Discours CIX. Justus Van Effen [Joseph Addison, Richard Steele] Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Hannah Bakanitsch Mitarbeiter Lilith Burger Mitarbeiter Karin Heiling Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Mario Müller Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 02.05.2018 o:mws.6854 Justus Van Effen : Le Mentor moderne ou Discours sur les mœurs du siècle ; traduit de l'Anglois du Guardian de Mrs Addisson, Steele, et autres Auteurs du Spectateur. La Haye : Frères Vaillant et N. Prévost, Tome III, 53-64 Le Mentor moderne 3 109 1723 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Moral Morale Morale Moral Morale France 2.0,46.0

Discours CIX.

Le chemin des Paresseux est comme une Haye d’Epines.

Prov. De Salomon.

Il y a deux Classes de Personnes, qui pechent par rapport à l’usage que la Raison nous ordonne de faire d’une chose aussi précieuse que le tems. La premiere est ce vaste corps de Paresseux & d’indolens, qui bien loin d’employer leur tems d’une maniere criminelle, ne l’employent point du tout. La seconde est composée de ces gens d’un tempérament plus vif, qui ne négligent pas seulement de faire un bon usage de leur tems, mais qui en font valoir chaque instant pour ainsi dire, pour se procurer des satisfactions criminelles.

Quel que puisse être le sentiment des Théologiens sur ces deux ordres de malheureux, la situation des premiers me paroît la plus déplorable, sur-tout parce que l’habitude de l’indolence me paroît beaucoup plus invincible, que l’habitude du crime. D’ailleurs on s’abandonne à la paresse, lors qu’on est tranquille possesseur de son bon-sens ; on s’y livre de sang froid, & après une mûre déliberation ; mais la débauche est d’ordinaire l’effet du Vin, ou d’une impetueuse Jeunesse, qu’on peut appeler une ivresse perpetuelle ; or il est clair que les fautes où l’on tombe dans l’absence, ou dans la suspension de la Raison, sont plus excusables, que celles où l’on se laisse entraîner au mépris du bon-sens, qui nous offre un secours present & sûr.

Les saillies irrêgulieres des penchans vicieux, cessent aussi-tôt que la passion est satisfaite, & le calme succéde à l’orage ; mais une paresse bien réglée reçoit de jour en jour de nouvelles forces de sa continuation ; la paresse ne s’épuise jamais ; son fond, pour ainsi dire, s’augmente par la dépense. Je passois, dit Salomon, auprès du Champ du Paresseux, & auprès de la Vigne de l’Homme vuide d’intelligence ; voici il n’y croissoit que des Epines, & les Chardons en avoient couvert toute la face. Pour caracteriser encore mieux cette malheureuse indolence, il ajoûte ; L’homme paresseux cache sa main dans sa poitrine, & c’est à regret qu’il la porte à sa bouche. Ce sage Roi ne se contente pas de nous marquer ici les tristes effets de la paresse ; mais par l’étenduë qu’il donne à ses effets, mais par ces Champs livrez à une sterilité presque irreparable, par ces membres du corps presque devenus immobiles par l’habitude de l’inaction, il nous dépeint vivement les progrès que fait continuellement cette léthargie de l’Ame.

