Amusement XXXIX. Laurent Angliviel de la Beaumelle Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Hannah Bakanitsch Mitarbeiter Karin Heiling Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Anna Karnel Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 25.09.2018 o:mws.6645 La Beaumelle, Laurent Angliviel de: La Spectatrice danoise, ou l'Aspasie moderne, ouvrage hebdomadaire. Tome I. Copenhague: s.i. 1749, 337-350 La Spectatrice danoise 1 039 1749 Dänemark Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Politik Politica Politics Política Politique Política Gesellschaftsstruktur Struttura della Società Structure of Society Estructura de la Sociedad Structure de la société Estrutura social Denmark 10.0,56.0 Siberia 100.0,60.0 United Kingdom Scotland Scotland -4.0,56.0 United Kingdom England England -0.70312,52.16045 Spain -4.0,40.0 United Kingdom Essex Essex 0.58333,51.83333 Americas -104.41406,26.0173 United Kingdom Tyburn Tyburn -1.80127,52.51944

Amusement XXXIX. La Cour,

I.

La Cour en impose au vulgaire par la magnificence & l’éclat. Le sage perce à travers ces dehors trompeurs, écarte les apparences, juge sans partialité parce qu’il éxamine sans prévention. Le Courtisan dépoüillé da sa grandeur extérieure, est rarement admiré. C’est beaucoup, s’il n’est point méprisé. Ce qui doit le consoler, c’est le petit nombre des sages, & le grand nombre de sots.

II.

Il n’est pas aisé d’écrire sur la Cour. C’est un Paїs, que peu de Courtisans connoissent parfaitement. On peut dire, que la position des lieux varie, suivant les divers caractères des Princes, &, quelque fois, suivant le naturel inconstant du même Prince. Un vieux Courtisan est souvent obligé au commencement d’un Regne nouveau de recommencer son apprentissage. Tel a pratiqué cet art pendant quarante ans, qui, se voit réduit aux premiers éléments. Heureusement, une longue expérience a fait prendre à son esprit cette fléxibilité, qui le mèt en état de recevoir toutes les impressions. Il dévore courageusement toutes les difficultés, il se conforme à la mode avec souplesse, & se plie adroitement à toutes les circonstances. Que ne peut pas l’ambition sur le cœur des mortels ?

III.

La Fortune est le centre, auquel aboutissent toutes les avenuёs de la Cour. C’est cette Divinité, que tous les hommes encensent. Le Prince est son grand-Prêtre. Les Courtisans sont tantôt sacrificateurs subalternes, tantôt sacrifiés.

IV.

Leur conduite, comparée à leur caractère, fait un contraste singulier. Ils se piquent de probité, & se soupçonnent mutuellement de fourberie ; ils font l’éloge de la vertu, & ne s’en servent que pour masquer leurs vices. Ils font des Protestations d’amitié à ceux, dont ils concertent la ruine, & dont ils veulent avancer la disgrace. Ils donnent tout à qui n’a besoin de rien, & ne donnent rien à qui a besoin de tout ; Ils n’aiment personne, & feignent d’adorer tout le monde. Ils n’estiment que par cérémonie, & se fâchent qu’on ne les estime pas. Ils se plaignent, quand on les loüe, & se désespérent, quand on ne les loüe pas. Ils déclament contre la flatterie & chérissent les flatteurs. Ils font quelquefois les plus belles réflexions sur la vaine gloire, & n’en profitent jamais. Généreux par intérêt, gais par nécessité, humbles devant leurs égaux par habitude, fiers envers leurs inférieurs, pour s’indemniser de leurs bassesses, leurs vertus coulent rarement de source ; leurs vices mêmes sont souvent empruntés. Ils ne sont presque jamais maîtres d’eux-memes. Ils se sont livrés de bonne heure à la Fortune, qui prend sur eux un ascendant, qui les tirannise, au préjudice même de leurs penchans vertueux. La Cour opére les plus étranges métamorphoses. Tel qui est né franc, désintéressé, compatissant, y devient le plus artifi-cieux, le plus intéressé & le plus dur de tous les hommes. Mais aussi tel est naturellement brusque, grossier, opiniâtre, qui, à cette école, devient doux, poli, insinuant, souple. En général, l’air, qu’on respire dans ce paїs là, est très mal sain pour les tempéramens vertueux.

V.

Le Courtisan peut se définir : un être maniéré. Considérez le en détail : C’est là tout son mérite. Façonner son ame à la dissimulation, se faire une loi de la fourberie, flatter ses ennemis, quand ils sont en place, les détruire, quand l’occasion s’en présente, se débarasser honnêtement des amis inutiles, s’étaїer de puissans protecteurs, qu’il caresse tout haut & qu’il méprise tout bas, s’accommoder aux caprices d’autrui, déguiser ses menées sous l’ombre de sincérité, rendre sourdement de mauvais offices, culbuter un Emule & lui dérober la connoissance de la main d’où le coup part, soutenir avec un dépit muёt les disgraces les plus accablantes, mettre un prix à ses moindres complaisances, voiler des chagrins cuisans sous un front sérein, avoir un visage docile, non aux mouvemens de l’ame, mais à ses intérêts ; voilà à peu près le Courtisan. En voir un, c’est les voir tous. Ce n’est pas, qu’il ne s’en trouve, dont le mérite réel fait exception à la régle. Mais qu’ai je à faire de les distinguer ? Ils se distingueront bien assez d’eux mêmes.

VI.

Le Courtisan est Comédien. Il n’a point de passions à lui : il ne représente que celles de la Cour. Son rôle est appris depuis lon-tems, il ne fait que le répéter. Il ne lui est pas permis d’aimer ce qui lui plait, de faire ce qu’il doit, de dire ce qu’il pense. Il a renoncé à ses goûts, à ses plaisirs, à sa liberté. Tout au plus, il peut souhaiter ce qu’il veut. Mais son cœur, sans cesse promené de desirs en desirs, n’est jamais libre, n’est jamais content. Si le Courtisan ne vivoit pas dans une dissipation continuelle, il seroit le plus malheureux des hommes. Encore, malgré cela, presque tous les instants desa <sic> vie sont ils marquez au sçeau de l’ennui. Il ne vit pas. Savie <sic> n’est qu’un songe, pendant lequel il a été le joüet de mille illusions différentes, tantôt soutenu par l’espérance, tantôt abattu par la crainte, toûjours la victime de son ambition, jamais à lui-même.

