Zitiervorschlag: Anonyme (Charles de Fieux de Mouhy) (Hrsg.): "No. 16.", in: La Bigarure, Vol.1\016 (1749), S. 129-136, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4899 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

N°. 16.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► Comme vous avez beaucoup lû, Madame, je ne doute point que vous n’ayez vu dans l’histoire de notre bon Roi S. Louis, de très simple mémoire, le malheur qui arriva, dit-on, à trois cents de nos Gentilshommes qui ayant suivi ce Prince à une de ces folles expeditions, apellées Croisades, qu’on regardoit alors comme des entreprises Héroiques, tomberent entre les mains des Sarassins. Ces infidelles justement irritez de ce que ces bons Seigneurs, conduits par leur Roi, venoient sans raison fondre dans leur païs à dessein de s’en emparer, résolurent de les en punir. Dans cette vue, pour marquer le mépris qu’ils faisoient de notre Noblesse, ils creverent les yeux à trois cents de ces infortunez qu’ils avoient fait prisonniers ; après quoi ils les renvoyerent ignominieusement à leur Monarque auquel ils en auroient sans doute fait autant s’ils l’avoient de même tenu entre leurs mains. Vous sçavez encore que ce bon Roi, pour consoler ces pauvres miserables, qui avoient de plus fait la folie de donner tous leurs biens aux Moines avant que de partir pour cette belle expedition dans laquelle chacun d’eux, à l’exemple de Sancho Pança, s’étoit flaté d’obtenir pour sa recompense, au moins, le gouvernement de quelque Province, fonda pour eux, à son retour à Paris, un Hôpital qui porte depuis long-tems le nom de Quinze-vingt, sous lequel il subsiste encore aujourdhui. Enfin vous sçavez, Madame, qu’à ces trois cents Gentils hommes, qui sont morts depuis plus de cinq cents ans, ont succédé trois cents Aveugles dont un des plus grands Privileges est de pouvoir mandier librement dans les rues & les Eglises de [130] Paris. Metatextualität► Si je vous rapelle toutes ces choses, ce n’est pasque <sic> je croie qu’elles soient échapées de votre memoire ; mais j’ai jugé que ce petit éclaircissement étoit nécessaire pour mettre d’abord vos Dames, à qui je sçai que vous communiquez mes Lettres, au fait d’un évenement que je vais vous raconter. ◀Metatextualität

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Un de ces Aveugles donc, questant Dimanche dernier, selon leur coutume, dans l’Eglise des Téatins de cette Ville, deux jeunes Mousquetaires, beaucoup plus enclins à la joye & au plaisir, qu’à la dévotion Metatextualität► (chose très ordinaire parmi ces Messieurs) ◀Metatextualität le prirent par le bras & lui donnerent le signal de se mettre à genoux pour leur réciter l’Oraison du jour. Le pauvre bon homme, qui ne demandoit pas mieux, obëit. Ayant fini sa priere, & en ayant reçu le payement, qui est d’un liard, il se relevoit pour aller demander l’aumône à d’autres. Mais à peine étoit il à demi relevé, que le second Mousquetaire le reprend par le bras, & lui donne un autre liard. L’Aveugle se remet aussitôt à genoux, récite de nouveau son Oraison, après laquelle il veut encore se lever ; mais le prémier lui donnant encore un autre liard le fait remettre à genoux & recommencer encore sa priere. L’ayant achevée pour la troisième fois, nouveau signal & nouvelle aumône de la part des Mousquetaires ; nouvelle Oraison de la part du Quinze vingt, auquel ils font faire quinze, ou vingt, fois de suite ce beau petit manége. De quelque métier que l’on soit, l’ouvrage fatigue. L’Aveugle, se doutant bien de l’Espieglerie, murmuroit entre ses dents contre ses deux bienfaiteurs qui prenoient tant de plaisir à impatienter ce pauvre bon homme, qu’ils l’auroient tenu de la sorte pendant toute la matinée, s’il ne leur eut pas enfin échapé pour aller chercher fortune auprès de quelque autre chaland.

