’ dans un des fauxbourgs de la Ville, il demande à loger, par charité, dans une petite Auberge, convenable à l’état dans le quel il se trouvoit. Metatextualität► Il faut rendre ici, Monsieur, à la nation Suisse la justice qu’elle merite. Elle est aussi charitable envers les étrangers, qu’on l’est peu dans une certaine autre République où la plûpart des Aubergistes, quoique riches, & fort à leur aise, semblent s’être fait une Loi inviolable d’écorcher tout-vifs ceux qui ont le malheur de tomber entre leurs mains. ◀Metatextualität Chez ces derniers, ce pauvre miserable auroit passé, comme l’on dit, la nuit à la belle étoile, n’auroit point eu d’autre lit, ni d’autre matelas, que la Neige, ni d’autre couverture que le Ciel. Il fut tout autrement traité par son Hôte qui le reçut avec humanité, & qui, après lui avoir donné à souper gratis, le mit coucher dans ce qu’on apelle, en Allemagne, en Suisse, & dans tous les païs froids, le Poêle *1 . Il y passa très bien la nuit, se remit un peu de ses fatigues, [44] & se leva de très grand matin, pour continuer la route qui lui restoit encore à faire. Comme la chaleur du Poële avoit dégelé, & même séché, pendant la nuit, les bas du pendu, dont il avoit les jambes dans son Havresac, il les tira sans peine, les chauffa, & remit les siens, qui ne valoient plus rien, aux jambes du pendu. Cet echange fait, il les cacha sous le lit, & partit sans réveiller son Hôte, ni son Hôtesse, dont il avoit pris congé la veille avant de se coucher, attendu qu’il devoit partir de très grand matin.

Il étoit déja bien loin, lorsque l’Hôtesse étant venue, pendant la journée, dans l’endroit où il avoit couché, aperçut une des jambes du pendu, qu’un gros Matin du logis tira par le pied. Effrayée de ce spectacle, elle s’enfuit avec précipitation, & court, toute épouvantée, raconter à son mari ce qu’elle vient de voir. Celui-ci n’en veut d’abord rien croire. Pour s’en convaincre, il va, à sa persuasion, dans la chambre où, au lieu d’une jambe que sa femme venoit de voir, il en trouve deux. Ce qui l’effraya encore davantage fut qu’il reconnut les bas du pauvre Soldat qu’il avoit eu la charité de loger gratuitement la veille. A cet effrayant spectacle, ces deux bonnes gens se mirent dans l’esprit que leur Matin, qui étoit de très bonne garde, & fort mechant pendant la nuit, étoit entré dans cette chambre où il avoit etranglé & dévoré le pauvre & malheureux Soldat dont ils voyoient les déplorables restes.

Metatextualität► Vous pourez mieux vous figurer, Monsieur, que je ne puis vous l’exprimer ici, quelles furent leur consternation & leur douleur. ◀Metatextualität Ils en furent si saisis, que peu s’en falut qu’ils n’en tombassent malades tous les deux. La chose se-[45]roit arrivée immanquablement, si la Providence, qui ne laisse jamais les bonnes œuvres sans quelque récompense, ne les eut tirez de la perplexité & de l’angoisse où ils étoient ; Voici de quelle maniere. Deux jours après, le bruit se répandit dans la Ville que le pendu avoit perdu ses deux jambes, lesquelles lui avoient été coupées & emportées, on ne sçavoit par qui. Cette Nouvelle, étant parvenue jusqu’à nos bonnes gens, à force de rêver à leur triste avanture, ils commencerent à soupçonner enfin que les deux jambes, qu’ils avoient trouvées dans la chambre où avoit couché le pauvre Soldat qu’ils croyoient avoir été devoré par leur Chien, pouroient bien être celles du pendu. C’étoit effectivement les mêmes. Après y avoir bien pensé, & s’être consultez ensemble sur ce qu’ils avoient à faire, ils prirent le parti de les remettre entre les mains de la Justice, pour en faire ce qu’elle voudroit ; & ils raconterent au Magistrat tout ce qui s’étoit passé chez eux à cette occasion. Celui-ci, curieux de sçavoir ce qui avoit pu porter ce Soldat à couper les jambes à ce malheureux, en ecrivit au Juge de l’endroit où l’on avoit appris qu’il devoit aller, & dont il reçut le détail de l’Avanture, tel que vous venez de le lire. ◀Allgemeine Erzählung