VII.

Il faut plus de génie qu’on ne pense, pour être habile Courtisan ; pour venger les injures & les dissimuler, pour cacher la vérité & affecter la franchise, pour médire avec subtilité & se soustraire à la médisance la plus clairvoїante, pour paїer, comme a dit quelquun, les bienfaits de paroles, les services de promesses, les dettes de menaces, pour surpasser un Peuple de Rivaux. On se mine, on se contremine mutuellement. On s’observe, on cherche à s’élever sur les ruines d’autrui. Dans chaque Courtisan on voit quelquefois un Ennemi, souvent un Rival, toujours un Envieux. Rien ne leur échappe.

VIII.

Le Rôle de Favori est le plus difficile à joûer. Il est beaucoup plus aisé de parvenir à la faveur, qu’il ne l’est de s’y soutenir. On y parvient par le choix éclairé ou non du Prince. On ne s’y soutient lontems que par un grand mérite. Pour y parvenir, il ne faut guére qu’avoir plû ; pour s’y soutenir, il faut savoir toûjours plaire. Pour y parvenir, une bagatelle suffit quelquefois ; pour s’y soutenir, il faut de l’artifice & de la vertu, à moins qu’on n’aît affaire à un Prince foible, tel que Loüis XIII. par éxemple, qui haїssoit Richelieu & n’avoit pas la force de l’éloigner.

IX.

Le Favori est environné d’Argus. Quelle Politique ne doit il pas avoir, pour se maintenir parmi tant de Politiques consommez, tous, ses amis au dehors, tous, ses ennemis au de dans, amis par rapport à leurs intérêts, ennemis, parce que la jalousie leur montre un autre qu’eux mêmes dans la place, qu’ils croїent seuls mériter. Quelle addresse pour modérer les ressentimens de l’envie, pour en arrêter les complots, pour les faire avorter, quand ils sont découverts, pour conserver la confiance du Prince, quand tout conspire à la faire perdre, pour s’emparer entiérement de son cœur, attaqué, pour ainsi dire, par toute la Cour ?

X.

Il est entouré d’une foule de Grands, accoûtumez à mal penser d’autrui, parce qu’ils ne peuvent bien penser d’eux-mêmes. La douceur & la politesse, qui peuvent tant sur le Peuple, ne peuvent rien sur eux. Ils n’attachent leurs regards que sur les imperfections. Il a tout à redouter de la sévérité d’un pareil examen. Trop élevé pour n’être pas vû, trop homme pour ne pas faire des fautes, il est toûjours incertain du tour, qu’on donnera à ses actions. S’il a de bonnes qualités, on n’en convient pas : Si l’on est forcé d’en convenir, on leur en oppose de mauvaises, on diminuё ses vertus, on éxagere ses défauts ; on glisse légérement sur le bon, on appuїe sur le mauvais. Si sa conduite ne donne point de prise à la censure, on dit, ou bien, qu’il ne fait que son devoir, ou bien, qu’il sait cacher finement son jeu.

XI.

La faveur est l’écüeil de la Cour le plus dangereux pour la vertu. Qu’il est difficile de conserver son integrité, sa droiture ! Pour monter aux grandeurs, la meilleure posture,

Auprès d’un Jupiter, c’est celle de Mercure. Si l’honneur s’en ressent, l’orgüeil s’en aplaudit.

Le Favori doit dire la verité à son Maître. Mais il a rarement ce courage. Il trouve mieux son compte (…) se liguer avec les passions du Prince, à étudier ses foibles, à les seconder, à lui applanir la route du vice. Le sort du Peuple est presqu’entre ses mains. Il est le canal par lequel passent les graces de la Cour. Une cléf d’or ouvre souvent ce canal ; & quand on est tenté si souvent, il est bien mal-aisé de ne pas se laisser séduire. Le tour du bâton a tant d’attraits. Un Favori, honnête homme, est un Phénix. Un Roi, sans Favori, est un Héros.

XII.

La fortune apprend au Favori à se méfier d’elle. Il est voisin du Thrône, mais entre le Thrône & lui, il y a un précipice, dont il ne peut se garantir sans miracle. L’Histoire est remplie de Favoris disgraciés. Il est assez aisé d’acquérir la faveur des Princes ; mais il est encore plus aisé de la perdre.

Un Favori demain sur un triste échaffaut, Doit peut être à genoux apprendre ce qu’il vaut.

Telle est la bizarerie du destin. A la Cour, le bonheur ne tient qu’à un fil. Le Comte d’Essex perd la tête, précisément, parce qu’il a été aimé de sa Souveraine. Milord Gowry paїa de sa vie l’inclination qu’avoit pour lui Anne de Dannemarc, Reine d’Angleterre. Valensuéla, petit Commis au Bureau du Pére Nitard, n’auroit pas passé 20. ans en éxil dans l’Amérique, s’il n’avoit pas gagné les bonnes graces de la reine d’Espagne. Mentzikof, qui devint avec une étonnante rapidité, de Garcon Patissier, Prince & Felt-Maréchal, n’auroit pas été réduit à une Rouble par jour en Sybérie, s’il n’avoit pas été Favori de Pierre le Grand. Il n’auroit pas Frisé la Corde, s’il n’avoit Frisé la Couronne.

XIII.

L’amour-propre est absolument nécessaire à un Favori. Il seroit très malheureux au sein de son élévation, s’il ne se flattoit d’un sort plus heureux, que ceux qui ont fourni la même carriere, s’il ne s’aveugloit sur la chûte qui l’attend. L’Ambitieux n’existe que dans l’avenir, le Favori n’existe que dans le présent. Il ne peut se promettre un réveil heureux. Il se couche dans la faveur, peut être se levera t’il dans la disgrace. Il a la place la plus haute, & en même tems la plus dangereuse, parce qu’elle est la plus enviée. Il a d’autant plus à craindre, qu’il est plus élevé. L’amitié même du Prince est quelquefois la cause de la ruine de ceux, qui en sont honorez. Mortimer demeura deux jours & deux nuits pendu à la potence de Tyburn, pour avoir signé par ordre d’Edoüard III. le Traité, par lequel le Prince se désistoit de ses prétentions sur l’Ecosse. Strafford paїa cher la confiance de Charles I. Le Baron de Goёrts perdît la tête, pour avoir fidellement servi Charles XII. aux dépens de sa Patrie. Les Rois sacrifient souvent leur Favori à la Politique. Rien n’est si dangereux, que de leur donner des conseils. On se rend caution des événemens, dont toute la prudence humaine ne sauroit assurer la réussite. Aussi un Favori, dont les avis étoient toûjours les meilleurs & les plus malheureux, disoit-il : « Je ne puis répondre, que de ce qui dépend de moi, de la justesse du dessein. L’éxécution dépend de mille personnes, & surtout de la fortune, qui n’est aux gages de qui que ce soit. »

XIX.