Cependant nos deux Petits maitres, qui ne s’étoient point du tout ennuyez dans l’Eglise tant que le Quinze vingt les avoit amusez par ses courbettes & ses impatiences, commencerent à y bailler aussi-tôt qu’ils n’y eurent plus ce divertissement. Parbleu, dit l’un à son Camarade, il y a déja long-temps que nous sommes ici ! [131] Voyons quelle heure il est, poursuivit il en voulant tirer sa montre . . . Ah, ah . . . . je ne l’ai pas ! apparemment que je l’ai oubliée, . . . . Voyons un peu la tienne. L’autre portant aussi-tôt la main à son gouffet : Ma foi, repliqua t il à son Compagnon, je n’ai pas la mienne non plus ! Que Diable veut dire ceci ? il me semble pourtant que je l’avois lorsque je suis entré ! il faut qu’on me l’ait volée, & il y a surement ici autour quelques filoux.

Pour s’éclaircir sur ce double Vol, ils apellent leurs Domestiques qui s’aprochent d’eux, & les assurent avec serment qu’ils leur ont donné à chacun leur montre avant que de sortir de l’Hôtel. Que le Diable emporte l’Aveugle ! s’écrierent assez haut nos deux jeunes étourdis. Nous sommes la dupe de ce misérable dont nous avons cru nous divertir. Etonnez & confus de se voir ainsi volez sans s’en être aperçus ils furent quelques instants sans pouvoir parler. Mais revenus de leur surprise, ils courent après l’Aveugle qu’ils soupçonnent d’avoir été le complice des filoux que les avoient volez. Ce qui les confirmoit dans cette idée, étoit que ce pauvre homme avoit refusée de prier plus long tems à leurs pieds, & de gagner leur argent aussi-tôt que le coup avoit été fait. Dans cette persuasion un des Mousquetaires lui adressant la parole lui demanda assez brusquement s’il n’avoit pas aperçu les Filoux qui leur avoient pris leurs montres pendant qu’ils se faisoient prier Dieu : Plût à Dieu, Monsieur, que je l’eusse vû, lui répliqua bonnement l’Aveugle, cela me feroit grand plaisir ! Cette réponse simple, mais équivoque, confirma de plus en plus les soupçons de nos deux étourdis.

Comme ces Messieurs n’entrent jamais trop avant dans les Eglises, & qu’ils ont coutume de prier au grand air, ils n’eurent pas beaucoup de peine à tirer ce pauvre homme dehors. Ils étoient sur le point & dans la disposition de le maltraiter s’il ne leur déclaroit pas ce qu’étoient devenues leurs montres, lorsque celui-ci s’écria en présence de toute l’assemblée qui étoit fort nombreuse : Hé, Messieurs, Comment voulez-vous que j’aye vu dérober vos montres, moi qui n’ai jamais vu ni [132] Ciel ni Terre depuis que je suis au monde ? A ces mots les deux Mousquetaires, honteux de leur bévue dont ils avoient un si grand nombre de témoins qui tous se moquoient d’eux, se retirerent sans demander leur reste. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 Ils aprirent par là, à leurs depens, deux choses dont il est bon que tout le monde soit instruit. La première est que l’on ne doit jamais se moquer des personnes que Dieu a affligées de quelque imperfection corporelle ; la seconde, qui est encore plus importante & plus essentielle, est que Dieu punit toujours, plus ou moins rigoureusement, ceux qui manquent au respect qu’on doit aux Temples dans lesquels réside sa Divine Majesté.