Quand même il ne faudroit pas rendre un jour compte de l’usage qu’on fait du tems, les seuls inconveniens qui accompagnent une vie oisive devroient porter les personnes judicieuses à se précautionner contre les premiers accès de cette maladie funeste. Je dis les personnes judicieuses ; parce qu’il n’arrive pas rarement qu’elles donnent dans ce vice, & que c’est sur-tout à leur utilité que je destine ce Discours. Je sai trop bien que le raisonnement n’a point de prise sur des gens inconsidérez, qui sen-tent, mais qui ne raisonnent point, & qui se laissent gouverner absolument par les moindres apparences de la fatigue, & de la commodité. Je ne parle qu’à des personnes, qui ont du moins assez de raison, pour raisonner sur leur propre sentiment ; je croi qu’on peut dire sans exagerer, qu’il y a réellement dans la paresse plus d’incommodité & plus de peine, que dans l’Emploi le plus difficile & le plus penible ; rien n’est à mon avis plus fatiguant, que de ne rien faire ? Il est obligé à travailler par cela même qu’il évite le travail ; il est forcé, pour s’attacher à son indolence favorite, de luter continuellement contre ce principe d’activité, qui est naturel à tout homme. Il doit tromper & bercer ce principe par des Sophismes perpetuels. S’agit-il de dépêcher une affaire aisée, commune, il se fait à lui-même un nombre infini d’objections pour se prouver, que cette affaire est diffcile, épineuse, impossible ? Il se retire dans le sein de son indolence qu’il vient de barricader par ses faux raisonnemens ; il s’écrie ; Il y a un Lion dans le Chemin ; il y a un Lion dans la ruë ; c’est à dire, il y a un obstacle à surmonter, qui est au dessus des forces humaines.

Quand cette espece de Gangrene gagne une fois le cœur d’un homme naturellement pensif, mais qui craint la peine attachée à des pensées utiles, il ne manque guéres de tomber peu à peu dans une melancolie sombre & invincible ; il fixe toute l’attention de son ame sur l’état de sa santé, & sur la situation de ses affaires, & son esprit triste & sombre ne sauroit les voir que dans un jour lugubre ; mais l’homme, qui s’applique à l’Etude, ou bien aux affaires, détourne ses pensées de ces noires contemplations ; les progrès qu’il fait dans la Fortune, ou dans la connoissance de la Vérité égayent son ame, & lui inspirent dans toutes ses entreprises une heureuse confiance. Au lieu de s’abandonner à des rêveries creuses, qui donnent un air de probabilité, à tous les desastres possibles, il employe les momens de son loisir à remettre son esprit dans une utile gayeté par les agrémens de la conversation ; ce mélange bien ménagé d’affaires, & de plaisirs innocens entretient son ame dans une serenité heureuse, dont un Paresseux hypocondriaque n’apperçoit de tems en tems qu’une petite lueur, graces à un beau jour, à l’arrivée d’un Ami inti-me, à quelque bonheur qui lui vient en dormant.

Une vie oisive quoique réguliére doit traîner après elle des remords plus frequens, que la plus coupable activité des ébauchez de profession ; un Libertin, bon œconome de son tems, ne se donne pas le loisir d’examiner sa conduite. La chaîne de ses plaisirs est si serrée que le repentir ne sauroit s'y fourer ; il réfléchit aussi peu sur lui-même, que le Paresseux sur toute chose, qui n’est pas lui ; les remords du dernier se sentent d’ordinaire de l’indolence de son ame ; ils ne lui causent qu’une douleur sourde, & ils ne sont pas assez vifs pour le réveiller en sursaut, & pour l’arracher à sa triste habitude ; ce ne sont que des Songes inquiets qui troublent son sommeil sans l’interrompre.

Pour donner une idée de ces sortes d’esprits oisifs, qui s’accoûtument à la fin à se punir eux-mêmes de leur insolence, par des réfléxions qui leur donnent des maladies imaginaires, je rapporterai ici ce qu’un Paresseux du premier ordre m’a raconté de l’état où il s’est trouvé lui-même. Dans un seul hyver il bût plus de deux cens bouteilles d’Eau de Spa, plus de vingt pintes de Teinture de Mars, & quelques barils de Vin d’Absinthe ; avec cela il fit de compte fait cent cinquante projets infaillibles, qui manquerent tous, & dans le tems que le Vent de Nord-Est soufloit il reçut de tout l’Univers des affronts terribles, qu’ame qui vive ne songeoit à lui faire ! En un mot, il fit plus de dépense, que l’homme le plus prodigue, & il souffrit plus de miseres, qu’un simple Soldat, qui fait la Campagne la plus rude.