La fin malheureuse de la plupart des Favoris ne fait aucune impression sur les Courtisans. Leur ambition n’est point refroidie. Ils courent à la faveur, comme au bien le plus précieux. C’est leur idole. Ils imaginent, qu’il y a une espèce de gloire à tomber de si haut. Leur passion leur découvre des charmes dans une grandeur même funeste. Je doute pourtant, qu’un Favori éxilé trouve dans le souvenir de son élevation passée des ressources, qui le dédommagent du rang, dont il est déchu. Dans le malheur, c’est un surcroit d’infortune, que de se rappeller le bonheur, dont on a joüi. Le Prince, en ôtant à son Sujèt son amitié, devroit lui ôter aussi la mémoire. La faveur l’énorgueillissoit ; la mémoire le désespère en l’humiliant. Mais revenons au Courtisan.

XV.

Le Peuple euvie <sic> la félicité des Courtisans ; il penseroit plus sensément, s’il sçavoit, combien cette félicité est fausse, fragile, inquiéte ; combien de soins elle leur coute ; combien peu ils en sont eux-mêmes satisfaits ; quel vuide affreux elle laisse dans leur cœur, sans cesse agité ; de quels remords elle est souvent accompagnée. Chose étrange ! Ils sont les premiers à connoître tous les désagrémens de leur état ; & néanmoins ils ne le quittent qu’à leur corps défendant. Tel a un pié dans l’autre monde, qui songe à de nouveaux honneurs dans celui-ci. Après cela, comment voulez-vous, que le Peuple n’adore pas la Cour, qu’il voit faire les délices de ceux, qui n’y trouvent que des dégoûts, & qui devroient s’en retirer, du moins par lassitude ? Comment l’empire de la fortune ne se perpétueroit-il pas, puisque ceux de ses Adorateurs, avec lesquels elle en agit le moins poliment, ne laissent pas de faire toûjours fumer l’encens sur ses Autels.

XVI.

Les Femmes ne joüent pas à la Cour un grand Rôle, mais elles en joüent un, très flatteur : elles gouvernent par le moien de leurs Amans & de leurs Maris. Ce Ministère de contrebande leur plait d’autant plus, qu’il est sécret. Ajoutez à cela, qu’elles aiment naturellement le Cérémonial, les hommages, l’éclat, & que leur esprit, ordinairement minutieux, se nourrit des bagatelles de la Cour ; & vous aurez en abrégé les raisons, qui font que les Dames s’en dégoûtent beaucoup plus rarement, que les hommes. A l’âge de quatre-vingts ans, elles ne songent pas encore à la retraite. Elles aiment à y tenir par quelque endroit, n’y figurassent elles qu’en rang d’antiquailles. Nous nous lassons de la vertu, nous nous lassons de la galanterie, nous nous lassons du jeu ; nous ne nous lassons jamais de la Cour. Nous sommes faites pour briller ; & où brille t’on plus ? La vanité nous y retient plus que l’ambition.

XVII.

A la cour, on n’arrive son but, que par des sentiers détournez, car la voïe la plus droite est rarement la plus courte. Ces sentiers détournés sont extrêmement pratiquez, & en même tems si étroits, qu’on ne sauroit y faire un pas sans renverser un concurrent, ou sans en être renversé.

XVIII.

Les Courtisans se sacrifient à leur Prince ; mais leurs vûes sont différentes. Les uns, poussez par un principe d’honneur, se sacrifient parcequ’ils sont necessaires au Prince : Les autres, guidez par l’intérêt, se sacrifient, parceque le Prince leur est nécessaire. Les premiers ont ordinairement de la vertu ; les seconds n’ont ordinairement que du manège. Les premiers seroient distinguez, quand même ils ne seroient, que simples particuliers. Les seconds retomberoient dans le néant, si le Prince retiroit sa main bienfaisante. Les uns sont utiles à la Cour ; la Cour est utile aux autres.

XIX.

Parler peu, est à la Cour une vertu, qui dispense, en cas de besoin, de penser beaucoup. Le silence y fait passer pour sage tel dont le babil eût découvert, qu’il n’est qu’un sot. Se taire dénote souvent un esprit borné. Mais, comme il est assez difficile, même au stupide, de se taire, on doit savoir bon gré aux Courtisans d’en avoir fait une qualité essentielle.

XX.

Tout est politique à la Cour. Mais le grand art est de cacher l’art. Cette étude est pénible. Mais elle est facilitée par les modèles, qu’on a sous les yeux. Le génie du Courtisan n’est que pure imitation. L’habileté, c’est de choisir de bons Originaux, & de les bien copier. On paroit soi-même original.

XXI.

Les Courtisans se regardent comme les espions les uns des autres. Delà la méfiance, les soupçons, les jalousies. Ils ne peuvent compter sur l’amitié de qui que ce soit. Ils sont privés du plus doux agrément de la vie. Car est-il de plaisir comparable à celui de l’amitié ? N’avoir pas un Ami, auquel on puisse ouvrir son cœur, qu’on intéresse dans ses peines & dans ses plaisirs, avec qui l’on s’entretienne de ce qu’on a vu, de ce qu’on a oüi, de ce qu’on déviné, n’avoir que soi-même pour confident, ne parler jamais qu’en tremblant, quel supplice ! De tous les hommes, le Courtisan est celui, à qui un fidelle ami est le plus nécessaire ; & c’est précisément celui, qui goute le moins les douceurs d’une liaison étroite & sincére.

XXII.