Quand je vous ai parlé dans ma derniere Lettre *1 de Madame la Marquise Du Châtelet dont je vous ai envoyé les Eloges funebres & l’Epitaphe, je croyois, Madame, que ce seroit pour la derniere fois. Une Lettre que je viens de recevoir de Luneville, & dans laquelle on me fait part d’une histoire assez plaisante qui y est arrivée au sujet de cette Dame, m’oblige d’y revenir encore. Voici cette histoire que je ne fais que transcrire ici.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Ebene 4► « La Marquise Du Châtelet étant morte ici dans un apartement du Château où le Roi Stanislas l’avoit logée, on fut obligé, pour ne point faire passer le corps mort dans les autres apartements qu’occupe S. M. de le transporter dans une Sale qui étoit cortigue au sien, dans laquelle est le Théatre de la Cour, & de faire passer même le Cadavre sur ce Théatre. Cette cérémonie se fit le soir à la lueur de quelques flambeaux, & avec l’appareil ordinaire des funerailles les plus lugubres. Une sentinelle, postée près de cette Sale, fut témoin de cet appareil qui fit apparemment sur ce Soldat une impression des plus vives. Depuis ce temps son tour étant venu de monter la garde, & d’occuper le même poste qu’il occupoit le soir de l’enterrement de la Marquise, ce vaillant guerrier, se rappellant cet-[133]te céremonie lugubre, en est aussi vivement frappé, qu’il le fut le jour même qu’il en avoit été témoin. Plein de cette idée, il jette mille & mille fois les yeux dans la Sale du Théatre où pénétroit la réverberation d’une lumiere assez foible qui étoit dans celle où il faisoit sa faction. Son ombre qui se mêle à cette lueur lui jette aussi-tôt l’effroi dans l’ame. Il aperçoit, ou du moins il croit apercevoir un Spectre. Plus il regarde, plus il examine, & plus il se confirme dans cette idée. C’est la Marquise, selon lui, qui lui apparoit ; Ce sont ses traits, c’est son air, sa demarche, sa taille, en un mot il n’y a plus à en douter. Dans cette persuasion la frayeur saisit notre homme, & le saisit au point, que quelque effort qu’il fasse, il ne peut ni se mouvoir pour se sauver, ni crier pour faire veuir <sic> du secours ; ses sens sont glacés, sa langue engourdie, & tous ses membres devenus immobiles semblent en avoir fait Exemplum► une véritable Niobé *2 . ◀Exemplum Il reste pendant quelque tems dans cet état de pertrification <sic>, mais rapellant enfin tout ce qu’il avoit de courage pour se tirer de cet état violent, tout ce qu’il put faire fut de lâcher son coup de fussil contre l’objet qui lui faisoit une si terrible frayeur. Mais cet expédient, loin de le rassurer, lui en cause une nouvelle, & si grande, qu’au moment que le coup part il tombe lui même à la renverse.

Au bruit qu’il fait l’Officier de garde accourt avec tous ses Soldats. Ils sont tous fort surpris de trouver celui qui étoit en sentinelle étendu sur le carreau, & le croyent mort. En gens du métier pouvoient ils s’imaginer que ce brâve étoit mort de peur ? . . . Non assurément ; aussi se persuadent-ils tous qu’il faut qu’on l’ait tué. Dans cette idée, on cherche l’Assassin ; tout est en rumeur dans le mo-[134]ment, chacun accourt au bruit ; on va ; l’on vient, on fait mille perquisitions ; mais plus on cherche, & moins on trouve ce que l’on cherche. Enfin après bien des mouvemets <sic> & des courses inutiles, on revient à cet homme pour lui donner du secours, en cas qu’il soit encore en vie, & pour l’enterrer à son tour, suppose qu’il soit mort, comme tout le monde l’avoit d’abord cru. On le tâte, on le visite, & l’on n’aperçoit ni sang, ni blessure, enfin l’on trouve qu’il n’a pas encore tout à fait perdu la respiration. On le secourt, & à force de sel d’Angleterre, & de Brandevin, on le fait revenir. Dès qu’il a repris ses sens on lui demande, qui l’a mis en cet état. Il raconte bonnement ce qu’il croit avoir vu. Il jure même si fort que la chose est vraye, que son Officier est presque tenté de le croire malgré toute la repugnance qu’ont ses pareils à ajouter foi à ces sortes de Visions qui passoient autrefois, & passent encore aujourdhui parmi le peuple pour des réalitez. ◀Ebene 4

