Zitiervorschlag: Anonyme (Charles de Fieux de Mouhy) (Hrsg.): "No. 2.", in: La Bigarure, Vol.1\002 (1749), S. 17-24, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4885 [aufgerufen am: ].


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No. 2.

Ebene 2► Brief/Leserbrief► Treves de compliments, Monsieur & cher Ami. Ce n’est pas pour des gens tels que nous qu’ils sont faits. L’amitié n’en a pas besoin. Comme je me flatte, & qu’il me paroit, que l’eloignement n’a point altéré la nôtre, retranchons, s’il vous plaît, de notre commerce ces inutilitez qui n’aboutissent, pour l’ordinaire, à rien de solide. Vous sçavez que j’en ai toujours été ennemi. Je ne suis pas plus changé sur cet article, que sur mes tendres sentiments à votre égard. Vous m’avez rendu justice en me marquant que vous en étiez persuadé. Je vous en donne nne <sic> nouvelle preuve, en acceptant la commission dont vous m’avez chargé par vôtre Lettre que ma Sœur m’a remise. Ce n’est pas sans doute une petite affaire que celle que j’entreprens ; mais comme l’amitié nous fait surmonter toutes les difficultez pour faire plaisir aux personnes avec qui elle nous unit, la mienne pour vous ne me fera jamais épargner ni mes soins ni mes peines tant que je serai capable de vous rendre quelque service. Metatextualität► Vous éxigez de moi que je vous désennuye & vous dédomage du triste séjour de la Province, où vos affaires vous retiennent aussi bien que vôtre aimable Cousine, en vous faisant part de toutes les Nouvelles que je sçais être de vôtre goût. Pour vous [18] prouver mon zèle & mon empressement à vous servir, je commence par les premieres qui me tombent sous la main & dans le reçit desquelles je ne prétends point suivre d’autre ordre que celui que le hazard me présentera. A l’égard de mon stile, vous aurez la bonté d’agréer tel qu’il est, aussi bien que les réflexions dont je pourrai quelquefois accompagner ces Nouvelles. Songez que c’est à un Ami que j’écris, & que l’Amitié, comme la Liberté, est absolument ennemie de la gêne & de la contrainte. ◀Metatextualität

La vigilance & la juste sévérité du Magistrat preposé à la Police & au bon ordre de cette grande Ville vient de nous délivrer d’un tas de petits Auteurs qui inondoient le Public de leurs Productions, aussi pleines de fiel, que dépourvues de bon Sens. Les uns ont été enfermez à la Bastille & les autres à Bicêtre où ils auront tout le tems de faire les reflexions qu’ils auroient dû faire avant que de prendre la plume. Mais le malheur de presque tous les hommes est de ne penser aux conséquences des sottises qu’on leur voit faire tous les jours, que lorsqu’il n’est plus tems. Cependant combien de chagrins, combien de tribulations, combien de malheurs ne s’épargneroient-ils pas s’ils pratiquoient à la lettre cette sentence d’un de nos Poëtes.

Zitat/Motto► En toute chose il faut considerer la fin. *1 ◀Zitat/Motto

Bien des gens souhaiteroient qu’Apollon eut à son service un Lieutenant de Police aussi bon que celui de Paris pour écarter du Parnasse une foule de mauvais Poëtes qui s’efforcent d’en aprocher. Plusieurs même de ces petits Messieurs se croyant déja arrivez au sommet de cette Montagne si rude & si escarpée, que les plus grands & les plus sublimes génies ont bien de la peine à [19] y parvenir, nous jettent tous les jours à la tête des milliers de Vers qui, heureusement pour nous, ne nous font point d’autre mal que celui de nous endormir. Il est vrai que les Apotiquaires en murmurent beaucoup, alléguant que cet abus fait considérablement diminuer le débit qu’ils faisoient ci-devant de leur Opium, soit pour endormir les Maris des Femmes Coquettes, & favoriser leurs Galants ; soit pour assoupir les Créanciers de nos Marquis à la mode, & autres Libertins qui non contents de dissiper, en deux ou trois ans, des trésors dont l’acquisition a couté des Siécles de travail à leurs Ancêtres, ont encore épuisé les Magasins des Marchands, & les Coffres des Usuriers, soit pour fermer les yeux, aux Argus de nos Agnès, soit enfin pour endormir la vertu d’une Vestale que les Louis & les riches Présents de nos Financiers ont déja commencé à assoupir. Mais, malgre <sic> toutes les plaintes & les représentations de ces Messieurs, malgré toute la vertu de leur drogue, les mauvais Poëtes sont aujourdhui plus en vogue qu’eux, parce qu’on a éprouvé qu’une simple Lecture de leurs Ouvrages produit tous ces effets admirables. C’est ce qui est cause sans doute, que, tout mauvais qu’ils sont, chacun y court néanmoins comme à une espece de Remede Souverain & Universel.