A la Cour, le début décide quelquefois de la fortune d’un jeune homme. Soiés modeste, réservé, poli, galant, vous serés, à coup sur, remarqué ; c’est déjà beaucoup, que d’être distingué dans la foule. Continués sur ce ton-là ; plaisés aux distributeurs des graces ; & faites leur sentir, que vous avés envie de leur plaire : voilà votre fortune faite.

La Jeunesse débute ordinairement assés mal. Présomtueuse, indiscrette, vaine, impatiente, étourdie, elle fait mille fautes. Les Ministres les comptent éxactement. Un jeune Seigneur voit, mais trop tard, que sa conduite a été éclairée, que sa réputation est délabrée, qu’on ne le lui a rien pardonné. Il se dépite contre la lenteur des bienfaits du Prince. Il se retire de la Cour. Personne ne le trouve à dire : Il veut y rentrer. On le siffle. Renoncer au service de son Maître, c’est un crime, que les Rois ne pardonnent jamais. Peut être oublieroient-ils plus aisément un crime, qu’un dépit.

XXIII.

J’ai oüi un riche Courtisau <sic> faire l’éloge de la médiocrité & de la retraite. Voilà un motif de consolation pour les personnes, qui sont dans l’un ou l’autre de ces états. Pauvres ! Bourgeois ! Païsans ! Vous vous plaignés de votre condition : Vous voiés d’un œil jaloux la magnificence des Grands : Vous étes ébloüi de leur train nombreux, de leurs snperbes <sic> équipages, de la somtuosité de leur table, de l’étalage du Cordon blanc ou bleu, de la flatteuse qualification d’Excellence, & surtout de l’accès qu’ils ont auprès du Prince. Vous les croiés heureux. Vous pensés, que les plaisirs s’empressent à naître sous leurs pas. Mais, que nos idées sont fausses ! Que vous connaissés mal la Cour ! Ces seigneurs, dont vous enviés le sort, sentent eux-mêmes, qu’ils courent après un bonheur, qui s’obstine à les fuir. Il en est, qui sont dégoutés de tout cet appareil de grandeur, l’objèt de vos désirs les plus empressés. Les plus sensés souhaiteroient n’avoir jamais vû la Cour ; la plupart se promettent de s’affranchir un jour de cette captivité par une retraite honorable. Tous conviennent, que la véritable félicité en est bannie. Le Propriétaire d’une petite Terre est infiniment plus satisfait :

C’est un Monarque heureux au sein de ses Etats ; Tous ses plaisirs sont purs, variés, délicats ;En goûtant tous les jours de nouvelles délices,Il acquiert des vertus, il triomphe des vices :Loin du pavé du monde, assis sur le Gason ;L’homme plus attentif écoute sa raison :La campagne est l’école, où la Nature enseigneAu Roi des Animaux la grandeur de son Régne.

Il est si vrai, que la félicité du Laboureur est plus réelle, que ne l’est celle du Courtisan, qu’il semble, que la Nature elle mème ait pris soin de nous l’apprendre. Lisés une déscription d’une Fête donnée dans quelque Cour : Lisés ensuite une églogue de Fontenelle. Les plaisirs des Courtisans vous paroitront autant au dessous de ceux des Bergers, que les agrémens d’une Femme du bel air sont au dessous des appas naturels d’une jolie Bergère. Combien est-il de gens, auxquels l’énumération des trésors de Crésus n’arracheroit pas le moindre souhait ? Combien en est il, qu’un détail circonstancié d’un Bal ou d’une Cerémonie brillante ne tireroit pas de leur assiette naturelle ? Mais qu’il en est peu, qui ne soient touchés de la vive peinture, que fait Madame des Houlières de la vie Champètre ! Qu’il en est peu, qui puissent froidement lire ces vers du Virgile François !

Les Bergers d’un Hameau célébroient une Fête ; Chacun d’eux plus paré méditoit sa conquète,Ne respiroit qu’Amour, & n’étoit appliquéQu’au soin de voir, de plaire, & d’être remarqué,Ce soin, mais plus secret, occupoit les Bergères ;On avoit pris conseil des ondes les plus claires,On avoit dérobé des fleurs aux prés naissans,Rien n’étoit oublié des secours innocens, Qu’en ces lieux la Nature & si simple & si bellePeut recevoir d’un Art presqu’aussi simple qu’elle.Ici, sous des Rameaux exprès entrelacés,Ou joüoient les Raïons, dont ils étoient percés,On formoit tour-a-tour des danses différentes :Heureux ceux qui tenoient la main de leurs amantes !Là dans une campagne on disputoit un prix ;L’amour plus que la gloire anime les esprits :Les Belles aux Bergers inspirent de l’addresse ;Heureux qui met le prix aux piés de sa maitresse !Tout l’air retentissoit du bruit confus & douxDes Flutes, des Hautbois, & des Oiseaux jaloux &c.

Le Païsan a encore cet avantage sur le Courtisan, qu’il est véritablement utile à sa Patrie. A quoi sont bons la plupart des Grands ? A ramper, à boire, à dormir, à manger. « Je ne sais, dit un Moderne, lequel est plus estimable, d’un Païsan, qui enrichit l’Etat par la Culture des terres, ou d’un Courtisan, qui sait à quelle heure le Roi se couche & se léve. » Je le sai bien, moi : les Princes ne le sauront ils jamais ?

XXIV.

Plus un Prince est puissant, & moins il peut s’assurer de l’affection de ceux qui lui font la Cour. Envain la flatterie lui prodigue t’elle les titres les plus brillans, envain le compare t’elle aux Titus, aux Trajans, envain fait elle bourdonner autour de ses oreilles les noms de Pére de la Patrie, de délices de ses sujèts ; envain une Cour nombreuse s’empresse t’elle à lui rendre les hommages les plus respectueux. Tous ces dehors ne sauroient le rassurer contre les soupçons, que lui donne l’usage qu’il fait du pouvoir suprème. Il doutera toujours de la sincérité des loüanges ; il sera toujours incertain des sentimens, dans lesquels le Peuple & la Noblesse sont à son égard : Il sera toujours en droit de craindre, que l’encens qu’on lui offre ne lui soit uniquement présenté par les mains de l’intérèt. Est-ce regner, que de régner dans cette incertitude ? « Le plus heureux de mes sujéts, disoit Henri IV. c’est celui qui ne m’a jamais vû. » On peut dire avec autant de vérité, que le plus malheureux des Princes est celui, qui, abusant de la Souveraine Puissance, ne peut s’assurer du cœur de son Peuple, encore moins du cœur de ses Courtisans, flatteurs, parcequ’ils sont intéressés. Plus un Roi usera des droits du pouvoir arbitraire, & plus il sera craint : Plus il sera craint, & moins il sera aimé. Moins il sera aimé & plus l’adulation, de concert avec la lacheté des Courtisans, tachera de lui persuader, qu’il a gagué <sic> la bienveillance de ses sujets.