Un autre qui a eu le bonheur de revenir de ce triste état d’indolence m’a dit, qu’il y étoit tombé à la fleur de son âge dans l’Université où bien souvent la Jeunesse, au lieu de se préparer pour les affaires, s’endort dans un repos qui l’en rend à jamais incapable ; comme il pouvoit être paresseux incognito dans sa chambre, il y resta pendant plusieurs années abîmé dans la commodité molle d’un Fauteuil qui auroit fait les délices d’un Prélat ; il y rêvoit profondement à rien d’une maniere qui lui faisoit beaucoup d’honneur, puis qu’il passoit pour le plus appliqué de tous les Ecoliers. Pendant cette Léthargie il eut quelques intervalles de Lecture, qui ne faisoient qu’aggraver son triste état, en lui faisant sentir les fruits qu’on peut recueillir de l’application ; il ressembloit à cet égard aux Damnez de Milton, qui transportez du feu le plus ardent dans l’eau la plus glacée, au lieu d’en être soulagez ne sentent que plus vivement le froid de l’une & la chrleur<sic> de l’autre. Las à la fin de ce même genre de paresse, il résolut de la varier un peu par des promenades uniquement destinées à se promener ; quand cette envie le prenoit il subornoit lui-même la Servante à lui venir dire, que sa Chambre devoit être nettoyée ; il ne manquoit jamais de se mettre en colere contre elle, & de lui soûtenir que cette affaire pouvoit souffrir quelque delai, mais à la fin il se rendoit à des conditions honorables, & il sortoit de la place le dépit sur le visage, & la satisfaction dans le cœur.

Pendant tout ce tems-là il ne voyoit personne, & il vivoit plus retiré qu’un Moine, & en même tems tout aussi coupable qu’un débauché ; c'est ainsi qu'il perdit la fleur de son âge, jusqu’à ce qu’un rare bonheur le tira de son inaction, & lui fit goûter les agrémens du travail ; depuis cet heureux periode, il est le plus content des hommes, il a oublié qu’il a une ratte, & il n’est non plus sujet à la mélancolie qu’un Hollandois, qui, selon l’observation du Chevalier Temple, est toûjours parfaitement bien, quand il n’est pas mal, & qui est gai autant qu’il le faut, lors qu’il n’est pas triste.

A propos de cette fâcheuse indisposition de l’ame, qui a été jusqu’ici le sujet de ce Discours. Il faut que je raconte à mes Lecteurs les moyens dont se sert un Cavalier de mes Voisins, pour s’en garantir. Il a une aversion invincible pour les Livres, pour les affaires, & pour l’inaction en même tems ; mais il a la langue parfaitement bien penduë, & il trouve la plus grande volupté à faire valoir ce talent. Qu’a-t-il fait ? Comme il a du bien, il a donné une Pension à un homme pour l’accompagner toûjours, & il en exige pour tout merite d’avoir l’air attentif, & de ne l’interrompre jamais par des demandes, & par des réponses, quelque naturelle qu’en soit l’occasion. Ayant ouvert ainsi la porte à son babil, il l’élargit considerablement en donnant carriére à son imagination, & en ne pensant jamais à ce qu’il dit. Il donne l’essor à chaque pensée, telle qu’elle s’offre à sa langue, & ensuite il en prouve la vérité, ou bien il en dévelope le ridicule avec toute la bonne foi imaginable ; il se fait le même plaisir de se réfuter lui-même, qu’un autre trouve à triompher dans la dispute d’un Antagoniste obstiné. Ses discours ressemblent à la conversation de deux Personnes, qui défendent deux opinions opposées, avec peu de liaison, avec beaucoup de chaleur, & avec une grande politesse. Il y a un autre de mes amis qui passe la plus grande partie de sa vie dans le Parc, & qui s’occupe d’une maniére tout aussi industrieuse, mais un peu plus criminelle. C’est le premier homme du monde pour attrapper des mouches, & il les sait attacher fort adroitement aux deux bouts d’un crin de cheval, dont sa Perruque est un magazin inépuisable. Il suspend ensuite ce crin par le milieu à sa canne de maniere que les deux Insectes se trouvent comme on dit bec à bec, ce qui les anime d’abord à une Guerre opiniâtre, puisque la retraite leur est impossible. Son œil est tellement fait à ces Batailles, par une longue habitude, qu’il en apperçoit les differentes vicissitudes, qu’il est impossible de remarquer à un Spectateur vulgaire ; je le trouvai l’au-tre jour tout occupé à jouïr de la fureur de deux Guepes gigantesques, qui se livroient le combat le plus cruel. Pour que j'en pusse démêler les differentes particularitez il me prêta une Lunette d’approche, par le moyen de laquelle je vis la bataille la plus furieuse & la mieux disputée entre deux monstres plus horribles, que tous ceux qu’on trouve dans les anciens Romans. Si nous ne pouvons pas gagner d’abord sur nous de nous appliquer à des choses utiles & importantes, forçons-nous pourtant à nous donner tous les jours, sans y manquer, quelque application, quelque puerile, quelque sterile en avantages solides qu’elle puisse être ; nous remporterons du moins par là des victoires sur un esprit inconstant & vagabond ; nous apprendrons par là à nous rendre maîtres de notre volonté, & à l’accoûtumer à l’empire de la Raison.