Zitat/Motto► Ces écrits, il est vrai, sans art, & languissants,

Semblent être formez en dépit du bon sens ;

Mais ils trouvent pourtant, quoiqu’on en puisse dire,

Des Marchands pour les vendre, & des Sots pour les lire. *2 ◀Zitat/Motto

Je ne crois cependant pas qu’on doive mettre [20] dans cette classe tous nos Ecrivains modernes sans distinction. Bien des gens en exceptent un qui a fait quelque bruit dans le monde par sa manière hardie de penser & de s’exprimer sur la Religion, lequel vient pareillement d’être emprisonné. C’est le Sieur Diderot, dont je vais vous faire ici l’Histoire, telle qu’on vient de me la raconter.

Ebene 3► Fremdportrait► Cet Auteur est né à Langres en Champagne, & Fils d’un fameux & riche Coutelier de cette Ville. Il vint à Paris, fort jeune, pour y faire ses études, lesquelles étant finies, son Pere voulut le faire revenir chez lui, <sic> Le Fils qui avoit gouté Paris, & qui aimoit l’étude, n’eut garde de se rendre aux sollicitations & aux ordres de son Pere qui, pour l’y contraindre, lui retrancha la pension qu’il lui avoit faite jusqu’alors. Quoique ce retranchement le mit fort mal à son aise, il ne laissa pas de continuer à s’apliquer à l’étude. Celle des Mathematiques & de l’Algebre, où il fit de grands progrès en assez peu de tems, le mit bientôt en état de les enseigner. Tous les autres genres de sciences, qu’il crut propres & convenables à son genie, ne firent qu’échaufer un esprit vif & penétrant qui ne lui laissoit que peu ou point de difficultez. Il étudia, & il sçut tout ce qu’il voulut aprendre.

L’Ambition de passer pour Auteur & la démangeaison de penser & de parler plus hardiment que les autres l’engagerent à écrire. Son coup d’essai fut un Livre qu’il intitula Les Principes de la Philosophie Morale, ou Essai sur le Merite & la Vertu. L’éclat que fit cet Ouvrage le fit regarder comme un jeune Arbre qui donneroit dans un âge plus avancé des fruits excellents. Le succès de ce premier Livre lui fournit l’idée d’un second qui en est la suite, & qu’il publia, il y a environ trois ou quatre ans, sous [21] le titre de Pensees Philosophiques : Ouvrage dans lequel il y a, à la vérité, des traits admirables, & qui pour la vivacité & la beauté du stile l’emporte sur une infinité d’autres, mais dans le fonds peu réfléchi, & plein de raisonnements qui ne sont rien moins que justes & solides *3 . La hardiesse de ces Pensées lui attira un grand nombre d’ennemis, qui criérent beaucoup contre son Livre, les uns par envie, les autres par zèle pour la Religion. Ce Livre fut proscrit, & le Magistrat le fit bruler par la main du Boureau. L’étude qu’il avoit fait de la Langue Angloise, qu’il possede parfaitement, l’avoit mis en état de travailler à la traduction du Dictionnaire de Medecine par James, qui a paru depuis peu à Paris.

Quelques personnes, peut-être mal intentionnées contre lui, lui ont attribué un petit Roman intitulé les Bijoux Indiscrets, qui parut il y a deux ans ; mais on ne reconnoit dans cet Avorton ni la maniere de penser, ni le stile de l’Auteur des Pensées Philosophiques, & des autres Ouvrages qui sont sortis de sa plume. D’ailleurs ce petit Roman, Obscéne & Libertin, où les Bijoux décelent les Secrets les plus cachez des Belles dont ils font l’ornement, ne s’accorde point du tout avec les Mœurs de Mr. Diderot auquel on n’a, dit-on, jamais reproché rien sur cet article.