Apres cela ; Madame, seriez-vous étonné si, sur la foi d’une sentinelle, d’un Officier de guerre, gens qu’on ne soupçonne pas de crédulité, on alloit faire l’Apothéose de Madame la Marquise Du Châtelet ? Pour moi je n’en serois nullement surpris. Sur de pareilles preuves n’a t-on pas mis autrefois au rang des Dieux les Romulus, les Cesars, & tant d’autres Mortels, qui peut-être méritoient moins qu’elle cet honneur extraordinaire ? La seule difference que j’y trouverois, c’est que, dans ces temps reculez où les peuples etoient des plus credules, on payoit fort cher les faux témoins qui déposoient en faveur des personnages qu’on vouloit Déifier, au lieu que celui-ci se donne au Diable, & soutient, très gratuitement, que sa Vision est vraye. Il en est même si persuadé, qu’il la raconte à tous ceux qui veulent l’entendre ». ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Pour rassurer vos Dames Brabançonnes, que cette Histoire Tragicomique pourroit avoir effrayées de même que le brâve guerrier qui en est le Héros, je finirai, Madame, pour les égayer un peu, par une Chanson [135] nouvelle qui est fort goutée ici. Comme ces bagatelles sont principalement faites pour l’amusement de notre Sexe, je crois leur faire plaisir en vous les envoyant. J’aurois fort souhaité pouvoir y ajouter la Musique, qu’on m’a promise ; Mais comme les uns la chantent sur un Air, & ceux-là sur un autre, n’ayant pu encore me determiner pour aucun des deux (car l’un & l’autre est fort joli) j’ai voulu vous laisser le plaisir de la mettre sur un troisieme. Etant aussi bonne Musicienne que vous l’êtes, la chose ne vous sera rien moins que difficile. Je suis même si persuadee d’avance que celui que vous lui donnerez l’emportera sur les deux autres, que j’en retiens une copie que je vous prie de m’envoyer.

Ebene 3►

Chanson Nouvelle.

Toutes les Meres

Toujours severes
A leurs filettes deffendent d’aimer,
Vaine deffense
Quand dès l’enfance
D’un feu naissant on se sent enflammer,
On sent déja, malgré son innocence,
On sent deja
Qu’on n’est fait que pour ça.
Lorsqu’on arrange
Une Fontange,
Prend-on pour soi toutes ces peines-là ?

Quand on nous admire
On nous fait sourire ;
Qui cherche à plaire bientôt aimera ;

On sent déja que le cœur nous inspire ;
On sent déja
Qu’on n’est fait que pour çà.

On casse un lacet
Pour joindre un corset.
Est-ce sans dessein
Qu’on pare son sein ?
Quel secret pouvoir
Le fait donc mouvoir ?
Pour le faire voir
[136] On tortille un mouchoir.
A tout moment on soupire, on desire.
On sent déja
Qu’on n’est fait que pour çà.
On voit un Amant,
Et timidement
On baisse les yeux
Pour le regarder mieux.
D’où nait ce plaisir ?
D’où vient qu’un soupir
Presse l’estomach,
Que le cœur fait tic tac ?
On devient tendre ;
Peut-on s’en déffendre ?
On sent par là
Qu’on n’est fait que pour ça.
Quand il peint la flame
Dont brule son ame,
On tremble, on rougit,
On a l’air interdit ;
Jusqu’à la pudeur
Tout trahit notre cœur.
Rougit on, hélas !
De ce qu’on n’entend pas ?
L’Amant nous presse
Sa peine intéresse,
On sent par là
Qu’on n’est fait que pour çà.

La bonne Amie
En moins chérie
Que ce jeune Amant
Qu’on n’a vu qu’un moment.
Dès qu’il sçait nous plaire
Il est téméraire,
Et puis on excuse l’audace qu’il a,
Et puis, & puis notre trouble redouble.
Et puis l’on s’aime, & l’on finit par là. ◀Ebene 3 ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2

Jeudi le 11. Decembre 1749.

Il y aura aujourdhui un Extraordinaire. ◀Ebene 1

1* Voyez N. 11.

2* Fille de Tantale, & femme d’Amphion Roi da <sic> Thebes. Cette Princesse fut métamorphosée en rocher après avoir vu périr ses quatorze enfans qui furent tuez à coup de fleches par Apollon & Diane, pour punir leur mere qui les avoit élevez au-dessus de ces deux Divinitez.