Mon but particulier a été aujourd’hui de développer ce que la paresse a de fâcheux & d’incommode ; je pourrois bien un jour destiner un Discours entier à faire voir jusqu’à quel point elle est contraire à notre sainte Religion ; je placerai alors à la tête de ma feuille cette Sentence, Pereunt & imputantur, les Heures passent, mais elles sont sur notre compte, c’est la Devise d’un Cadran au Soleil, qu’on voit dans l’Hôtel, qui sert de domicile à nos jeunes Jurisconsultes. Comme ces Messieurs vivent dans un tumulte perpetuel d’affaires & de plaisirs, on ne pouvoit pas mieux faire que de les forcer à voir cette Devise toutes les fois qu’ils veulent s’instruire de l’heure qu’il est. Pour ceux qui s’attachent aux affaires, c’est un conseil gracieux d être <sic> ponctuels à venir aux rendez-vous où le devoir les appelle, & pour ceux qui n’aiment que le divertissement, c’est une exhortation effrayante, qui les détourne des rendez-vous, qui leur ont été donnez par le plaisir criminel.

Discours CIX. Le chemin des Paresseux est comme une Haye d’Epines. Prov. De Salomon. Il y a deux Classes de Personnes, qui pechent par rapport à l’usage que la Raison nous ordonne de faire d’une chose aussi précieuse que le tems. La premiere est ce vaste corps de Paresseux & d’indolens, qui bien loin d’employer leur tems d’une maniere criminelle, ne l’employent point du tout. La seconde est composée de ces gens d’un tempérament plus vif, qui ne négligent pas seulement de faire un bon usage de leur tems, mais qui en font valoir chaque instant pour ainsi dire, pour se procurer des satisfactions criminelles. Quel que puisse être le sentiment des Théologiens sur ces deux ordres de malheureux, la situation des premiers me paroît la plus déplorable, sur-tout parce que l’habitude de l’indolence me paroît beaucoup plus invincible, que l’habitude du crime. D’ailleurs on s’abandonne à la paresse, lors qu’on est tranquille possesseur de son bon-sens ; on s’y livre de sang froid, & après une mûre déliberation ; mais la débauche est d’ordinaire l’effet du Vin, ou d’une impetueuse Jeunesse, qu’on peut appeler une ivresse perpetuelle ; or il est clair que les fautes où l’on tombe dans l’absence, ou dans la suspension de la Raison, sont plus excusables, que celles où l’on se laisse entraîner au mépris du bon-sens, qui nous offre un secours present & sûr. Les saillies irrêgulieres des penchans vicieux, cessent aussi-tôt que la passion est satisfaite, & le calme succéde à l’orage ; mais une paresse bien réglée reçoit de jour en jour de nouvelles forces de sa continuation ; la paresse ne s’épuise jamais ; son fond, pour ainsi dire, s’augmente par la dépense. Je passois, dit Salomon, auprès du Champ du Paresseux, & auprès de la Vigne de l’Homme vuide d’intelligence ; voici il n’y croissoit que des Epines, & les Chardons en avoient couvert toute la face. Pour caracteriser encore mieux cette malheureuse indolence, il ajoûte ; L’homme paresseux cache sa main dans sa poitrine, & c’est à regret qu’il la porte à sa bouche. Ce sage Roi ne se contente pas de nous marquer ici les tristes effets de la paresse ; mais par l’étenduë qu’il donne à ses effets, mais par ces Champs livrez à une sterilité presque irreparable, par ces membres du corps presque devenus immobiles par l’habitude de l’inaction, il nous dépeint vivement les progrès que fait continuellement cette léthargie de l’Ame. Quand même il ne faudroit pas rendre un jour compte