Plusieurs Memoires qu’il a publiés sur les Mathématiques, & principalement un sur la Dévelopante du Cercle, lui on fait de la reputation. Ce dernier, sur tout, à fort étonné les Sçavants de cette classe qui n’avoient point encore osé traiter ce sujet.

[22] Enfin il vient de mettre au jour en dernier lieu, une Brochure qui a pour titre Lettre d’un Esprit éclairé aux Aveugles de ce Siécle. Ce petit Ouvrage a été fort couru ; mais les hardiesses Métaphisiques, & quelques portraits d’après Nature, que l’Auteur y a repandus, lui ont fait une nuée d’ennemis qui ont obtenu la permission de le faire emprisonner. Sa captivité a été, dit-on, un peu sensible au Public auquel il se préparoit à donner, conjointement avec Monsieur d’Alembert, l’Encyclopide des Sciences, Ouvrage qu’on attendoit avec impatience, & qui sera, dit-on, rétardé & dérangé par sa détention. ◀Fremdportrait ◀Ebene 3

Un dernier emprisonnement qui n’a pas fait moins de bruit ici que celui dont je viens de vous raconter l’Histoire, est celui d’un Recollet Apostat. Que dis-je Apostat ? Il étoit bien pis, comme vous l’allez voir. Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Ce Moine qui s’étoit échapé de son Couvent, après avoir erré assez long-tems dans Paris sous un Habit Séculier, se flattoit d’avoir totalement dérouté ses Inquisiteurs, lorsque ceux-ci, qui le suivoient secrettement à la piste, l’atteignirent enfin dans le moment qu’il y pensoit le moins. Il étoit alors chez un Libraire avec quelques Cahiers d’un Manuscript qu’il vouloit lui vendre pour que celui-ci en fit part au Public. Là il se tourmentoit comme une Ame Damnée, ou, si vous l’aimez mieux comme un vrai Démoniaque, pour tirer du Marchand quelques sols de plus que celui-ci n’en vouloit donner. Il va, il vient, on l’observe, on croit le reconnoitre, on le saisit. On le prie de dire son nom, sa demeure, ses qualitez, ses facultez ; on veut qu’il détaille ses affaires.

O le païs incommode que celui-ci pour les gens qui ne veulent pas que l’on sache ce qu’ils y sont ! Nôtre Moine Apostat étoit de ce nom-[23]bre. Ennemi juré des Curieux, il réfuse de répondre à toutes ces questions qu’il pressentoit ne devoir aboutir à rien de bon pour lui. On s’efforce de le faire parler ; Motus . . . . O, de par tous les D . . . . . vous direz qui vous êtes, ou l’on va vous fourer dans un cul de basse fosse où la Faim Vous <sic> fera jaser, comme elle apprend à parler aux Perroquets, aux Pies, & aux Sansonnets. A ce mot de Faim, mot si rédoutable pour les Moines, celui-ci se trouble ; On redouble les menaces, on l’intimide, on le presse ; il s’effraye, il demande Pardon, & promet, si on le lui accorde, de répondre à toutes les questions qu’on lui a faites ; On le berce de cette promesse, & nôtre homme avoue enfin qu’il est Ecclésiastique, Prêtre, Moine, & pour tout dire enfin Recollet . . . . Ho, ho, Mon Très-Révérend Père, vous avez donc jetté le froc aux orties ! Hé-bien, nous allons vous remettre entre les mains de vos confrères qui feront de vous tout ce qu’ils jugeront à propos.

Le Moine épouvanté du châtiment Monacal qui l’attendoit au Couvent, refuse de marcher ; On veut l’y forcer, il récule, se démene, & en se débatant il fait malheureusement tomber un Cahier du Manuscript que je vous ai dit qu’il venoit négocier chez le Libraire : Or devinez, je vous en prie, sur quoi rouloit ce curieux Livre, Peut-être allez vous croire que c’étoit quelque Roman Obscéne & Libertin, tels qn’enfante <sic> souvent la plume de ces Penaillons que l’Amour du Sexe, & quelque Diable femelle, font presque toujours Apostasier ? O qu’il s’en faut de beaucoup que vous en approchiez, mon cher Ami ! Il ne s’agissoit nullement ici de la Créature. C’étoit au Créateur même à qui cet Impie en vouloit, & contre lequel il avoit composé un petit Ouvrage qui avoit pour titre Traité sur la Facilité avec laquelle un Honnête-homme peut vivre sans Religion, & sans croire en Dieu. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3