Amusement XXXIX. La Cour, I. La Cour en impose au vulgaire par la magnificence & l’éclat. Le sage perce à travers ces dehors trompeurs, écarte les apparences, juge sans partialité parce qu’il éxamine sans prévention. Le Courtisan dépoüillé da sa grandeur extérieure, est rarement admiré. C’est beaucoup, s’il n’est point méprisé. Ce qui doit le consoler, c’est le petit nombre des sages, & le grand nombre de sots. II. Il n’est pas aisé d’écrire sur la Cour. C’est un Paїs, que peu de Courtisans connoissent parfaitement. On peut dire, que la position des lieux varie, suivant les divers caractères des Princes, &, quelque fois, suivant le naturel inconstant du même Prince. Un vieux Courtisan est souvent obligé au commencement d’un Regne nouveau de recommencer son apprentissage. Tel a pratiqué cet art pendant quarante ans, qui, se voit réduit aux premiers éléments. Heureusement, une longue expérience a fait prendre à son esprit cette fléxibilité, qui le mèt en état de recevoir toutes les impressions. Il dévore courageusement toutes les difficultés, il se conforme à la mode avec souplesse, & se plie adroitement à toutes les circonstances. Que ne peut pas l’ambition sur le cœur des mortels ? III. La Fortune est le centre, auquel aboutissent toutes les avenuёs de la Cour. C’est cette Divinité, que tous les hommes encensent. Le Prince est son grand-Prêtre. Les Courtisans sont tantôt sacrificateurs subalternes, tantôt sacrifiés. IV. Leur conduite, comparée à leur caractère, fait un contraste singulier. Ils se piquent de probité, & se soupçonnent mutuellement de fourberie ; ils font l’éloge de la vertu, & ne s’en servent que pour masquer leurs vices. Ils font des Protestations d’amitié à ceux, dont ils concertent la ruine, & dont ils veulent avancer la disgrace. Ils donnent tout à qui n’a besoin de rien, & ne donnent rien à qui a besoin de tout ; Ils n’aiment personne, & feignent d’adorer tout le monde. Ils n’estiment que par cérémonie, & se fâchent qu’on ne les estime pas. Ils se plaignent, quand on les loüe, & se désespérent, quand on ne les loüe pas. Ils déclament contre la flatterie & chérissent les flatteurs. Ils font quelquefois les plus belles réflexions sur la vaine gloire, & n’en profitent jamais. Généreux par intérêt, gais par nécessité, humbles devant leurs égaux par habitude, fiers envers leurs inférieurs, pour s’indemniser de leurs bassesses, leurs vertus coulent rarement de source ; leurs vices mêmes sont souvent empruntés. Ils ne sont presque jamais maîtres d’eux-memes. Ils se sont livrés de bonne heure à la Fortune, qui prend sur eux un ascendant, qui les tirannise, au préjudice même de leurs penchans vertueux. La Cour opére les plus étranges métamorphoses. Tel qui est né franc, désintéressé, compatissant, y devient le plus artifi-cieux, le plus intéressé & le plus dur de tous les hommes. Mais aussi tel est naturellement brusque, grossier, opiniâtre, qui, à cette école, devient doux, poli, insinuant, souple. En général, l’air, qu’on respire dans ce paїs là, est très mal sain pour les tempéramens vertueux. V. Le Courtisan peut se définir : un être maniéré. Considérez le en détail : C’est là tout son mérite. Façonner son ame à la dissimulation, se faire une loi de la fourberie, flatter ses ennemis, quand ils sont en place, les détruire, quand l’occasion s’en présente, se débarasser honnêtement des amis inutiles, s’étaїer de puissans protecteurs, qu’il caresse tout haut & qu’il méprise tout bas, s’accommoder aux caprices d’autrui, déguiser ses menées sous l’ombre de sincérité, rendre sourdement de mauvais offices, culbuter un Emule & lui dérober la connoissance de la main d’où le coup part, soutenir avec un dépit muёt les disgraces les plus accablantes, mettre un prix à ses moindres complaisances, voiler des chagrins cuisans sous un front sérein, avoir un visage docile, non aux mouvemens de l’ame, mais à ses intérêts ; voilà à peu près le Courtisan. En voir un, c’est les voir tous. Ce n’est pas, qu’il ne s’en trouve, dont le mérite réel fait exception à la régle. Mais qu’ai je à faire de les distinguer ? Ils se distingueront bien assez d’eux mêmes. VI. Le Courtisan est Comédien. Il n’a point de passions à lui : il ne représente que celles de la Cour. Son rôle est appris depuis lon-tems, il ne fait que le répéter. Il ne lui est pas permis d’aimer ce qui lui plait, de faire ce qu’il doit, de dire ce qu’il pense. Il a renoncé à ses goûts, à ses plaisirs, à sa liberté. Tout au plus, il peut souhaiter ce qu’il veut. Mais son cœur, sans cesse promené de desirs en desirs, n’est jamais libre, n’est jamais content. Si le Courtisan ne vivoit pas dans une dissipation continuelle, il seroit le plus malheureux des hommes. Encore, malgré cela, presque tous les instants desa <sic> vie sont ils marquez au sçeau de l’ennui. Il ne vit pas. Savie <sic> n’est qu’un songe, pendant lequel il a été le joüet de mille illusions différentes, tantôt soutenu par l’espérance, tantôt abattu par la crainte, toûjours la victime de son ambition, jamais à lui-même. VII. Il faut plus de génie qu’on ne pense, pour être habile Courtisan ; pour venger les injures & les dissimuler, pour cacher la vérité & affecter la franchise, pour médire avec subtilité & se soustraire à la médisance la plus clairvoїante, pour paїer, comme a dit quelquun, les bienfaits de paroles, les services de promesses, les dettes de menaces, pour surpasser un Peuple de Rivaux. On se mine, on se contremine mutuellement. On s’observe, on cherche à s’élever sur les ruines d’autrui. Dans chaque Courtisan on voit quelquefois un Ennemi, souvent un Rival, toujours