de l’usage qu’on fait du tems, les seuls inconveniens qui accompagnent une vie oisive devroient porter les personnes judicieuses à se précautionner contre les premiers accès de cette maladie funeste. Je dis les personnes judicieuses ; parce qu’il n’arrive pas rarement qu’elles donnent dans ce vice, & que c’est sur-tout à leur utilité que je destine ce Discours. Je sai trop bien que le raisonnement n’a point de prise sur des gens inconsidérez, qui sen-tent, mais qui ne raisonnent point, & qui se laissent gouverner absolument par les moindres apparences de la fatigue, & de la commodité. Je ne parle qu’à des personnes, qui ont du moins assez de raison, pour raisonner sur leur propre sentiment ; je croi qu’on peut dire sans exagerer, qu’il y a réellement dans la paresse plus d’incommodité & plus de peine, que dans l’Emploi le plus difficile & le plus penible ; rien n’est à mon avis plus fatiguant, que de ne rien faire ? Il est obligé à travailler par cela même qu’il évite le travail ; il est forcé, pour s’attacher à son indolence favorite, de luter continuellement contre ce principe d’activité, qui est naturel à tout homme. Il doit tromper & bercer ce principe par des Sophismes perpetuels. S’agit-il de dépêcher une affaire aisée, commune, il se fait à lui-même un nombre infini d’objections pour se prouver, que cette affaire est diffcile, épineuse, impossible ? Il se retire dans le sein de son indolence qu’il vient de barricader par ses faux raisonnemens ; il s’écrie ; Il y a un Lion dans le Chemin ; il y a un Lion dans la ruë ; c’est à dire, il y a un obstacle à surmonter, qui est au dessus des forces humaines. Quand cette espece de Gangrene gagne une fois le cœur d’un homme naturellement pensif, mais qui craint la peine attachée à des pensées utiles, il ne manque guéres de tomber peu à peu dans une melancolie sombre & invincible ; il fixe toute l’attention de son ame sur l’état de sa santé, & sur la situation de ses affaires, & son esprit triste & sombre ne sauroit les voir que dans un jour lugubre ; mais l’homme, qui s’applique à l’Etude, ou bien aux affaires, détourne ses pensées de ces noires contemplations ; les progrès qu’il fait dans la Fortune, ou dans la connoissance de la Vérité égayent son ame, & lui inspirent dans toutes ses entreprises une heureuse confiance. Au lieu de s’abandonner à des rêveries creuses, qui donnent un air de probabilité, à tous les desastres possibles, il employe les momens de son loisir à remettre son esprit dans une utile gayeté par les agrémens de la conversation ; ce mélange bien ménagé d’affaires, & de plaisirs innocens entretient son ame dans une serenité heureuse, dont un Paresseux hypocondriaque n’apperçoit de tems en tems qu’une petite lueur, graces à un beau jour, à l’arrivée d’un Ami inti-me, à quelque bonheur qui lui vient en dormant. Une vie oisive quoique réguliére doit traîner après elle des remords plus frequens, que la plus coupable activité des ébauchez de profession ; un Libertin, bon œconome de son tems, ne se donne pas le loisir d’examiner sa conduite. La chaîne de ses plaisirs est si serrée que le repentir ne sauroit s'y fourer ; il réfléchit aussi peu sur lui-même, que le Paresseux sur toute chose, qui n’est pas lui ; les remords du dernier se sentent d’ordinaire de l’indolence de son ame ; ils ne lui causent qu’une douleur sourde, & ils ne sont pas assez vifs pour le réveiller en sursaut, & pour l’arracher à sa triste habitude ; ce