He’ bien que penserez-vous de cette belle Production Mon cher Ami ? Ne voila-t-il pas un Ouvrage bien digne d’un Religieux de l’Ordre du Très-Vénérable St. François ? Qu’on vienne nous dire à présent que les Jesuites sont des Corrupteurs de la Morale qui ont trouvé le Grand Art de lever tous les scrupules, & de faire disparoitre tous les péchez. S’il n’eut tenu qu’au Très Révérend Père Recollet, & si on ne l’avoit pas arrêté si à propos, les choses auroient été portées bien plus loin : car il alloit ôter Dieu même du Monde. O combien de Libertins de cœur & d’esprit, dont le nombre est aujourd’hui si grand, en auroient été ravis ? Ils [24] auroient dévoré cet execrable Livre. O combien il auroit mis de Consciences en repos ! Combien il auroit aboli de pratiques génantes ! Adieu Jeunes, adieu Mortifications, Austérités, Prières, adieu Vœux, Indulgences, Scrupules ; adieu Morale rigoureuse ; adieu L’Evangile. Le Déïsme même, qui fait ici de si grands progrès, rentroit dans l’Abime dont il est sorti ; & la seule Loi de Nature, devenue l’unique Régle de toutes nos actions, l’emportoit sur la Divinité même que cet Athée prétendoit anéantir dans son beau Traité.

Quoique un de nos plus Sages, & de nos plus excellens Poëtes ai dit que

Zitat/Motto► Ces Ecrits Libertins que l’Atheisme eléve
Conduisent tristement leurs Auteurs à la Greve *
4 . ◀Zitat/Motto

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Celui-ci néanmoins, bien que pris en flagrant Délit, n’a pas été si rigoureusement traité. La Justice, apparemment par considération & par respect pour la Séraphique Robe qu’il a portée, s’est contentée de le condamner à vivre de pain & d’eau le reste de ses jours dans un des Cachots de Bicêtre. Ce Misérable ne seroit pas sans doute exposé à ce long, mais juste, châtiment s’il avoit lû & pratiqué cette Senteuce <sic> de Seneque le Philosophe qui dit : Cole Dœmonium quod colit Patria ; intus quod libet, foris quod moris est. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 Tout Ecrivain qui se sentiroit des démangeaisons pareilles à celle de ce Moine Impie, ne doit point perdre son sort de vûe ; Il ne doit pas même s’attendre que Themis le traitera avec la même indulgence.

Metatextualität► Contentez vous, s’il vous plait, de ceci pour cette fois, Mon Cher. Si cette Lettre est de votre goût, & vous désennuye un peu, j’en serai charmé, & ne manquerai pas de continuer à vous informer de toutes les Nouveautés qui échaperont à ma Sœur, ou qui ne seront point de sa compétence. Elle m’a dit qu’elle s’étoit de même chargée de désennuyer & divertir vôtre aimable & très chère Cousine qui, sans doute, vous fera part de tout ce qu’elle en recevra. A cette double Correspondance, il me semble que vous ne serez point tant à plaindre ; car pour peu que vos Provinciaux & Provinciales ayent de Curiosité, vôtre maison va devenir le Rendez-vous de tout le Beau Monde, & le Bureau Général des Nouvelles. Marquez nous comment elles seront reçues, & pour nous divertir à votre tour, faites nous part des différents Raisonnements que l’on fera dessus ; car je ne doute nullement que dans ce païs-là, comme dans celui-ci, il n’y ait force Raisonneurs, & Raisonneuses, & peut-être, avec cela, très peu de Raison. ◀Metatextualität Je suis avec ma Cordialité ordinaire, &c.

Paris, ce 24. Novembre 1749.

◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1* La Fontaine, Fable du Renard & du Bonc.

2* Despreaux Satire II.

3* Cet Ouvrage, avec la Réfutation, a été imprimé à Amsterdam, sous le nom de Ronen, en 1747.

4* Despréaux, Art Poëtique, Chant. II