un Envieux. Rien ne leur échappe. VIII. Le Rôle de Favori est le plus difficile à joûer. Il est beaucoup plus aisé de parvenir à la faveur, qu’il ne l’est de s’y soutenir. On y parvient par le choix éclairé ou non du Prince. On ne s’y soutient lontems que par un grand mérite. Pour y parvenir, il ne faut guére qu’avoir plû ; pour s’y soutenir, il faut savoir toûjours plaire. Pour y parvenir, une bagatelle suffit quelquefois ; pour s’y soutenir, il faut de l’artifice & de la vertu, à moins qu’on n’aît affaire à un Prince foible, tel que Loüis XIII. par éxemple, qui haїssoit Richelieu & n’avoit pas la force de l’éloigner. IX. Le Favori est environné d’Argus. Quelle Politique ne doit il pas avoir, pour se maintenir parmi tant de Politiques consommez, tous, ses amis au dehors, tous, ses ennemis au de dans, amis par rapport à leurs intérêts, ennemis, parce que la jalousie leur montre un autre qu’eux mêmes dans la place, qu’ils croїent seuls mériter. Quelle addresse pour modérer les ressentimens de l’envie, pour en arrêter les complots, pour les faire avorter, quand ils sont découverts, pour conserver la confiance du Prince, quand tout conspire à la faire perdre, pour s’emparer entiérement de son cœur, attaqué, pour ainsi dire, par toute la Cour ? X. Il est entouré d’une foule de Grands, accoûtumez à mal penser d’autrui, parce qu’ils ne peuvent bien penser d’eux-mêmes. La douceur & la politesse, qui peuvent tant sur le Peuple, ne peuvent rien sur eux. Ils n’attachent leurs regards que sur les imperfections. Il a tout à redouter de la sévérité d’un pareil examen. Trop élevé pour n’être pas vû, trop homme pour ne pas faire des fautes, il est toûjours incertain du tour, qu’on donnera à ses actions. S’il a de bonnes qualités, on n’en convient pas : Si l’on est forcé d’en convenir, on leur en oppose de mauvaises, on diminuё ses vertus, on éxagere ses défauts ; on glisse légérement sur le bon, on appuїe sur le mauvais. Si sa conduite ne donne point de prise à la censure, on dit, ou bien, qu’il ne fait que son devoir, ou bien, qu’il sait cacher finement son jeu. XI. La faveur est l’écüeil de la Cour le plus dangereux pour la vertu. Qu’il est difficile de conserver son integrité, sa droiture ! Pour monter aux grandeurs, la meilleure posture, Auprès d’un Jupiter, c’est celle de Mercure. Si l’honneur s’en ressent, l’orgüeil s’en aplaudit. Le Favori doit dire la verité à son Maître. Mais il a rarement ce courage. Il trouve mieux son compte (…) se liguer avec les passions du Prince, à étudier ses foibles, à les seconder, à lui applanir la route du vice. Le sort du Peuple est presqu’entre ses mains. Il est le canal par lequel passent les graces de la Cour. Une cléf d’or ouvre souvent ce canal ; & quand on est tenté si souvent, il est bien mal-aisé de ne pas se laisser séduire. Le tour du bâton a tant d’attraits. Un Favori, honnête homme, est un Phénix. Un Roi, sans Favori, est un Héros. XII. La fortune apprend au Favori à se méfier d’elle. Il est voisin du Thrône, mais entre le Thrône & lui, il y a un précipice, dont il ne peut se garantir sans miracle. L’Histoire est remplie de Favoris disgraciés. Il est assez aisé d’acquérir la faveur des Princes ; mais il est encore plus aisé de la perdre. Un Favori demain sur un triste échaffaut, Doit peut être à genoux apprendre ce qu’il vaut. Telle est la bizarerie du destin. A la Cour, le bonheur ne tient qu’à un fil. Le Comte d’Essex perd la tête, précisément, parce qu’il a été aimé de sa Souveraine. Milord Gowry paїa de sa vie l’inclination qu’avoit pour lui Anne de Dannemarc, Reine d’Angleterre. Valensuéla, petit Commis au Bureau du Pére Nitard, n’auroit pas passé 20. ans en éxil dans l’Amérique, s’il n’avoit pas gagné les bonnes graces de la reine d’Espagne. Mentzikof, qui devint avec une étonnante rapidité, de Garcon Patissier, Prince & Felt-Maréchal, n’auroit pas été réduit à une Rouble par jour en Sybérie, s’il n’avoit pas été Favori de Pierre le Grand. Il n’auroit pas Frisé la Corde, s’il n’avoit Frisé la Couronne. XIII. L’amour-propre est absolument nécessaire à un Favori. Il seroit très malheureux au sein de son élévation, s’il ne se flattoit d’un sort plus heureux, que ceux qui ont fourni la même carriere, s’il ne s’aveugloit sur la chûte qui l’attend. L’Ambitieux n’existe que dans l’avenir, le Favori n’existe que dans le présent. Il ne peut se promettre un réveil heureux. Il se couche dans la faveur, peut être se levera t’il dans la disgrace. Il a la place la plus haute, & en même tems la plus dangereuse, parce qu’elle est la plus enviée. Il a d’autant plus à craindre, qu’il est plus élevé. L’amitié même du Prince est quelquefois la cause de la ruine de ceux, qui en sont honorez. Mortimer demeura deux jours & deux nuits pendu à la potence de Tyburn, pour avoir signé par ordre d’Edoüard III. le Traité, par lequel le Prince se désistoit de ses prétentions sur l’Ecosse. Strafford paїa cher la confiance de Charles I. Le Baron de Goёrts perdît la tête, pour avoir fidellement servi Charles XII. aux dépens de sa Patrie. Les Rois sacrifient souvent leur Favori à la Politique. Rien n’est si dangereux, que de leur donner des conseils. On se rend caution des événemens, dont toute la prudence humaine ne sauroit assurer la réussite. Aussi un Favori, dont les avis étoient toûjours les meilleurs & les plus malheureux, disoit-il : « Je ne puis répondre, que de ce qui dépend de moi, de la justesse du dessein. L’éxécution dépend de mille personnes, & surtout de la fortune, qui n’est aux gages de qui que ce soit. » XIX. La fin malheureuse de la plupart des Favoris