ne sont que des Songes inquiets qui troublent son sommeil sans l’interrompre. Pour donner une idée de ces sortes d’esprits oisifs, qui s’accoûtument à la fin à se punir eux-mêmes de leur insolence, par des réfléxions qui leur donnent des maladies imaginaires, je rapporterai ici ce qu’un Paresseux du premier ordre m’a raconté de l’état où il s’est trouvé lui-même. Dans un seul hyver il bût plus de deux cens bouteilles d’Eau de Spa, plus de vingt pintes de Teinture de Mars, & quelques barils de Vin d’Absinthe ; avec cela il fit de compte fait cent cinquante projets infaillibles, qui manquerent tous, & dans le tems que le Vent de Nord-Est soufloit il reçut de tout l’Univers des affronts terribles, qu’ame qui vive ne songeoit à lui faire ! En un mot, il fit plus de dépense, que l’homme le plus prodigue, & il souffrit plus de miseres, qu’un simple Soldat, qui fait la Campagne la plus rude. Un autre qui a eu le bonheur de revenir de ce triste état d’indolence m’a dit, qu’il y étoit tombé à la fleur de son âge dans l’Université où bien souvent la Jeunesse, au lieu de se préparer pour les affaires, s’endort dans un repos qui l’en rend à jamais incapable ; comme il pouvoit être paresseux incognito dans sa chambre, il y resta pendant plusieurs années abîmé dans la commodité molle d’un Fauteuil qui auroit fait les délices d’un Prélat ; il y rêvoit profondement à rien d’une maniere qui lui faisoit beaucoup d’honneur, puis qu’il passoit pour le plus appliqué de tous les Ecoliers. Pendant cette Léthargie il eut quelques intervalles de Lecture, qui ne faisoient qu’aggraver son triste état, en lui faisant sentir les fruits qu’on peut recueillir de l’application ; il ressembloit à cet égard aux Damnez de Milton, qui transportez du feu le plus ardent dans l’eau la plus glacée, au lieu d’en être soulagez ne sentent que plus vivement le froid de l’une & la chrleur<sic> de l’autre. Las à la fin de ce même genre de paresse, il résolut de la varier un peu par des promenades uniquement destinées à se promener ; quand cette envie le prenoit il subornoit lui-même la Servante à lui venir dire, que sa Chambre devoit être nettoyée ; il ne manquoit jamais de se mettre en colere contre elle, & de lui soûtenir que cette affaire pouvoit souffrir quelque delai, mais à la fin il se rendoit à des conditions honorables, & il sortoit de la place le dépit sur le visage, & la satisfaction dans le cœur. Pendant tout ce tems-là il ne voyoit personne, & il vivoit plus retiré qu’un Moine, & en même tems tout aussi coupable qu’un débauché ; c'est ainsi qu'il perdit la fleur de son âge, jusqu’à ce qu’un rare bonheur le tira de son inaction, & lui fit goûter les agrémens du travail ; depuis cet heureux periode, il est le plus content des hommes, il a oublié qu’il a une ratte, & il n’est non plus sujet à la mélancolie qu’un Hollandois, qui, selon l’observation du Chevalier Temple, est toûjours parfaitement bien, quand il n’est pas mal, & qui est gai autant qu’il le faut, lors qu’il n’est pas triste. A propos de cette fâcheuse indisposition de l’ame, qui a été jusqu’ici le sujet de ce Discours. Il faut que je raconte à mes Lecteurs les moyens dont se sert un Cavalier de mes Voisins, pour s’en garantir. Il a une aversion invincible pour les Livres, pour les affaires, & pour l’inaction en même tems ; mais il a la langue parfaitement bien penduë, & il trouve la plus grande volupté à faire valoir ce talent. Qu’a-t-il fait ? Comme il