Metatextualität► Je m’attends, Monsieur, que vous me ferez peut-être ici une objection que j’ai faite moi-même à un de mes Amis, à qui j’ai fait lecture de cette Comique Avanture, & qui, ayant lui-même demeuré quelque tems en Suisse, étoit fort en état de me résoudre cette difficulté. « Comment ces bonnes gens, lui ai-je dit, pouvoient-ils se persuader que leur Chien avoit devoré ce Soldat ? Ils auroient dû, en ce cas, [46] retrouver, du-moins, sa tête, ses principaux ossements, & les lambeaux de ses habits ». Voici, mot pour mot, la réponse qui m’a été faite. « Il est certain, m’a-t-on répondu, qu’un des premiers, & même des plus ordinaires effets de la Frayeur, est d’étourdir, & souvent même d’oter le jugement. Celle dont ces bonnes gens, d’ailleurs fort simples, furent saisis, en cette rencontre, fut apparemment si violente, qu’elle ne leur permit point de faire ces reflexions & ce raisonnement. D’ailleurs, est-ce qu’on voudroit qu’un Suisse, dans une pareille situation, pensat à tout ? Dans combien de travers, beaucoup plus risibles, ne voyons-nous pas, tous les jours, donner nos bons Parisiens, quoique leur vanité leur fasse croire qu’il y a mille fois plus d’esprit dans une seule de leurs têtes, qu’il n’y en as dans toutes celles des treize Cantons, réunies ensemble ! » Voilà ce qui m’a été répondu. Je me suis contenté de ces raisons qui m’ont paru solides ; & j’espere qu’elles vous satisferont. Au reste, Monsieur, vous sçavez que, à l’égard des événements qui ne se passent point sous mes yeux, je ne vous les envoye que sur le même pied que je les reçois moi-même. Je les tiens de personnes dignes de foi ; & je crois que c’en est assez pour vous les garantir veritables. Combien de choses, très vrayes, ne raconte-t-on pas tous des <sic> jours dans le monde, dont on n’a point d’autre certitude ! ◀Metatextualität

Telle est encore la Nouvelle qu’on vient de nous écrire d’Utrecht, au sujet d’un événement qu’on nous assure être arrivé, il y a actuellement trois semaines, à deux lieues de cette Capitale, dans un Village considerable, situé sur [47] la grande route qui méne de cette Province en Allemagne. Allgemeine Erzählung► Dans ce Village demeuroit alors, & demeure encore une femme Veuve, qui y tenoit ci-devant une petite Auberge. Un billet qu’elle avoit mis à la Lotterie (dont je presume que vous aurez entendu parler dans votre Province, vu que cette Lotterie, qui subsiste depuis un grand nombre d’années, est une des plus fameuses de l’Europe) un billet, dis-je, qu’elle y avoit mis, lui ayant raporté un Lot de 4000 florins, ce qui fait plus de huit mille livres de notre monoye, cette femme, qui n’avoit point d’enfans, & qui est déja d’un certain âge, résolut, pour passer tranquilement le reste de ses jours, de quitter cette profession, & de vivre tout doucement du revenu de cette Somme qu’elle se proposa de placer le plus avantageusement qu’il lui seroit possible. En attendant qu’elle trouvat l’occasion d’exécuter cette dernière résolution, elle commença par effectuer la première. L’Enseigne fut mise à bas, l’Auberge fermée, & tous ceux qui lui demanderent à y loger, comme par le passé, furent éconduits. Elle fit le même compliment à un Hussart qui, pendant la derniere guerre étoit souvent venu loger chez elle, & qui vint pour y prendre son logement ordinaire. Elle le refusa, en disant qu’elle ne donnoit plus à loger ; mais il fit tant d’instances, qu’il lui persuada à la fin de le laisser coucher chez elle. Ce fut pour la bonne Veuve le plus grand bonheur qui lui pouvoit arriver.

En-effet, comme ils étoient couchez l’un & l’autre, on vint, sur le coup de minuit, fraper si rudement à la porte, que, quoiqu’elle fût dans son premier sommeil, la bonne femme se reveil-[48]la. Elle se leva, & demanda ce que l’on vouloit d’elle à une heure aussi indue. On lui repondit brusquement d’ouvrir ; mais elle n’en voulut rien faire, & fit très sagement. Comme on continuoit à fraper encore plus fort, craignant quelque surprise, ou quelque malheur, elle monta dans la chambre où étoit couché le Hussart, pour l’avertir de ce qui venoit de lui arriver. Celui-ci, que le grand bruit que l’on faisoit à la porte avoit aussi reveillé, s’étoit déja levé & avoit regardé par la fenêtre qui pouvoit faire ce tapage. Il descendit aussitôt avec l’Hotesse qui étoit venue l’en prier. Alors s’étant caché dans la ruelle du lit de la bonne femme : Ouvrez la porte, maintenant, lui dit-il, & laissez les entrer. Elle obéit, & dès qu’elle eut ouvert, elle rentra promtement dans sa chambre. Elle y fut suivie par deux Coquins qui, la croyant seule, s’imaginerent tenir déja la proye qui les avoit attirez. Nous sçavons, lui dit l’un d’eux, que tu as reçu, & que tu as chez toi, une somme de quatre mille florins qu’il faut que tu nous donnes tout-à-l’heure ; où nous te faisons sauter la cervelle.