ne fait aucune impression sur les Courtisans. Leur ambition n’est point refroidie. Ils courent à la faveur, comme au bien le plus précieux. C’est leur idole. Ils imaginent, qu’il y a une espèce de gloire à tomber de si haut. Leur passion leur découvre des charmes dans une grandeur même funeste. Je doute pourtant, qu’un Favori éxilé trouve dans le souvenir de son élevation passée des ressources, qui le dédommagent du rang, dont il est déchu. Dans le malheur, c’est un surcroit d’infortune, que de se rappeller le bonheur, dont on a joüi. Le Prince, en ôtant à son Sujèt son amitié, devroit lui ôter aussi la mémoire. La faveur l’énorgueillissoit ; la mémoire le désespère en l’humiliant. Mais revenons au Courtisan. XV. Le Peuple euvie <sic> la félicité des Courtisans ; il penseroit plus sensément, s’il sçavoit, combien cette félicité est fausse, fragile, inquiéte ; combien de soins elle leur coute ; combien peu ils en sont eux-mêmes satisfaits ; quel vuide affreux elle laisse dans leur cœur, sans cesse agité ; de quels remords elle est souvent accompagnée. Chose étrange ! Ils sont les premiers à connoître tous les désagrémens de leur état ; & néanmoins ils ne le quittent qu’à leur corps défendant. Tel a un pié dans l’autre monde, qui songe à de nouveaux honneurs dans celui-ci. Après cela, comment voulez-vous, que le Peuple n’adore pas la Cour, qu’il voit faire les délices de ceux, qui n’y trouvent que des dégoûts, & qui devroient s’en retirer, du moins par lassitude ? Comment l’empire de la fortune ne se perpétueroit-il pas, puisque ceux de ses Adorateurs, avec lesquels elle en agit le moins poliment, ne laissent pas de faire toûjours fumer l’encens sur ses Autels. XVI. Les Femmes ne joüent pas à la Cour un grand Rôle, mais elles en joüent un, très flatteur : elles gouvernent par le moien de leurs Amans & de leurs Maris. Ce Ministère de contrebande leur plait d’autant plus, qu’il est sécret. Ajoutez à cela, qu’elles aiment naturellement le Cérémonial, les hommages, l’éclat, & que leur esprit, ordinairement minutieux, se nourrit des bagatelles de la Cour ; & vous aurez en abrégé les raisons, qui font que les Dames s’en dégoûtent beaucoup plus rarement, que les hommes. A l’âge de quatre-vingts ans, elles ne songent pas encore à la retraite. Elles aiment à y tenir par quelque endroit, n’y figurassent elles qu’en rang d’antiquailles. Nous nous lassons de la vertu, nous nous lassons de la galanterie, nous nous lassons du jeu ; nous ne nous lassons jamais de la Cour. Nous sommes faites pour briller ; & où brille t’on plus ? La vanité nous y retient plus que l’ambition. XVII. A la cour, on n’arrive son but, que par des sentiers détournez, car la voïe la plus droite est rarement la plus courte. Ces sentiers détournés sont extrêmement pratiquez, & en même tems si étroits, qu’on ne sauroit y faire un pas sans renverser un concurrent, ou sans en être renversé. XVIII. Les Courtisans se sacrifient à leur Prince ; mais leurs vûes sont différentes. Les uns, poussez par un principe d’honneur, se sacrifient parcequ’ils sont necessaires au Prince : Les autres, guidez par l’intérêt, se sacrifient, parceque le Prince leur est nécessaire. Les premiers ont ordinairement de la vertu ; les seconds n’ont ordinairement que du manège. Les premiers seroient distinguez, quand même ils ne seroient, que simples particuliers. Les seconds retomberoient dans le néant, si le Prince retiroit sa main bienfaisante. Les uns sont utiles à la Cour ; la Cour est utile aux autres. XIX. Parler peu, est à la Cour une vertu, qui dispense, en cas de besoin, de penser beaucoup. Le silence y fait passer pour sage tel dont le babil eût découvert, qu’il n’est qu’un sot. Se taire dénote souvent un esprit borné. Mais, comme il est assez difficile, même au stupide, de se taire, on doit savoir bon gré aux Courtisans d’en avoir fait une qualité essentielle. XX. Tout est politique à la Cour. Mais le grand art est de cacher l’art. Cette étude est pénible. Mais elle est facilitée par les modèles, qu’on a sous les yeux. Le génie du Courtisan n’est que pure imitation. L’habileté, c’est de choisir de bons Originaux, & de les bien copier. On paroit soi-même original. XXI. Les Courtisans se regardent comme les espions les uns des autres. Delà la méfiance, les soupçons, les jalousies. Ils ne peuvent compter sur l’amitié de qui que ce soit. Ils sont privés du plus doux agrément de la vie. Car est-il de plaisir comparable à celui de l’amitié ? N’avoir pas un Ami, auquel on puisse ouvrir son cœur, qu’on intéresse dans ses peines & dans ses plaisirs, avec qui l’on s’entretienne de ce qu’on a vu, de ce qu’on a oüi, de ce qu’on déviné, n’avoir que soi-même pour confident, ne parler jamais qu’en tremblant, quel supplice ! De tous les hommes, le Courtisan est celui, à qui un fidelle ami est le plus nécessaire ; & c’est précisément celui, qui goute le moins les douceurs d’une liaison étroite & sincére. XXII. A la Cour, le début décide quelquefois de la fortune d’un jeune homme. Soiés modeste, réservé, poli, galant, vous serés, à coup sur, remarqué ; c’est déjà beaucoup, que d’être distingué dans la foule. Continués sur ce ton-là ; plaisés aux distributeurs des graces ; & faites leur sentir, que vous avés envie de leur plaire : voilà votre fortune faite. La Jeunesse débute ordinairement assés mal. Présomtueuse, indiscrette, vaine, impatiente, étourdie, elle fait mille fautes. Les Ministres les comptent éxactement. Un jeune Seigneur voit, mais trop tard, que sa conduite a été éclairée, que sa réputation est délabrée, qu’on ne le lui a rien pardonné. Il se dépite