a du bien, il a donné une Pension à un homme pour l’accompagner toûjours, & il en exige pour tout merite d’avoir l’air attentif, & de ne l’interrompre jamais par des demandes, & par des réponses, quelque naturelle qu’en soit l’occasion. Ayant ouvert ainsi la porte à son babil, il l’élargit considerablement en donnant carriére à son imagination, & en ne pensant jamais à ce qu’il dit. Il donne l’essor à chaque pensée, telle qu’elle s’offre à sa langue, & ensuite il en prouve la vérité, ou bien il en dévelope le ridicule avec toute la bonne foi imaginable ; il se fait le même plaisir de se réfuter lui-même, qu’un autre trouve à triompher dans la dispute d’un Antagoniste obstiné. Ses discours ressemblent à la conversation de deux Personnes, qui défendent deux opinions opposées, avec peu de liaison, avec beaucoup de chaleur, & avec une grande politesse. Il y a un autre de mes amis qui passe la plus grande partie de sa vie dans le Parc, & qui s’occupe d’une maniére tout aussi industrieuse, mais un peu plus criminelle. C’est le premier homme du monde pour attrapper des mouches, & il les sait attacher fort adroitement aux deux bouts d’un crin de cheval, dont sa Perruque est un magazin inépuisable. Il suspend ensuite ce crin par le milieu à sa canne de maniere que les deux Insectes se trouvent comme on dit bec à bec, ce qui les anime d’abord à une Guerre opiniâtre, puisque la retraite leur est impossible. Son œil est tellement fait à ces Batailles, par une longue habitude, qu’il en apperçoit les differentes vicissitudes, qu’il est impossible de remarquer à un Spectateur vulgaire ; je le trouvai l’au-tre jour tout occupé à jouïr de la fureur de deux Guepes gigantesques, qui se livroient le combat le plus cruel. Pour que j'en pusse démêler les differentes particularitez il me prêta une Lunette d’approche, par le moyen de laquelle je vis la bataille la plus furieuse & la mieux disputée entre deux monstres plus horribles, que tous ceux qu’on trouve dans les anciens Romans. Si nous ne pouvons pas gagner d’abord sur nous de nous appliquer à des choses utiles & importantes, forçons-nous pourtant à nous donner tous les jours, sans y manquer, quelque application, quelque puerile, quelque sterile en avantages solides qu’elle puisse être ; nous remporterons du moins par là des victoires sur un esprit inconstant & vagabond ; nous apprendrons par là à nous rendre maîtres de notre volonté, & à l’accoûtumer à l’empire de la Raison. Mon but particulier a été aujourd’hui de développer ce que la paresse a de fâcheux & d’incommode ; je pourrois bien un jour destiner un Discours entier à faire voir jusqu’à quel point elle est contraire à notre sainte Religion ; je placerai alors à la tête de ma feuille cette Sentence, Pereunt & imputantur, les Heures passent, mais elles sont sur notre compte, c’est la Devise d’un Cadran au Soleil, qu’on voit dans l’Hôtel, qui sert de domicile à nos jeunes Jurisconsultes. Comme ces Messieurs vivent dans un tumulte perpetuel d’affaires & de plaisirs, on ne pouvoit pas mieux faire que de les forcer à voir cette Devise toutes les fois qu’ils veulent s’instruire de l’heure qu’il est. Pour ceux qui s’attachent aux affaires, c’est un conseil gracieux d être <sic> ponctuels à venir aux rendez-vous où le devoir les appelle, & pour ceux qui n’aiment que le divertissement, c’est une exhortation effrayante, qui les détourne des rendez-vous, qui leur ont été donnez par le plaisir criminel.