La bonne femme fut si effrayée par ces paroles, qu’elle n’eut pas la force d’y faire la moindre réponse. Elle ne fut pas nécessaire. Le Hussart la fit pour elle. Il sortit de sa cache, & repondit par un grand coup de son sabre, qu’il avoit pris avec lui, & dont il fendit la tête à celui qui venoit de porter la parole. Son Coquin de camarade eut la hardiesse de s’avancer apparemment dans le dessein de venger son compagnon ; Mais le Husart ne lui en donna pas le tems, & d’un second coup de son sabre lui abbatit la tête qui alla tomber aux [49] pieds de la bonne Veuve la quelle étoit plus morte que vive. Cette double expedition étant finie, il court aussitôt chez le Schout, ou Baillif, du Village, pour l’avertir de ce qui venoit d’arriver ; mais il ne le trouva point ; & on lui dit, qu’il étoit sorti, l’après diné, avec un de ses Dienders, ou Archers, pour aller faire une expedition dans un autre Village, à quelque distance de là. Sur cette reponse il alla trouver le Burg-Meester du lieu, au quel il raconta ce qui venoit de se passer. Celui-ci se transporte aussi-tôt chez la Veuve où il trouva, noyez dans leur sang, les deux coquins que le Hussart venoit de tuer. Il eut d’abord de la peine à les reconnoitre, parce que ces deux fripons, pour se rendre meconnoissables, s’étoient déguisez, & barbouillez le visage, avec de la suye. Mais quel fut son étonnement, & en même tems sa consternation, & celle de tous les assistants qu’il avoit amenez avec lui, lorsque dans ces deux scélérats ils reconnurent le Schout lui même, & une de ses Dienders, qui étoient venus pour voler, & peut-être égorger cette bonne Veuve ! Ils auroient, sans doute, exécuté leur projet, si la Divine Providence n’eut amené, chez elle, ce Hussart, pour lui sauver la vie, & son petit bien. ◀Allgemeine Erzählung

Metatextualität► Avouez, Monsieur, que voilà un événement aussi singulier & aussi extraordinaire pour vous, que je suis persuadé qu’il l’est pour les Hollandois même, chez lesquels on peut dire que le Vol est un crime presque inouï. ◀Metatextualität En effet, depuis plus de deux ans que les Nouvelles publiques ne sont presque remplies que de brigandages, & qu’elles ne parlent que de troupes de Voleurs qui se sont répandues dans presque tou-[50]te l’Europe après la réforme qu’on a faite des Troupes à la Paix, on n’a point entendu dire qu’il en ait paru un seul dans aucune des Provinces de cette Republique, dont néanmoins l’accès est ouvert à tous ceux qui veulent y venir. C’est, sans doute, un effet de la sage Politique de son Gouvernement qui ne soufre point de fainéants dans son sein, & qui par son Commerce florissant fournit à tous ceux qui ne sont pas absolument déterminez à se faire pendre, de quoi s’occuper, ou dans le païs, ou sur la Mer, ou enfin dans les nombreux & riches établissements que cette puissante Republique possede dans les Indes, tant Orientales, qu’Occidentales. Aussi n’y a-t-il point à douter que cet événement n’y ait été regardé comme un Phénomene presque unique dans son espece. En effet, comme le remarque fort judicieusement la personne qui m’a fait part de cette Nouvelle ;

Ebene 3► Qu’un avide Procureur pille,

Et ruine mainte famille
Par la Chicane & ses detours,
C’est ce que l’on voit tous les jours,
Mais qu’un Magistrat qu’on révére,
Dont notre sureté depend,
Fasse le metier de Brigand ;
C’est ce qu’on ne voit guére.
◀Ebene 3

J’ai l’honneur d’être &c.

Paris ce 11 Avril 1751.

◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2

Jeudi ce 22. Avril 1751.

◀Ebene 1

1* C’est une Chambre echaufée par un grand Poële qui est dans une autre, la quelle lui est contigue. On y entretient pendant tout le jour, & une partie de la nuit, un grand feu qui echaufe tous les appartements où la chaleur de celui-ci se communique par diverses ouvertures qui sont pratiquées exprès dans les murailles.