contre la lenteur des bienfaits du Prince. Il se retire de la Cour. Personne ne le trouve à dire : Il veut y rentrer. On le siffle. Renoncer au service de son Maître, c’est un crime, que les Rois ne pardonnent jamais. Peut être oublieroient-ils plus aisément un crime, qu’un dépit. XXIII. J’ai oüi un riche Courtisau <sic> faire l’éloge de la médiocrité & de la retraite. Voilà un motif de consolation pour les personnes, qui sont dans l’un ou l’autre de ces états. Pauvres ! Bourgeois ! Païsans ! Vous vous plaignés de votre condition : Vous voiés d’un œil jaloux la magnificence des Grands : Vous étes ébloüi de leur train nombreux, de leurs snperbes <sic> équipages, de la somtuosité de leur table, de l’étalage du Cordon blanc ou bleu, de la flatteuse qualification d’Excellence, & surtout de l’accès qu’ils ont auprès du Prince. Vous les croiés heureux. Vous pensés, que les plaisirs s’empressent à naître sous leurs pas. Mais, que nos idées sont fausses ! Que vous connaissés mal la Cour ! Ces seigneurs, dont vous enviés le sort, sentent eux-mêmes, qu’ils courent après un bonheur, qui s’obstine à les fuir. Il en est, qui sont dégoutés de tout cet appareil de grandeur, l’objèt de vos désirs les plus empressés. Les plus sensés souhaiteroient n’avoir jamais vû la Cour ; la plupart se promettent de s’affranchir un jour de cette captivité par une retraite honorable. Tous conviennent, que la véritable félicité en est bannie. Le Propriétaire d’une petite Terre est infiniment plus satisfait : C’est un Monarque heureux au sein de ses Etats ; Tous ses plaisirs sont purs, variés, délicats ;En goûtant tous les jours de nouvelles délices,Il acquiert des vertus, il triomphe des vices :Loin du pavé du monde, assis sur le Gason ;L’homme plus attentif écoute sa raison :La campagne est l’école, où la Nature enseigneAu Roi des Animaux la grandeur de son Régne. Il est si vrai, que la félicité du Laboureur est plus réelle, que ne l’est celle du Courtisan, qu’il semble, que la Nature elle mème ait pris soin de nous l’apprendre. Lisés une déscription d’une Fête donnée dans quelque Cour : Lisés ensuite une églogue de Fontenelle. Les plaisirs des Courtisans vous paroitront autant au dessous de ceux des Bergers, que les agrémens d’une Femme du bel air sont au dessous des appas naturels d’une jolie Bergère. Combien est-il de gens, auxquels l’énumération des trésors de Crésus n’arracheroit pas le moindre souhait ? Combien en est il, qu’un détail circonstancié d’un Bal ou d’une Cerémonie brillante ne tireroit pas de leur assiette naturelle ? Mais qu’il en est peu, qui ne soient touchés de la vive peinture, que fait Madame des Houlières de la vie Champètre ! Qu’il en est peu, qui puissent froidement lire ces vers du Virgile François ! Les Bergers d’un Hameau célébroient une Fête ; Chacun d’eux plus paré méditoit sa conquète,Ne respiroit qu’Amour, & n’étoit appliquéQu’au soin de voir, de plaire, & d’être remarqué,Ce soin, mais plus secret, occupoit les Bergères ;On avoit pris conseil des ondes les plus claires,On avoit dérobé des fleurs aux prés naissans,Rien n’étoit oublié des secours innocens, Qu’en ces lieux la Nature & si simple & si bellePeut recevoir d’un Art presqu’aussi simple qu’elle.Ici, sous des Rameaux exprès entrelacés,Ou joüoient les Raïons, dont ils étoient percés,On formoit tour-a-tour des danses différentes :Heureux ceux qui tenoient la main de leurs amantes !Là dans une campagne on disputoit un prix ;L’amour plus que la gloire anime les esprits :Les Belles aux Bergers inspirent de l’addresse ;Heureux qui met le prix aux piés de sa maitresse !Tout l’air retentissoit du bruit confus & douxDes Flutes, des Hautbois, & des Oiseaux jaloux &c. Le Païsan a encore cet avantage sur le Courtisan, qu’il est véritablement utile à sa Patrie. A quoi sont bons la plupart des Grands ? A ramper, à boire, à dormir, à manger. « Je ne sais, dit un Moderne, lequel est plus estimable, d’un Païsan, qui enrichit l’Etat par la Culture des terres, ou d’un Courtisan, qui sait à quelle heure le Roi se couche & se léve. » Je le sai bien, moi : les Princes ne le sauront ils jamais ? XXIV. Plus un Prince est puissant, & moins il peut s’assurer de l’affection de ceux qui lui font la Cour. Envain la flatterie lui prodigue t’elle les titres les plus brillans, envain le compare t’elle aux Titus, aux Trajans, envain fait elle bourdonner autour de ses oreilles les noms de Pére de la Patrie, de délices de ses sujèts ; envain une Cour nombreuse s’empresse t’elle à lui rendre les hommages les plus respectueux. Tous ces dehors ne sauroient le rassurer contre les soupçons, que lui donne l’usage qu’il fait du pouvoir suprème. Il doutera toujours de la sincérité des loüanges ; il sera toujours incertain des sentimens, dans lesquels le Peuple & la Noblesse sont à son égard : Il sera toujours en droit de craindre, que l’encens qu’on lui offre ne lui soit uniquement présenté par les mains de l’intérèt. Est-ce regner, que de régner dans cette incertitude ? « Le plus heureux de mes sujéts, disoit Henri IV. c’est celui qui ne m’a jamais vû. » On peut dire avec autant de vérité, que le plus malheureux des Princes est celui, qui, abusant de la Souveraine Puissance, ne peut s’assurer du cœur de son Peuple, encore moins du cœur de ses Courtisans, flatteurs, parcequ’ils sont intéressés. Plus un Roi usera des droits du pouvoir arbitraire, & plus il sera craint : Plus il sera craint, & moins il sera aimé. Moins il sera aimé & plus l’adulation, de concert avec la lacheté des Courtisans, tachera de lui persuader, qu’il a gagué <sic> la bienveillance de ses sujets.