On finit par ètre Fripon.
!
« Je suis un jeune homme de Famille, que le Jeu vient de ruiner pour six mois.
Ce matin, à mon retour chés moi, j’ai fait un tapage de Diable : je suis pourtant naturellement doux. Ma bile s’est calmée peu à peu ; & le sommeil s’est emparé de mes sens. Mais mon imagination, pleine de Parolis, m’a retracé les idées du Jeu. J’ai rêvé que je joüois ; c’est dire que je perdois. Plut au ciel que je ne perdisse qu’en songe ! Cette nouvelle scène de malheur m’a fort agité ; je me suis réveillé en sursaut ; j’ai appellé mes Valèts, les ai grondé, & ai bu du Thé. J’ai repris insensiblement mes esprits. L’étude, me suis je dit, calmera ma mauvaise humeur ; mais point dutout <sic> ; à peine ai-je eu ouvert un Livre, qu’il m’est tombé des mains. J’ai voulu écrire un billet-doux à une femme, qui me veut du bien. Mais l’ennui m’a dit par le canal du bâillement son interprète ; que je devois le faire court. A la premiére Ligne, j’ai sué : à la seconde, des expressions les plus vives j’ai passé aux plus froides : à la troisiéme, j’ai juré assés rondement. J’ai fini par mettre le tout en mille piéces. Je me suis avisé de m’en demander le Pourquoi ? Mais je ne me suis répondu, qu’en m’écriant : Parbleu ! perdre en un instant huit-cent Ducats, moi qui n’en perdis jamais au Pharaon audelà de Dix !
Cette perte m’est d’autant plus sensible, que j’avois déjà fait mes petits arragemens pour six mois. J’en destinois quatre cent â mes besoins ; cent à l’achat de quelques Livres ; cinquante à la Fillette ; cent à un habit sur lequel j’avois consulté nos Petits-Maîtres les plus connoisseurs, nos petites-Maitresses les plus expertes dans la science de la parure, les plus
A quoi bon tout ce détail, allés-vous dire ? A vous intéresser à mon malheur, à vous engager par un récit fidelle à donner au Public quelques morçeaux sur le Jeu ; car apparemment vous en avés dans votre Porte Feuille. Je suis surpris que vous n’aiés pas encore traité cette Matiere. Elle offre un vaste champ à vos réfléxions. Donnés sans quartier sur tous ces joüeurs, qui mettent entre les mains du hazard le plus clair de leur bien. Je saurai bon gré au guignon, qui m’a fait perdre mon argent, si je vous donne occasion de traiter ce sujèt de maniére à retirer du précipice du Pharaon quelques-uns de mes Compatriotes &c. »
Cette Lettre n’est point un jeu de mon imagination : elle m’a été réellement envoiée. Si mon correspondant dit vrai, il est à plaindre ; quand on n’est pas Joüeur de profession, on tire de ses pertes au moins cet avantage, qu’on est dans la suite beaucoup plus sur ses gardes ; &, à la Bassette, cette précaution est essentielle ; La plupart des Banquiers ont beaucoup d’esprit aux doigts : aussi cette phrase : me prénés-vous pour un Ponte ? est elle-passée en Proverbe.
On se jette dans le Jeu en aveugle : car, si on raisonnoit, on seroit plus retenu. Mais je ne joüe qu’à des Jeux de commerce : soit ; mais ne joüés-vous pas gros jeu ? Ma gorge commençoit à peine à se former, qu’on joüoit, autant qu’il peut m’en souvenir, aux Marcs Lubs. En ce tems là, c’étoit fort gros jeu.
Vous étes quatre, qui joüés au moins quatre cent parties de Quadrille par année. Mettés un Ducat seulement pour les cartes de chaque partie. Voilà quatre cent Ducats qui sortent clair & net de la bourse de vous quatre. Si l’accessoire est dispendieux, que doit ètre le principal ? Il est vrai que ce Principal dépend du hazard ; que vous pouvés gagner comme perdre ; mais il n’est pas moins vrai, que pour que l’un de vous quatre gagne un Ducat, tous frais faits, il faut que l’un de vous perde absolument deux cens & une Fiche, deux cens & un Ducats ; & ne s’en perd-il pas davantage ? Les frais seuls des Cartes n’absorbent-ils pas à la longue les gains qui peuvent se faire ? Cet Or, que vous maniés avec tant de plaisir, que vous voiés vous échapper avec tant de regrets & rentrer avec transport, tombe enfin partie dans la bourse du Cartier, partie dans celle des Domestiques.
La licence du Jeu produit de terribles inconvéniens. Vous aimés l’Argent ; pourquoi donc l’aventurés-vous ? pour gagner ; mais tournés la médaille ; si le malheur vous en veut ?
De toutes les Passions, celle du Jeu est la plus à charge à une Famille.
Mais du moins, me dit il, vous devés avoir beaucoup de ce métal jaune que vous répandés avec tant de profusion. Nous en avons fort peu, repris-je ; & le peu que nous avons, nous aimons à le dépenser, & c’est la mode de le dépenser à ce jeu-la. J’entens, dit-il, en branlant le <sic> tète ; mais sans doute que vous ne depensés ici que votre superflu : Vous n’y ètes pas, lui repartis-je : La plupart de ces Joüeurs ajoutent ce qu’ils ont pour leurs plaisirs ce qu’ils devroient emploier à leurs besoins les plus pressans. Vous ètes donc bien généreux, bien détachés des richesses, repliqua-t’il ; ce sont des contes que tout ce qu’on nous dit de votre avarice. Rien de plus vrai, que ces contes-là ; & tous ces Joüeurs ne sont aprésent <sic> si prodigues, que parcequ’ils sont extrèmement avares. »
Mon homme ne pouvoit ajuster toutes ces idées contradictoires, je ne pûs le tirer de l’embarras ou ces vérités paradoxes le jettoient. J’en abandonnai la solution à ses réfléxions sur nos usages & notre caractère ; & je me promis bien d’insérer cette conversation dans une de mes Feüilles.